Droit de la propriété publique
le 15/12/2022
Astrid BOULLAULT
Victoria GOACHET
Gaëlle COLLIN
Louis MALBETE
Alexandre VANDEPOORTER

Attribution de droits sur le domaine privé : la liberté retrouvée ?

Par un arrêt en date du 2 décembre dernier, le Conseil d’État a jugé que la mise à disposition de dépendances du domaine privé n’était pas soumise à des mesures de publicité et de sélection préalables, contrairement à ce qu’il advient de l’attribution de droits sur les dépendances du domaine public qui accueillent une activité économique. Par un énoncé clair et apparemment sans nuance, mais malheureusement très théorique et peut-être pas adapté à la réalité européenne des affaires (II), la décision du Conseil d’État entend donc mettre un terme à un débat qui a fait couler beaucoup d’encre jusqu’ici (I).

 

1. Les termes du débat

La décision du Conseil d’État peut ne pas surprendre d’un certain point de vue. Il est entendu en effet que les textes nationaux ne posent aucune obligation de publicité et de sélection préalable lorsqu’il s’agit de mettre à la disposition d’un opérateur économique des dépendances du domaine privé, via des baux civils, des baux à construction, des baux commerciaux ou autres. L’obligation de publicité et de sélection préalable introduite par l’ordonnance du 19 avril 2017 ne concerne en effet que les seules autorisations d’occupation du domaine public[1] : l’article L. 2122-1-1 du Code général de la propriété des personnes publiques indique : « sauf dispositions législatives contraires, lorsque le titre mentionné à l’article L. 2122-1 permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester ».

Il n’est donc pas de sujet en droit national. Mais le droit national est en grande partie le fruit du droit européen. Or, sur le terrain du droit européen, le sujet est nettement moins clair. On sait que la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, au titre de la directive Services 2006/123 en date du 12 décembre 2006, que les conventions qui ont pour objet de permettre à un opérateur économique d’occuper un bien public peuvent « être qualifiées d’autorisations, au sens des dispositions de la directive 2006/123, en ce qu’elles constituent des actes formels, quelle que soit leur qualification en droit national, devant être obtenus par les prestataires, auprès des autorités nationales, afin de pouvoir exercer leur activité économique ». En conséquence, « l’octroi d’autorisations, lorsque leur nombre est limité en raison de la rareté des ressources naturelles, doit être soumis à une procédure de sélection entre les candidats potentiels, laquelle doit répondre à toutes les garanties d’impartialité et de transparence, notamment de publicité adéquate »[2].

En conséquence de cette décision, pour bon nombre d’auteurs, il fallait en conclure que « les dispositions de la directive Services imposent donc bien une procédure d’attribution transparente lorsque l’autorisation domaniale est nécessaire à l’exercice d’une activité économique ». En clair, « cela signifie en pratique que les collectivités publiques ne peuvent plus délivrer de titres d’occupation domaniale – que ce soit par voie contractuelle ou par voie unilatérale – sans, lorsqu’il s’agit d’autoriser l’exercice d’une activité économique sur le domaine, mettre en œuvre une procédure transparente supposant, au minimum, une publicité préalable »[3]. Et un auteur soulignait que la solution devrait valoir aussi bien pour le domaine public que pour le domaine privé tant « le droit de l’Union européenne se moque des qualifications nationales » et tant « la solution consacrée par l’arrêt de la Cour de justice n’est pas réservée à l’occupation du domaine public »[4].

La doctrine administrative était moins nuancée encore : « il résulte de cette jurisprudence Promoimpresa que la délivrance de titres sur le domaine privé doit garantir dans les mêmes termes le respect des principes d’impartialité, de transparence et d’égalité de traitement des candidats. Ainsi, les autorités gestionnaires du domaine privé doivent donc mettre en œuvre des procédures similaires à celles qui prévalent pour le domaine public et qui sont précisées par les articles L. 2122-1-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques »[5]. Et elle précisait un peu plus tard : « il demeure que cette jurisprudence ne fait aucune distinction entre l’occupation du domaine public ou du domaine privé pourvu que l’autorisation administrative qui est sollicitée permette l’exercice d’une activité économique dans un secteur concurrentiel. C’est pourquoi la réponse ministérielle n° 12868 du 9 janvier 2019 précise que si l’ordonnance n’a pas expressément modifié, en droit interne, les règles régissant l’attribution des titres d’occupation sur le domaine privé des personnes publiques, il apparaît que, sous réserve de l’appréciation souveraine du juge, le respect des principes d’impartialité, de transparence et d’égalité de traitement des candidats doit être garanti par les autorités gestionnaires dans des conditions équivalentes à celles qui prévalent pour le domaine public et qui sont précisées par les articles L. 2122-1-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques »[6].

Les juridictions administratives[7] et judiciaires[8] du fond ont du reste elles-mêmes parfois emprunté ce chemin, en acceptant de faire application de la directive Services et d’apprécier si la dépendance du domaine privé concernée devait ou non être considérée comme un « bien rare ».

Le sujet demeurait toutefois très partagé en doctrine, plusieurs auteurs considérant que la jurisprudence Promoimpresa ne trouvait pas à s’appliquer au domaine privé, et ce au motif – schématiquement – que l’attribution de droits sur le domaine privé demeurait une opération de pur droit commun, une opération que les propriétaires publics ne pratiquaient pas autrement que des bailleurs classiques[9].

 

2. La portée et le fondement de la décision du Conseil d’Etat

C’est cette autre façon de voir que la Cour administrative d’appel de Bordeaux avait récemment retenue : elle avait considéré que la conclusion d’un bail emphytéotique de droit commun sur l’hôtel du palais, qui appartenait au domaine privé de la ville de Biarritz, ne pouvait pas être analysée comme une « autorisation » au sens de la directive Services, telle qu’interprétée par la décision Promoimpresa, et n’était donc pas soumise à des obligations de publicité et de mise en concurrence préalables[10]. Et c’est sur le pourvoi en cassation introduit contre cette décision, que le Conseil d’État a trouvé l’occasion de trancher le sujet. Il a jugé qu’il « ne résulte ni des termes de cette directive ni de la jurisprudence de la Cour de justice que de telles obligations s’appliqueraient aux personnes publiques préalablement à la conclusion de baux portant sur des biens appartenant à leur domaine privé, qui ne constituent pas une autorisation pour l’accès à une activité de service ou à son exercice au sens du 6) de l’article 4 de cette même directive ». La portée de l’énoncé est claire. Son fondement l’est également. Mais il suscite toutefois bien des réserves en l’état.

Le fondement de cette distinction entre domaine public et domaine privé se comprend à la lecture d’une décision rendue le même jour par le Conseil d’État, mais cette fois à propos du domaine public (les courts de tennis du jardin du Luxembourg à Paris). Il a jugé que « en autorisant l’occupation d’une partie du jardin du Luxembourg, qui appartient au domaine public, le Sénat doit être regardé comme exerçant un rôle de contrôle ou de réglementation, et donc comme constituant une autorité compétente au sens de cette directive », si bien que « le titre d’occupation en litige, qui constitue un acte formel relatif à l’accès à une activité de service ou à son exercice, délivré à la suite d’une démarche auprès d’une autorité compétente, constitue donc une autorisation au sens de la même directive »[11].

Les conclusions de la rapporteure publique éclairent plus encore le raisonnement retenu. Elles envisagent tout d’abord deux interprétations possibles de la directive Services. L’une est extensive : un bail de droit privé ou autre contrat de mise à disposition du domaine privé est fatalement une « autorisation » au sens de la directive Services, parce que le contrat est un préalable nécessaire à l’activité économique ; pour l’hôtel du palais à Biarritz, il faut comprendre que « le bail serait nécessaire pour permettre au locataire d’exploiter l’hôtel et donc pour exercer l’activité économique correspondante », si bien que celui-ci constituerait une « autorisation » au sens de la directive, qui lui serait alors applicable.

Une autre approche repose cette fois sur une interprétation stricte de la notion d’« autorisation » au sens du droit européen et s’articule autour d’un critère : « il s’agit en effet d’analyser si la personne publique agit comme une personne privée, comme un propriétaire ordinaire dans les conditions de droit commun […] ou si elle se comporte comme une administration qui délivrerait une autorisation d’exercer une activité économique ». Selon la rapporteure publique, cette voie, plus étroite, serait plus conforme à la lettre même de la directive Services, parce que son article 4 définit l’« autorité compétente » en charge de délivrer l’« autorisation » comme étant plus précisément « tout organe ou toute instance ayant, dans un État membre, un rôle de contrôle ou de réglementation des activités de services… ». Partant, « n’est pas une autorité compétente délivrant une autorisation au sens de la directive une administration qui se comporte comme un opérateur ou bailleur privé, gérant son domaine privé sans prérogative particulière ». Et elle en conclut que, dans la pratique, « ce critère recoupera très largement la distinction entre domaine public et domaine privé ». Pourquoi ? Apparemment, parce que « un titre d’occupation du domaine public sera toujours une autorisation au sens de la directive », et ce parce que le domaine public ne peut, « par essence, pas faire l’objet d’une occupation ou d’une utilisation privative sans titre par une personne privée » [12].

Si le fondement est clairement identifié, il suscite toutefois la réflexion. Certains relèveront que l’occupation du domaine privé par un opérateur privé n’est pas non plus possible autrement que par l’attribution d’un titre. Il est vrai que la nature du titre n’est pas le même : les titres d’occupation du domaine public sont des actes et/ou des contrats de droit public, contrairement aux baux emphytéotiques de droit commun ou autres baux commerciaux. Il reste que la distinction (régime exorbitant de droit public et régime de droit commun) n’est pas toujours attachée à la nature du domaine : un bail emphytéotique administratif sera toujours un acte soumis à un régime exorbitant, alors même qu’il peut porter sur le domaine privé[13]. Au-delà, la distinction est un produit fabriqué par le droit national, qui demeure étranger au droit européen et qui ne devrait donc pas emporter d’incidence sur le champ d’application de la directive Services. Il est vrai aussi, et peut-être surtout, que les biens du domaine public se distingue des biens du domaine privé par la circonstance qu’ils sont affectés à une utilité publique[14] : ils sont affectés « à l’usage direct du public » ou « à un service public pourvu qu’en ce cas il fasse l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public », si bien qu’ils doivent en conséquence être soustraits d’un régime de droit commun à tous. Mais il reste qu’il existe bon nombre de dépendances qui ne sont absolument plus affectées à une utilité publique, et qui demeurent pourtant dans le domaine public, faute de déclassement formel[15].

Sans doute discutable dans son fondement, les décisions du Conseil d’État du 2 décembre dernier emportent en tout état de cause des conséquences qu’on peine à justifier sur le terrain économique, et donc au titre du jeu de la concurrence, que la directive Services a pourtant pour objet de garantir. Comme le relève un auteur, « le raisonnement tenu dans le second arrêt aurait pourtant fort bien pu être développé dans le premier, sauf à attacher à la distinction entre domaine public et domaine privé des conséquences qui ne lui sont absolument pas reconnues par le droit de l’Union européenne ». Et il ajoute : « on ne peut au surplus que s’interroger sur les prémisses d’un raisonnement aboutissant à imposer une mise en concurrence pour l’exploitation de six courts de tennis pendant quinze ans et l’excluant pour celle d’un palace pendant soixante-quinze ans »[16].

Les quelques lignes qui précèdent n’épuisent évidemment pas le sujet ; elles entament à peine un sujet décidément « croustillant », sur lequel il faudra très prochainement revenir plus en détail.

Astrid BOULLAULT, Victoria GOACHET, Gaëlle COLLIN, Louis MALBETE et Alexandre VANDEPOORTER.

 

[1] C. Maugüé et P. Terneyre, « Ordonnance domaniale, un bel effort pour la modernisation du CGPPP », AJDA 2017, p. 1606

[2] CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa, C-458/14

[3] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean-Bouin… », AJDA 2016, p. 2176 ; G. Clamour, « Une nouvelle donne pour l’occupation domaniale », Revue Contrats et marchés publics, mai 2017 ; C. Maugüé et P. Terneyre, « Ordonnance domaniale, un bel effort pour la modernisation du CGPPP », AJDA 2017, p. 1606 ; N. Foulquier, « Une habilitation pour une réforme peut-être importante des titres domaniaux », RDI 2017. 96

[4] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean-Bouin… », AJDA 2016, p. 2176

[5] Réponse ministérielle du 29 janvier 2019 publiée au Journal Officiel de l’Assemblée nationale, p.861 en réponse à la question n° 12868 du 2 octobre publiée au Journal Officiel de l’Assemblée nationale, p. 8657

[6] Réponse ministérielle du 10 septembre 2020, publiée au Journal Officiel du Sénat, p. 4096, en réponse à la question n° 16130 du 21 mai publiée au Journal Officiel du Sénat, p. 2298

[7] CAA Lyon, 22 octobre 2020, req. n°018LY04739 

[8] TJ, Le Mans, 19 août 2021, req. n°20/00813

[9] C. Emery, « Domaine privé et mise en concurrence : quand le ministre se trompe », JCP A, 2019, n°2081 ; N. Foulquier, « Pas de procédure de sélection pour la location du domaine privé », RDI, 2022, p. 171

[10] CAA Bordeaux, 2 novembre 2021, req. n°19BX03590

[11] CE, 2 décembre 2022, req. n°455033

[12] Conclusions de Mme Cécile Raquin, sous les arrêts, CE, 23 décembre 2022, req. n°460100, req. n°450033

[13] Article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales

[14] Article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques

[15] Article L. 2141-1 du Code général de la propriété des personnes publiques

[16] F. Melleray, « Retour à Biarritz », AJDA, 2022, p. 2369