Finances / fiscalité : responsabilité pour faute de l’administration fiscale à l’égard des collectivités

Par un arrêt du 19 juillet 2024, le Conseil d’Etat, saisi par la commune de Saint-Aubin, a rappelé les circonstances dans lesquelles une faute commise par l’administration fiscale lors de l’exécution d’opérations se rattachant aux procédures d’établissement ou de recouvrement de l’impôt est de nature à engager la responsabilité de l’Etat à l’égard d’une collectivité territoriale ou de toute autre personne publique si elle lui a directement causé un préjudice.

Dans cette affaire, la commune de Saint-Aubin a demandé, le 14 décembre 2018, au ministre de l’Action et des Comptes Publics le versement d’une indemnité de 1.473.731 euros en réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi à raison de l’insuffisance d’imposition aux taxes foncières sur les propriétés bâties et non bâties du commissariat à l’Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives (CEA) et de la société civile Synchrotron Soleil au titre des années 2016 et 2017.

En l’absence de réponse à sa demande, elle a saisi le Tribunal administratif de Versailles d’une demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité du même montant en réparation de la perte de recettes fiscales correspondant.

Par le jugement attaqué du 28 octobre 2021, le Tribunal administratif de Versailles a reconnu la responsabilité de l’Etat et l’a condamné au versement de l’indemnité demandée. Néanmoins ce jugement a été annulé par la Cour administrative d’appel de Versailles qui a considéré qu’en l’absence de circonstances particulières, qui auraient dû, selon elle, nécessairement conduire l’Administration à réexaminer la situation de cet organisme, la demande indemnitaire devait être rejetée. Celle-ci a fait application de la jurisprudence dite « commune de Cherbourg-Octeville acte II » (CE,16 juillet 2014, commune de Cherbourg-Octeville, n° 361570) qui prévoit que :

« 11. Considérant qu’à la date du courrier du 19 juillet 2004 par lequel la commune de Cherbourg-Octeville a attiré l’attention des services fiscaux sur une possible sous-évaluation des bases d’imposition à la taxe professionnelle de la DCN, les bases déclarées au titre d’années antérieures à 2001 ne pouvaient plus faire l’objet de rehaussements ; que la circonstance que les services fiscaux n’aient pas spontanément engagé, avant l’expiration du délai de reprise, une vérification des bases déclarées par la DCN de 1996 à 2000 au titre de son établissement de Cherbourg-Octeville n’est pas, à elle seule, de nature à caractériser une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat, en l’absence de circonstances particulières qui, alors même que la taxe professionnelle est un impôt déclaratif, auraient dû nécessairement conduire l’administration à engager une vérification et à procéder à un rehaussement des bases d’imposition ; que l’existence de litiges portant sur les cotisations de taxe professionnelle dues par la DCN au titre d’années plus anciennes, invoquée par la commune, ne constitue pas une telle circonstance particulière »

Le Conseil d’Etat vient sanctionner ce raisonnement estimant que la faute invoquée procédait non d’une abstention des services fiscaux à contrôler les éléments déclarés par le CEA, mais de l’application erronée par l’administration fiscale d’une exonération tenant au seul statut du contribuable.

Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de rechercher si la Commune avait signalé cette erreur dans le délai de reprise et s’il existait des circonstances particulières devant conduire à une rectification spontanée des bases d’imposition de l’assujetti. Dit autrement l’erreur de droit commise par l’administration en matière fiscale constitue une faute qui permet aux collectivités locales d’engager la responsabilité de l’Etat.

L’arrêté de cessibilité n’a pas à être notifié au preneur à bail d’un bien immobilier et Le délai de recours contentieux introduit par le preneur court à compter de la publication de l’arrêté de cessibilité

Par arrêté du 16 octobre 2020, le Préfet du Val-de-Marne a déclaré cessibilité au profit d’Ile-de-France Mobilités les parcelles et droits réels nécessaires à la réalisation de la ligne de bus en site propre dite « Tzen 5 » sur le territoire de la commune de Vitry-sur-Seine.

Parmi les parcelles déclarées cessibles, l’une d’elle est occupée par une société titulaire d’un bail commercial. Cette dernière, en sa qualité de preneur à bail d’un bien immobilier, a introduit un recours en excès de pouvoir à l’encontre dudit arrêté de cessibilité.

La société titulaire du bail commercial contestait la tardiveté de son recours contentieux en arguant du fait que l’arrêté de cessibilité aurait dû lui être notifié et que le délai de recours contentieux ne pouvait courir à son encontre à compter de sa publication régulière.

Pour ce faire, elle a introduit une question prioritaire de constitutionnalité en soutenant que les dispositions du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, en particulier, celles des articles L. 1, L. 131-1 et L. 132-1 relatives respectivement à la définition de l’expropriation, à l’enquête parcellaire et à la cessibilité sont entachées d’incompétence négative dans des conditions portant atteinte au principe d’égalité devant la loi, au principe du droit à un procès équitable et du droit à un recours effectif et au principe du droit de propriété, respectivement garantis par les articles 6, 16 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en ce qu’elles ne prévoient pas la notification de l’arrêté de cessibilité aux propriétaires, aux titulaires de droits réels et aux autres personnes intéressées par la procédure d’expropriation ni n’imposent au pouvoir réglementaire de le faire.

Problématique : par le présent arrêt, le Conseil d’Etat a donc eu à se prononcer sur le point de savoir si l’arrêté de cessibilité devait être notifié ou publié à l’égard d’un preneur à bail, titulaire d’un simple droit personnel.

Le Conseil d’Etat a commencé par rappeler le cadre juridique applicable en rappelant le principe suivant lequel, en vertu des dispositions des articles L.221-8 du Code des relations entre le public et l’administration et l’article R. 421-1 du Code de justice administrative :

  • 1°) Une décision individuelle expresse est opposable à une personne qui en fait l’objet lorsqu’elle lui a été notifiée, sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires ou instituant d’autres formalités préalables ;
  • 2°) La juridiction peut être saisie d’un recours contre une décision dans les deux mois de sa notification ou de sa publication.

Il a ensuite relevé, implicitement, qu’aucune disposition législative et réglementaire contraire ou autre formalité préalable étaient prévues au Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique en énonçant que :

  • 1°) L’article L. 131-1 du Code de l’expropriation relatif à l’enquête parcellaire précise que les règles relatives à la recherche des propriétaires et titulaires de droits réels concernés par l’expropriation sont fixées par décret ;
  • 2°) L’article L. 132-1, al.1er du même Code relatif à la cessibilité énonce que l’autorité compétente déclare cessibles les parcelles ou les droits réels immobiliers dont l’expropriation est nécessaire à la réalisation de l’opération déclarée d’utilité publique ;
  • 3°) L’article R. 132-2 du même Code énonce que les propriétés déclarées cessibles sont désignées conformément aux prescriptions de l’article 7 du décret n° 55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière. L’identité des propriétaires est précisée conformément aux prescriptions du premier alinéa de l’article 5 ou du premier alinéa de l’article 6 de ce décret.

A notre sens, il s’en déduit que ceux qui font explicitement l’objet de l’arrêté de cessibilité sont les propriétaires et les titulaires de droits réels.

Pour ce motif, le Conseil d’Etat pose que si le preneur à bail d’un bien immobilier, titulaire de droits personnels à ce titre, justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour contester devant le juge de l’excès de pouvoir la légalité d’un arrêté déclarant cessible une parcelle dont il est locataire, il n’est pas, à la différence du propriétaire de la parcelle, au nombre des personnes destinataires de cet arrêté auxquelles il doit être notifié. Par suite, la publication régulière d’un tel arrêté a pour effet de faire courir le délai de recours contentieux à son encontre.

Ainsi, concernant la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil d’Etat la rejette au motif que la fixation des modalités de publicités d’un acte administratif tel que l’arrêté de cessibilité et les règles relatives au délai de recours contre cet acte ne relève d’aucun principe ou règle dont la détermination incombe à la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution. Un tel grief revêt, au contraire, un caractère réglementaire.

Et, concernant le bien-fondé de la décision attaquée, le Conseil d’Etat précise que c’est à bon droit que les juges du fond ont retenu que l’arrêté de cessibilité n’avait pas à être notifié au preneur à bail d’un bien immobilier, que le délai de recours contentieux courrait à son encontre à partir de la publication de l’arrêté de cessibilité et que le droit au recours effectif garanti par l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’avait pas été méconnu.

Vice des autorisations d’urbanisme : régulariser n’est pas jouer

Dans une décision en date du 14 octobre 2024, le Conseil d’État a précisé les conditions d’application de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme permettant la régularisation d’une autorisation d’urbanisme en cours d’instance.

Par deux arrêtés du 11 mai 2017, le préfet de Vaucluse a accordé à la société Saint-Saturnin Roussillon Ferme deux permis de construire en vue de l’édification d’une centrale photovoltaïque au sol.

Saisi par la société Demeure Sainte-Croix et autres, le Tribunal administratif de Nîmes a rejeté le recours tendant à l’annulation de ces deux arrêtés dans un jugement du 4 juin 2019.

Dans un premier arrêt du 28 décembre 2021, la Cour administrative d’appel de Marseille a, sur appel de la société Demeure Sainte-Croix et autres, sursis à statuer en application de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme, jusqu’à l’expiration d’un délai de huit mois pour la notification des permis de construire modificatifs régularisant les illégalités tenant à l’insuffisance de l’étude d’impact réalisée préalablement à la délivrance de ces deux permis, en procédant à une nouvelle saisine de l’autorité administrative de l’Etat compétente en matière d’environnement ainsi qu’en organisant une enquête publique complémentaire.

Par deux arrêtés du 26 août 2022, la Préfète de Vaucluse a délivré des permis de construire modificatifs à la société Saint-Saturnin Roussillon Ferme.

Puis dans un deuxième arrêt du 5 janvier 2023, la Cour a annulé le jugement du 4 juin 2019 ainsi que les deux arrêtés précités du 11 mai 2017 et les deux arrêtés du 26 août 2022 au motif que l’illégalité persistait.

La société Saint-Saturnin Roussillon Ferme s’est pourvue en cassation en soutenant notamment que la Cour administrative d’appel de Marseille avait commis une erreur de droit en jugeant qu’aucune disposition légale ou règlementaire ne permettait d’appliquer de manière successive l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme pour la régularisation d’un même vice affectant le permis de construire initial. La Cour avait en effet écarté l’application de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme dès lors que les permis de construire délivrés par arrêtés du 26 août 2022 étaient entachés du même vice, à savoir l’insuffisance de l’étude d’impact complémentaire soumise à l’avis de la Mission Régionale d’Autorité environnementale (MRAe) et à l’enquête publique, que les permis de construire initiaux délivrés par arrêtés du 11 mai 2017.

Dans sa décision en date du 14 octobre 2014, le Conseil d’Etat confirme la solution retenue par la Cour administrative d’appel de Marseille.

Il rappelle d’abord la solution dégagée dans son avis du 2 octobre 2020 (n° 438318) selon laquelle le juge n’est pas tenu de surseoir à statuer en application de l’article L. 600-5-1, si les conditions de l’article L. 600-5 du Code de l’urbanisme sont réunies et qu’il fait le choix d’y recourir, ou si le bénéficiaire de l’autorisation lui a indiqué qu’il ne souhaitait pas bénéficier d’une mesure de régularisation.

Il ajoute ensuite qu’il en va de même lorsque le juge constate que la légalité de l’autorisation d’urbanisme prise pour assurer la régularisation de ce premier vice est elle-même affectée d’un autre vice, qui lui est propre. Le Conseil d’Etat apporte ici une précision tenant au caractère du vice qui affecte la mesure de régularisation. Ce vice doit être propre à l’autorisation d’urbanisme valant mesure de régularisation.

Ainsi, le Conseil d’Etat complète son considérant de principe en ajoutant que lorsqu’une mesure de régularisation a été notifiée au juge après un premier sursis à statuer, et qu’il apparaît que cette mesure n’est pas de nature à régulariser le vice qui affectait l’autorisation d’urbanisme initiale, il appartient au juge d’en prononcer l’annulation, sans qu’il y ait lieu pour le juge de surseoir à statuer, de nouveau, en application de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme, pour permettre la régularisation du vice considéré.

L’information du rejet de l’offre d’un candidat évincé plus de 15 mois après l’attribution d’un marché public ne constitue pas un manquement

Quelle que soit la procédure de passation de marchés publics suivie, l’acheteur public doit informer les candidats et soumissionnaires évincés « dès qu’il fait son choix[1] » et « sans délai[2] ».

Le Conseil d’Etat est récemment venu nuancer ces exigences d’immédiateté de l’information des candidats et soumissionnaires évincés qui semblaient résulter des dispositions des articles L. 2181-1 et R. 2181-1 du Code de la commande publique. Ainsi, par une décision en date du 27 septembre 2024, n° 490697, la haute juridiction administrative précise que le délai écoulé entre la décision d’attribution du marché et l’information d’un candidat évincé du rejet de son offre n’est pas susceptible, à lui seul, de constituer un manquement de l’acheteur à ses obligations de transparence et de mise en concurrence.

Dans cette affaire, la région Guadeloupe avait lancé une consultation, en appel d’offres ouvert, pour l’attribution d’un marché public de travaux décomposé en plusieurs lots. Le lot n° 2 a été attribué à un groupement d’entreprises par la commission d’appel d’offres le 12 août 2022. Le lot n° 1 a été déclaré sans suite en décembre 2022 puis relancé après scission en deux lots distincts, le 14 juin 2023. Ce n’est que le 14 novembre 2023, au terme de la nouvelle procédure du lot n° 1, que la région Guadeloupe a informé le groupement d’entreprises dont la société EPTO est membre, que son offre présentée pour le lot n° 2 avait été rejetée.

La société ETPO a alors formé un référé précontractuel devant le Tribunal administratif de Guadeloupe dont le juge des référés a, par ordonnance n° 2001443 du 21 décembre 2023, annulé la procédure de passation du lot n° 2. La région Guadeloupe s’est pourvue en cassation contre cette ordonnance.

A cette occasion, le Conseil d’Etat revient sur la finalité de l’obligation d’information des candidats évincés consacrée par le Code de la commande publique au nom du principe de transparence. Il précise qu’elle « a, notamment, pour objet de permettre à la société non retenue de contester utilement le rejet qui lui est opposé devant le juge du référé précontractuel [3]» et qu’en conséquence l’absence d’information ou l’insuffisance de communication, à une entreprise, des motifs de rejet constitue un manquement aux obligations de mise en concurrence.

Aucun manquement n’est, toutefois, constitué si d’une part, l’ensemble des informations a été communiqué au candidat évincé à la date à laquelle le juge des référés précontractuels statue et, d’autre part, si le délai qui s’est écoulé entre cette communication et la date à laquelle le juge des référés statue a été suffisant pour permettre à ce candidat de contester utilement son éviction[4]. Il est désormais de jurisprudence constante qu’un tel manquement n’est pas sanctionné de manière automatique par le juge du référé précontractuel qui accepte même que les acheteurs publics puissent régulariser un éventuel défaut d’information des candidats évincés en produisant les informations attendues en cours d’instance.

En application de ces principes, le Conseil d’Etat considère donc qu’en l’espèce la région Guadeloupe n’a pas commis de manquement en communiquant au groupement d’entreprises évincé sa décision de rejet quinze mois après l’attribution du lot n° 2 par la commission d’appel d’offres.

Il retient que la société ETPO qui a eu connaissance des motifs de rejet de offres par décision en date du 14 novembre 2023, complétée par les éléments communiqués par la région dans son mémoire en défense produit en cours d’instance, a été mise à même de contester utilement son éviction et dans un délai suffisant avant que le juge des référés ne statue.

En définitive, le délai de communication des informations aux candidats évincés importe peu, l’essentiel étant qu’ils disposent de ces informations suffisamment tôt pour contester utilement le rejet de leur offre.

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[1] Article L. 2181-1 du Code de la commande publique

[2] Article R. 2181-1 du Code de la commande publique

[3] CE, 6 mars 2009, Syndicat mixte de la région d’Auray Belz Quiberon, n°321217

[4] CE, 1er avril 2022, société Bourdarios, n°458793

Manifester son mécontentement en haussant le ton à l’annonce de son changement d’affectation ne constitue pas nécessairement une faute disciplinaire

Par une décision très récente, la Cour administrative d’appel de Lyon est venue préciser les contours du devoir de réserve, en appréciant le caractère fautif ou non de la manifestation par un agent de son mécontentement vis-à-vis de la mesure de changement d’affectation dont il faisait l’objet.

En l’espèce, une rédactrice principale de 1ère classe s’était vu infliger par son employeur la sanction du blâme (sanction du premier groupe). Il lui était reproché d’avoir, au cours d’un entretien avec une agente de la direction des ressources humaines, adopté un comportement « inacceptable » et des propos « inappropriés » envers celle-ci, à l’annonce d’un changement d’affectation sur de nouvelles fonctions qui ne lui convenaient pas.

L’agente avait fait appel du jugement qui avait rejeté la demande d’annulation de l’arrêté infligeant la sanction, estimant donc que les faits justifiaient le prononcé d’une sanction disciplinaire.

En défense, le département soutenait que les faits sur lesquels était fondée la sanction devaient être regardés comme fautifs en ce qu’ils méconnaissent l’obligation de réserve, de courtoisie et de respect dans les échanges entre collègues.

Saisie de ce litige, la Cour administrative d’appel de Lyon a d’abord rappelé le considérant de principe en vertu duquel il appartient au juge de l’excès de pouvoir « saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à l’agent sanctionné constituent des fautes de nature à justifier une sanction au regard des seuls pièces ou documents que l’autorité investie du pouvoir disciplinaire pouvait ainsi retenir et, si tel est le cas, si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes. »

Puis, la Cour a constaté qu’il ressortait des pièces du dossier que l’agente avait effectivement exprimé lors de cet entretien « le mécontentement que suscitait chez elle l’annonce de son changement d’affectation, lequel ne correspondait pas à ses vœux, et qu’elle a reproché à la collectivité, qui recherchait selon ses termes  » un mouton à cinq pattes « , de faire preuve de malveillance à son égard ». Néanmoins elle a considéré que « ni les propos rapportés, dépourvus de connotation insultante et qui ne portaient pas atteinte à la dignité de l’interlocuteur, ni le comportement de la requérante ne présentaient, alors même que l’intéressée a ponctuellement haussé le ton, le caractère d’une faute de nature à justifier que lui soit infligé une sanction disciplinaire ».

Les juges d’appel ont donc pris en compte in concreto la circonstance que les propos tenus par l’agent n’avaient été ni insultants ni dénigrants, et que son comportement n’était pas excessif, pour considérer que l’agent avait pu sans commettre de faute disciplinaire, et notamment sans méconnaitre le devoir de réserve, manifester son mécontentement en haussant ponctuellement le ton vis-à-vis d’un autre agent, à l’annonce de son changement d’affectation.

Tirant les conséquences de l’absence de faute disciplinaire, la Cour a annulé le jugement du TA et la décision de sanction, et enjoint à la collectivité employeur, sur le fondement des dispositions de l’article L.911-1 du CJA, de procéder à l’effacement de « toute mention relative à la décision de sanction » au sein du dossier administratif de l’agente.

Garantie du droit de se taire : le Conseil constitutionnel confirme son opposabilité en matière disciplinaire

Par une décision n° 2024-1105 QPC en date du 4 octobre 2024, le Conseil constitutionnel juge contraire à la Constitution, le fait de ne pas informer les fonctionnaires mis en cause de leur droit de se taire dans le cadre de la procédure disciplinaire.

La question prioritaire de constitutionnalité visait les dispositions de la deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983[1] dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016[2] et du deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du Code général de la fonction publique[3], dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du Code général de la fonction publique.

Ces dispositions, relatives aux garanties dont bénéficie le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée, prévoyaient notamment que ce dernier a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel, droit dont il est informé par l’administration.

Cependant, les textes ne prévoyaient pas qu’il soit, en outre, informé du droit qu’il a de se taire, alors même que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre de la procédure disciplinaire.

Les demandeurs à la QPC soutenaient que ce droit constitue une garantie fondamentale pour les fonctionnaires. Il résultait donc, selon eux, du silence des textes sur ce point, une méconnaissance des exigences résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[4], dont résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser et le droit de se taire.

Le Conseil constitutionnel a fait droit à ce grief.

Les sages ont relevé que le fonctionnaire mis en cause pouvait être amené à reconnaitre, lorsqu’il comparaissait devant le conseil de discipline[5], les manquements pour lesquels il était poursuivi disciplinairement. Ils ont considéré que dès lors que ses déclarations ou les réponses aux questions qui pouvaient lui être posées étaient susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction, ce dernier était susceptible de s’auto-incriminer.

Partant, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions contestées qui ne prévoyaient que le fonctionnaire soit informé du droit de se taire, en ce qu’elles méconnaissaient les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789.

S’agissant des effets de la déclaration d’inconstitutionnalité, les juges de la rue de Montpensier ont reporté au 1e octobre 2025 la date de l’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, au regard des conséquences manifestement excessives qu’aurait eues leur abrogation immédiate. Celle-ci aurait eu pour effet de supprimer l’obligation pour l’administration d’informer le fonctionnaire poursuivi disciplinaire de son droit à communication du dossier.

En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité à compter de la publication de sa décision, le Conseil constitutionnel a jugé que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, ou jusqu’à la date de l’abrogation de ces dispositions, le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire était engagée, devait être informé du droit qu’il avait de se taire devant le conseil de discipline.

Cette décision s’inscrit dans la lignée du raisonnement adopté jusqu’alors par la Cour administrative de Paris dans sa récente décision en date du 2 avril 2024[6], que, désormais, le Conseil d’Etat ne manquera pas de confirmer.

Deux choses doivent être relevées, au-delà du principe de la décision.

D’une part, le Conseil constitutionnel n’a pas fait usage de la possibilité dont il bénéficie de reporter véritablement les effets d’une déclaration d’inconstitutionnalité : les litiges en cours, dans lesquels l’information n’a pas été donnée à l’agent, sont donc désormais exposés à un certain risque juridique.

D’autre part, dès lors que la décision du conseil constitutionnel s’appuie sur le risque d’auto-incrimination devant le conseil de discipline, il semble que cette exigence ne s’imposera pas aux procédures engagées pour les sanctions du 1e groupe pour lesquelles cette instance n’est pas consultée préalablement à l’infliction de la sanction.

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[1] Article 19 alinéa 3 de la loi du 13 juillet 1983 : « Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes et à l’assistance de défenseurs de son choix. L’administration doit informer le fonctionnaire de son droit à communication du dossier. Aucune sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe par les dispositions statutaires relatives aux fonctions publiques de l’Etat, territoriale et hospitalière ne peut être prononcée sans consultation préalable d’un organisme siégeant en conseil de discipline dans lequel le personnel est représenté »

[2] Ces dispositions ne sont plus en vigueur mais ont été étudiées par le Conseil constitutionnel dès lors que la question prioritaire de constitutionnalité doit être regardée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée, en l’occurrence, les dispositions de la loi de 1983.

[3] Article L. 532-4 du Code général de la fonction publique : « Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes. L’administration doit l’informer de son droit à communication du dossier. Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à l’assistance de défenseurs de son choix »

[4] Article 9 de la déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

[5] Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel prend le soin de rappeler qu’il ne s’agit que du cas où une sanction du deuxième ou troisième groupe est envisagée ; le conseil de discipline n’étant pas convoqué pour les sanctions du premier groupe.

[6] CAA Paris, 2 avril 2024, n° 22PA03578, pour la première fois, le juge administratif a annulé une sanction prise contre un fonctionnaire en méconnaissance de son droit de garder le silence en matière disciplinaire. La Cour administrative de Paris a en effet annulé la sanction disciplinaire d’exclusion temporaire de fonctions dont avait fait l’objet un agent public hospitalier au motif que cette sanction est intervenue au terme d’une procédure irrégulière. Elle a estimé que dans la mesure où l’intéressé n’avait pas été informé du droit qu’il avait de se taire lors de la procédure disciplinaire, cette circonstance l’a privé d’une garantie. La Cour fonde cette décision sur le droit de se taire, lequel découle du droit de ne pas s’auto-incriminer, lui-même résultant du principe de la présomption d’innocence garanti par l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen.

L’entretien hiérarchique : sauf comportement ou propos excédant l’exercice normal du pouvoir hiérarchique, un entretien ne peut être à l’origine d’une maladie professionnelle

Par une décision en date du 25 septembre 2024, le Conseil d’Etat opère un rapprochement entre la caractérisation d’un accident de service et la maladie professionnelle qui trouverait son origine dans un entretien.

On se souvient de la décision en date du 27 septembre 2021 par laquelle le Conseil d’Etat avait considéré qu’un entretien hiérarchique ne pouvait constituer un accident de service, sauf à ce que l’agent puisse établir que celui-ci s’est déroulé dans des conditions excédant l’exercice normal du pouvoir hiérarchique (cf. notre brève sur cette décision).

Cette décision a par la suite été rigoureusement appliquée par les juridictions de première instance et d’appel, ce qui a conduit à écarter la reconnaissance d’un accident qui aurait résulté d’un entretien lorsque le déroulement de celui-ci reflétait l’exercice normal du pouvoir hiérarchique et ce, indépendamment des conséquences qu’il avait pu avoir sur l’agent (pour des exemples récents en ce sens : CAA de Nancy, 20 février 2024, n° 21NC00815 et TA d’Amiens, 20 septembre 2024, n° 2401762).

La Haute Juridiction a transposé ce raisonnement à la survenance de la maladie professionnelle, et plus précisément en cas de syndrome anxiodépressif, pour lequel il n’existe pas une présomption d’imputabilité et dont l’agent doit démontrer qu’il résulte d’un lien direct avec le service ou avec les conditions d’exercice de ses fonctions.

Dans cette affaire, un agent avait sollicité la reconnaissance de l’imputabilité au service du syndrome anxiodépressif dont il est atteint, en estimant que la survenance de cette pathologie était liée aux méthodes d’encadrement du directeur du laboratoire de mathématiques dans lequel il était affecté et faisait notamment suite à un entretien au cours duquel il a été informé qu’une procédure disciplinaire allait être engagée à son encontre.

Le Conseil d’Etat a alors relevé que, d’une part, le directeur du laboratoire avait démissionné plusieurs années avant la déclaration de la maladie du requérant et que ses conditions d’exercice n’avaient pas été à l’origine d’un développement de sa pathologie et, d’autre part, que si « la maladie du requérant est apparue le lendemain de l’entretien du 8 février 2017 au cours duquel il a été informé qu’une procédure disciplinaire allait être engagée à son encontre, sans qu’il ne soit établi ni même allégué que la directrice régionale aurait alors tenu des propos excédant l’exercice normal de son pouvoir hiérarchique ». La Cour administrative d’appel de Nancy n’avait donc pas inexactement qualifié les faits en rejetant la requête introduite par l’agent.

Le Conseil d’Etat généralise donc sa jurisprudence à l’ensemble des causes de congé de maladie imputable au service : par principe, et sauf circonstances particulières, le comportement de l’employeur, lorsqu’il relève de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique, ne peut être à l’origine d’un congé de maladie imputable au service.

Concession des halles et marchés : seule la juridiction judiciaire est compétente en cas de litige entre les parties, même pour désigner un expert en phase précontentieuse

Par sa décision n° 492140 en date du 27 septembre 2024, le Conseil d’Etat fournit un utile rappel de la répartition entre les deux ordres juridictionnels – judiciaire et administratif – des compétences pour connaître de litiges relatifs à un contrat de concession portant sur l’exploitation de halles et marchés. Cette décision illustre également, de manière plus générale, la nécessité pour les parties à un contrat d’être vigilantes à désigner, dans une clause de résolution des différends, la juridiction compétente, y compris pour désigner un expert en phase précontentieuse.

Cette décision a été rendue dans le cadre d’un litige, porté initialement devant la juridiction judiciaire, relatif à l’exécution d’une convention d’affermage datée du 21 décembre 1979 par lequel la commune de Saint-Yrieix-La-Perche a confié l’exploitation de son marché aux bestiaux à trois personnes.

Au cours du litige, la Cour d’appel de Bordeaux a sursis à statuer et saisi le Tribunal administratif de Limoges d’une question préjudicielle sur la légalité de l’article 38 de la convention d’affermage, rédigée en ces termes :

« Toute contestation survenant entre les deux parties au sujet de l’exécution de la présente convention est obligatoirement réglée selon la procédure ci-après :

Chacune des parties soumet d’abord sa contestation à l’autre par écrit en lui fixant un délai de réponse de quinze jours.

Si aucun accord n’est intervenu, la contestation est soumise, soit à un expert unique choisi d’un commun accord entre les parties, soit à deux experts, chaque partie en désignant un. En cas de désaccord, la contestation est soumise à un tiers expert désigné par le président du Tribunal administratif.

Si le conflit subsiste, il est porté devant le Tribunal administratif de Limoges ».

Par jugement du 13 février 2024, le Tribunal administratif a déclaré illégales dans leur ensemble ces stipulations, au motif qu’elles contrevenaient aux dispositions du décret du 17 mai 1809 relatif aux octrois municipaux et de bienfaisance, applicables aux droits de place perçus dans les halles et marchés, qui attribuent spécialement compétence aux tribunaux judiciaires pour statuer sur toutes les contestations qui pourraient s’élever entre les communes et les fermiers de ces taxes indirectes, sauf renvoi préjudiciel à la juridiction administrative sur le sens et la légalité des clauses contestées des baux.

Ce faisant, le Tribunal administratif a fait une application classique de la jurisprudence en matière de répartition des compétences sur les litiges liés aux contrats de concession sur les halles et marchés : la juridiction judiciaire est compétente pour connaitre des litiges liés à l’exécution de ces contrats ; quant à la juridiction administrative, elle peut être saisie par la juridiction judiciaire, par voie préjudicielle, de l’examen de la légalité des clauses desdits contrats (Tribunal des conflits, 23 avril 2007, C3567 ; CE, 9 mai 2011, req. n° 341117).

D’ailleurs, au stade du pourvoi en cassation contre ce jugement, la commune de Saint-Yrieix-La-Perche n’a pas contesté l’illégalité du dernier alinéa de l’article 38 de la convention d’affermage portant sur la juridiction compétente pour connaitre des éventuels contentieux entre les parties et s’est bornée à défendre la légalité des alinéas précédents, qui traitaient de la phase précontentieuse.

Cependant, le Conseil d’Etat juge, sur le fondement de l’article L. 213-5 du Code de justice administrative, qu’une mission de médiation ne peut être exercée par les magistrats de l’ordre administratif hors des domaines de compétence de leur juridiction. Il en déduit, dans cette affaire, que dès lors que le Tribunal administratif de Limoges n’était pas compétent pour connaître des contentieux entre les parties à cette convention d’affermage, son président n’était pas davantage compétent pour désigner un expert en phase précontentieuse. Il considère également que c’est sans commettre de dénaturation que le Tribunal administratif a jugé que les premiers alinéas de l’article 38 de la convention étaient indivisibles des autres stipulations et devaient également être annulés.

Enfin, le Conseil d’Etat rappelle l’office du juge administratif saisi à titre préjudiciel de la légalité des stipulations du contrat, en précisant qu’il ne revient pas à celui-ci de se prononcer sur les effets de la déclaration d’illégalité qu’il prononce ; partant, en s’abstenant, dans le cas présent, de moduler dans le temps les effets de la déclaration d’illégalité de l’article 28 de la convention d’affermage, comme le demandait la commune au nom de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, le Tribunal administratif n’avait pas commis d’erreur de droit.

Regard critique de la Cour des comptes sur la politique d’hébergement d’urgence : les relations entre l’État et les gestionnaires de structures d’hébergement doivent passer un « cap qualitatif »

Le 1er octobre dernier, la Cour des comptes a rendu un rapport relatif aux relations entre l’Etat et les gestionnaires de structures d’hébergement des personnes sans-abri.

Rappelons à cet égard que, en application des articles L. 121-7, L. 345-2-2 et L. 345-2-3-3 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), l’Etat est compétent en matière d’hébergement d’urgence.

La politique d’hébergement d’urgence comprend, d’une part, l’hébergement dit « de droit commun », piloté par la délégation à l’hébergement et à l’accès au logement (DHAL) et, d’autre part, l’hébergement spécifique aux demandeurs d’asile, piloté par la direction générale des étrangers en France (DGEF).

Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre de ces hébergements, la mise en œuvre pratique de cette politique publique est essentiellement assurée par des gestionnaires de structures d’hébergement associatives, financés par l’Etat.

C’est à la suite du contrôle de plusieurs de ces organismes associatifs que la Cour des comptes a rendu son rapport.

Celui-ci dresse alors un constat critique du pilotage de la politique d’hébergement d’urgence et relève principalement trois problématiques dans les relations entre l’État et les gestionnaires de structures d’hébergement d’urgence.

  1. La Cour considère d’abord que la politique d’hébergement d’urgence a été conçue comme une politique de gestion de l’urgence temporaire, ce alors même que les flux ne cessent de s’intensifier.

Elle note à cet égard que le large recours au subventionnement annuel, qui rend les dépenses plus flexibles mais limite le contrôle sur les prestations fournies, est inadapté à une politique de long terme.

La Cour recommande alors de transformer les places d’hébergement d’urgence en places permanentes dans les établissements sociaux et médico-sociaux (ESSMS) qui, outre leur caractère pérenne, permettraient à l’Etat de mieux contrôler les coûts associés.

  1. La Cour déplore ensuite un manque de moyens de contrôle sur la réalité et la qualité des prestations réalisées par les structures d’hébergement.

Dans la mesure où la politique d’hébergement d’urgence repose sur ces structures, la Cour recommande à l’Etat de davantage en définir la stratégie et l’orientation, en s’assurant de leur respect par des contrôles sur pièces et sur place.

  1. La Cour relève enfin que l’État n’a pas suffisamment évalué la stabilité des organismes associatifs sur lesquels il s’appuie et dont il a favorisé la croissance. Les contrôles de ces structures effectués par la Cour montrent en effet qu’elles présentent un degré de maturité varié dans la gestion de leur réseau d’établissements (budgets, comptabilité, gestion des ressources humaines, qualité des services).

L’Etat risque alors d’être amené à assurer le sauvetage de ces organismes associatifs, dont l’importance est telle qu’ils le rendent dépendant de leurs services.

De premières améliorations sont néanmoins relevées par la Cour : dialogue renforcé entre administrations et avec les associations, création d’outils de suivi et de contrôle de leurs prestations, volonté de limiter les subventions qui leur sont accordées notamment.

L’obligation de notification des recours en urbanisme s’applique également aux appels et pourvois incidents

Par sa décision en date du 1er octobre 2024, n° 477859, le Conseil d’Etat précise le champ d’application de la notification des recours en matière d’urbanisme dans le sens d’un renforcement de la sécurisation juridique des autorisations d’urbanisme.

Au cas d’espèce, le maire de Saint-Cloud avait délivré à un particulier un permis en vue de la démolition d’une annexe et de la construction d’un nouveau bâtiment destiné à l’habitation accolé à une maison individuelle existante.

En première instance, le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, avait annulé – à tort – partiellement cet arrêté en tant seulement qu’il méconnaissait certaines dispositions des articles UD 11 et UD 12 du règlement du plan local d’urbanisme de la commune, relatives à l’aspect extérieur des constructions et au stationnement, et avait, en application de l’article L. 600-5 du Code de l’urbanisme, imparti au pétitionnaire un délai de six mois pour solliciter la régularisation de son permis de construire.

La commune de Saint-Cloud étant en « zone tendue », dans laquelle la voie de l’appel a été fermée pour les opérations de constructions de logements (article R. 811-1-1 du Code de justice administrative), elle a formé un pourvoi en cassation contre ce jugement devant le Conseil d’Etat. Il s’agit du pourvoi dit principal.

D’un autre côté, les requérants initiaux souhaitaient contester ce même jugement mais au contraire, en tant qu’il n’avait pas totalement annulé le permis de construire. Cette contestation est dénommée « pourvoi incident » dès lors qu’il se greffe sur le pourvoi initial formé par la commune.

Dans sa décision en date du 1er octobre 2024, le Conseil d’Etat rejette ce pourvoi comme irrecevable. Ainsi, au visa des articles R. 600-1 et R. 631-1 du Code de justice administrative, le Conseil d’Etat précise :

« 6. Il résulte de ces dispositions que l’auteur d’un recours contentieux contre une décision d’urbanisme qu’elles mentionnent, y compris présenté par la voie d’un appel incident ou d’un pourvoi incident, est tenu de notifier une copie du recours tant à l’auteur de l’acte ou de la décision qu’il attaque qu’à son bénéficiaire. Il appartient au juge, au besoin d’office, de rejeter le recours comme irrecevable lorsque son auteur, après y avoir été invité par lui, n’a pas justifié de l’accomplissement des formalités requises par ces dispositions. ».

Pour rappel, cette obligation de notification des recours en matière d’autorisations d’urbanisme, introduite par la loi n° 94-112 du 9 février 1994, dite « Bosson », impose, à peine d’irrecevabilité du recours, le cas échéant relevée d’office, de notifier à l’auteur ou au titulaire d’un certificat d’urbanisme ou d’une décision d’occupation du sol tout recours dirigé contre un tel acte ou tendant à l’annulation ou à la réformation d’une décision juridictionnelle le concernant.

Comme le relève le rapporteur public dans cette affaire[1], l’objectif de cette formalité est de renforcer la sécurité juridique du titulaire de l’autorisation en l’alertant de ce qu’elle est susceptible d’être remise en cause, avant même que la juridiction ne le fasse. Et ce afin d’éviter qu’il ne commence ses travaux, faute d’avoir été averti au préalable de la précarité de l’autorisation qu’il détient.

Cette obligation de notification, dès lors qu’elle a pour but de sécuriser juridiquement avant tout le titulaire de l’autorisation, a cependant été circonscrite en jurisprudence. Ainsi, elle s’applique aux recours suivants :

  • L’appel[2] ou le pourvoi en cassation[3] formé par le requérant dont le recours initial contre le permet a été rejetée ;
  • Le recours exercé contre un jugement ou un arrêt constatant l’existence d’une telle autorisation ou pour celui qui constate l’absence de caducité d’un permis, et annule, pour ce motif, une décision constatant cette caducité[4].

Par cette décision en date du 1er octobre 2024, le Conseil d’Etat apporte donc une nouvelle précision quant au champ d’application de l’article R. 600-1 du Code de l’urbanisme qui, dans la droite ligne de sa jurisprudence, vise à assurer une pleine information des pétitionnaires.

 

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[1] Conclusions Thomas JANICOT sous CE 1er octobre 2024, Commune de Saint-Cloud, n° 477859.

[2] CE, Section, avis, 26 juillet 1996, Commune de Triel-sur-Seine et autre et Société Horde-Batisseurs S.A., n° 180373

[3] CE, 20 février 2002, SCI Sedemathoge, n° 208100 T

[4] CE, avis, 8 avril 2019, Commune de Grand Village Plage c/ M…, n° 427729, T. ; CE, 12 avril 2023, Société Cystaim V3, n° 456141, T.

Le régime de réparation du préjudice d’angoisse de mort imminente : avancée ou recul ?

Par un arrêt du 11 juillet 2024, la deuxième chambre civile lève enfin toute ambiguïté en confirmant la nécessité d’indemniser le préjudice d’angoisse de mort imminente tant en cas de décès qu’en cas de survie de la victime (I). Par le même temps, elle met néanmoins fin aux espoirs des victimes de réparation autonome de ce poste de préjudice qu’elle inclut dans les souffrances endurées (II).

 

1. Sur la confirmation de la nécessaire réparation du préjudice d’angoisse de mort imminente, que la victime soit ou non décédée

La chambre criminelle avait déjà eu l’occasion de dessiner les contours du préjudice d’angoisse de mort imminente, en énonçant que ce poste consistait en la souffrance psychique subie entre le moment de l’accident et le décès de la victime, résultant d’un état de conscience suffisant pour envisager sa propre fin (Crim., 23 oct. 2012, n° 11-83.770).

Un an plus tard, elle avait précisé que ce préjudice prenait fin au moment de la disparition de la conscience du risque de mort par la victime, qui pouvait intervenir soit au moment de son décès, soit en amont, au moment de la perte de conscience au sens médical (Crim., 15 oct. 2013, n° 12-83.055).

Certains revendiquaient alors l’absence d’existence d’un tel préjudice lorsque la victime survivait à ses blessures.

La formulation ambiguë de la chambre mixte de la Cour de cassation dans son arrêt du 25 mars 2022, qui évoquait un « préjudice spécifique lié à la conscience de sa mort imminente, du fait de la dégradation progressive et inéluctable de ses fonctions vitales », confortait les opposants à la réparation d’un tel préjudice en cas de survie de la victime (Ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624).

Sur ce point, l’arrêt de la deuxième chambre civile rendu le 11 juillet 2024 a le mérite d’être particulièrement clair et tranche définitivement cette question dans les termes suivants (Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 23-10.068) :

« 5. À compter de la survenance du fait dommageable, la victime d’une atteinte corporelle ou d’une menace d’atteinte corporelle suffisamment graves pour qu’elle envisage légitimement l’imminence de sa propre mort, subit un préjudice spécifique.

6. Dans le cas où la victime a survécu, ce préjudice se réalise dès qu’elle a conscience de la gravité de sa situation et tant qu’elle n’est pas en mesure d’envisager raisonnablement qu’elle pourrait survivre.»

Le préjudice d’angoisse de mort imminente doit donc nécessairement être réparé dès lors que la victime envisage légitimement l’imminence de sa propre mort, que celle-ci se soit ou non réalisée.

Il s’agit là d’une clarification qui ne peut qu’être saluée en ce qu’elle bénéficiera aux victimes de dommage corporel dans leurs demandes d’indemnisation.

2. Sur l’indemnisation non obligatoirement autonome du préjudice d’angoisse de mort imminente

Outre la définition du préjudice, l’arrêt de la deuxième chambre civile apporte également une précision quant au régime de sa réparation, moins favorable ici aux victimes.

En effet, il existait dans un premier temps une divergence de position entre la chambre criminelle et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation concernant l’autonomie de ce poste de préjudice.

Ainsi, la chambre criminelle admettait la réparation du préjudice d’angoisse de mort imminente tant au titre des souffrances endurées (Crim., 11 juill. 2017, n° 16-86.796) que de façon autonome (Crim., 23 oct. 2012, n° 11-83.770, B ; Crim., 15 oct. 2013, n° 12-83.055).

À l’inverse, la deuxième chambre civile censurait automatiquement toute réparation de ce préjudice au titre d’un poste autonome (Cass. 2e civ., 2 févr. 2017, n° 16-11.411Cass. 2e civ., 14 sept. 2017, n° 16-22.013).

L’arrêt de la chambre mixte du 25 mars 2022 précité, en affirmant que c’est « sans indemniser deux fois le même préjudice que la Cour d’appel (…) a réparé, d’une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente » avait laissé penser qu’il était nécessaire d’indemniser ce préjudice dans un poste autonome, indépendant notamment des souffrances endurées.

L’arrêt de la deuxième chambre civile du 11 juillet 2024 montre qu’il ne s’agissait toutefois pas de la bonne grille de lecture, et qu’il fallait voir plutôt dans l’arrêt de la chambre mixte une affirmation de la spécificité du préjudice d’angoisse de mort imminente par rapport aux autres souffrances endurées par la victime, plutôt qu’une obligation de cloisonnement du préjudice dans un poste autonome.

Ainsi, l’arrêt énonce que ce préjudice se rattache en principe aux souffrances endurées (Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 23-10.068) :

« 7. Ce préjudice d’angoisse de mort imminente en cas de survie se rattache au poste des souffrances endurées, qui indemnise toutes les souffrances physiques et psychiques, quelles que soient leur nature et leur intensité, ainsi que les troubles associés qu’endure la victime à compter du fait dommageable et jusqu’à la consolidation de son état de santé. »

Pour autant, l’indemnisation du préjudice dans un poste autonome ne saurait donner lieu à elle seule à cassation, le seul critère à prendre en compte étant celui de l’absence de double indemnisation.

Cette solution est à distinguer notamment de celle apportée en matière de préjudice d’attente et d’inquiétude subi par les proches de la victime, pour lequel la chambre mixte a affirmé qu’il « ne se confond pas (…) avec le préjudice d’affection et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de manière autonome » (Ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072).

Si l’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente au titre d’un poste autonome est donc toujours possible, la formulation de l’arrêt du 11 juillet 2024 incitera inévitablement les juges du fond à intégrer ce préjudice aux souffrances endurées.

Cette intégration risque malheureusement d’entraîner une minimisation de l’indemnisation, en aboutissant à une simple majoration de la réparation des souffrances endurées en cas d’existence d’une angoisse de mort imminente, là où la séparation du préjudice d’angoisse de mort imminente et des souffrances endurées permettrait plus facilement d’obtenir une plus juste indemnisation des victimes.

L’urbanisme sous la loupe de la Rue Cambon : retours sur le rapport de la Cour des comptes concernant la délivrance des permis de construire

Le 26 septembre dernier, la Cour de comptes a publié un rapport intitulé « La délivrance des permis de construire, un parcours complexe dans un cadre instable », au terme duquel elle dresse un bilan, assez funeste, du parcours d’un demandeur d’autorisations d’urbanisme et formule quelques recommandations visant principalement à favoriser la compréhension des enjeux mutuels des pétitionnaires et de l’Administration dans le cadre de ces procédures.

Dressant un état des lieux des difficultés existantes dans les procédures d’obtention d’une autorisation d’urbanisme, la Cour appelle de ses vœux à renforcer l’information des pétitionnaires des évolutions possibles des nouvelles règles applicables afin de diminuer le sentiment de sanction que génère un refus d’autorisation d’urbanisme.

L’une des raisons identifiées par la Cour de ce constat réside dans l’incompréhension des pétitionnaires des nombreuses règles applicables (urbanistiques, environnementales, patrimoniales, sociales, …) qui, en raison de leur évolution, ne leur garantissent pas toujours une issue favorable à la demande d’autorisation, et ce alors même qu’un certificat d’urbanisme avait été obtenu préalablement.

Illustrant le millefeuille de normes dénoncé dans ce rapport, la Cour prend exemple sur 4 types de normes (qui s’imposent pour partie aux rédacteurs de PLU) qui ne manquent pas de complexifier le montage des projets surtout dans l’hypothèse où elles ne se trouvent pas traduites directement dans les documents d’urbanisme : les normes pour lutter contre les risques présents sur un territoire, l’obligation de mixité sociale et la production minimale de logements sociaux, l’objectif « zéro artificialisation nette » et les zones de protection du patrimoine. Afin de renforcer la visibilité sur les projets, la Cour propose ainsi que les pétitionnaires soient informés des évolutions de ces normes après l’obtention d’un certificat d’urbanisme, afin d’anticiper les éventuelles déconvenues au moment du dépôt de l’autorisation d’urbanisme.

Par ailleurs, il est indiqué dans ce rapport que les lourdes et couteuses procédures de révision et de modification des documents d’urbanisme et leur absence d’actualisation automatique maintiennent un risque d’incertitude pour les opérateurs du secteur.

A ce titre, la Cour relève que les procédures d’évaluation des documents d’urbanisme (permettant notamment de statuer sur la nécessité de les mettre en compatibilité avec les documents sectoriels) ne sont pas assez respectées, l’AMF reconnaissant en effet que cette obligation « n’a pas eu suffisamment de résultats en la matière ». En effet, les dispositions de l’article L. 153-27 du Code de l’urbanisme imposent une évaluation des PLUi dans un délai maximum de 6 ans après leur approbation afin d’analyser les résultats de l’application du plan (qui peut donc aussi comprendre les analyses relatives à l’artificialisation des sols). Sur ce point, la Cour appelle les préfets à rappeler les obligations d’évaluation des documents d’urbanisme en prévention de la révision des documents d’urbanisme.

Par ailleurs, si la planification relève essentiellement de l’échelon intercommunal, l’instruction et, plus encore la délivrance, des autorisations d’urbanisme restent très majoritairement entre les mains des communes et des maires qui refusent de se départir de ce pouvoir, élément à prendre en compte dans le schéma des procédures d’urbanisme.

Dans un second temps, la Cour examine plus particulièrement la procédure d’obtention d’une autorisation d’urbanisme, en dressant un premier constat : l’existence de nombreux aléas procéduraux qui fragilisent la position des opérateurs du secteur (existence de procédures spéciales notamment environnementales, consultations multiples pouvant impliquer des avis conformes, etc.). Ces procédures ralentissent la conduite des projets et conduisent nécessairement les promoteurs à en tenir compte dans la rédaction des avant-contrats qui peuvent mettre en péril la bonne conduite d’un projet.

Plus encore, à l’issue de ces procédures, et alors mêmes que les pétitionnaires pourraient se prévaloir d’un permis de construire tacite, beaucoup se heurtent à des difficultés pour l’obtention d’un certificat attestant de l’obtention de l’autorisation sollicitée. La Cour s’interroge donc sur la nécessité de mettre en œuvre une sanction en cas de refus de délivrance d’un permis tacite, en dehors du recours au juge administratif.

Dernier facteur d’insécurité dans le parcours des pétitionnaires : la généralisation des normes « hors textes » comme les chartes d’urbanisme ou les labels. Edifiées sans base légale, les élus ont de plus en plus recours à ces chartes qu’ils entendent imposer et opposer aux pétitionnaires dans le cadre de leurs demandes d’autorisation. La Cour adopte une position très sévère à l’égard de ces chartes qui se situent, pour elle, à la frontière du pouvoir discrétionnaire des élus concernant la politique d’aménagement du territoire et proposera de les proscrire dans les textes. 

Forte de ces constats, la Cour formule quelques recommandations, qui répondent pour une faible partie seulement aux enjeux et problématiques soulevés dans le cadre de ce rapport :

  1. Mettre en place des formations adaptées aux besoins des agents exerçant dans les services décentralisés et déconcentrés, afin de permettre l’émergence d’une véritable filière de l’instruction et du contrôle de l’urbanisme (amélioration).
  2. Fixer une obligation d’informer les pétitionnaires qui ont obtenu un certificat d’urbanisme lorsqu’une révision de la carte des risques est décidée postérieurement à cette obtention (amélioration).
  3. Améliorer la fluidité de l’instruction en ligne, notamment en interfaçant les bases de données des services obligatoirement consultés (service départemental d’incendie et de secours, architectes des bâtiments de France, etc.) (amélioration).
  4. Donner aux pétitionnaires, dès le début de la procédure d’instruction de leurs demandes d’autorisation, les informations nécessaires à la bonne préparation de leur projet (procédure classique, procédures d’exception, taxes prévisibles, etc.) (amélioration).
  5. Instaurer une phase de dialogue avec les missions régionales d’autorité environnementale, avant toute analyse d’impact (simplification).
  6. Proscrire l’usage de documents à contenus prescriptifs ou similaires, sans base, ni compétence légale, s’ajoutant aux dispositions des plans locaux d’urbanisme ou plans locaux d’urbanisme intercommunaux tels que des chartes d’urbanisme (sécurisation).
  7. Garantir aux pétitionnaires ayant obtenu un permis tacite, la communication, sur simple demande, d’un certificat prouvant le dépôt des pièces et la date de transmission au préfet (clarification).

Le ministre de la Transition Ecologique et de la Cohésion des Territoires a présenté ces observations à la suite de la communication de ce rapport considérant notamment que la mise à jour des certificats d’urbanisme en cas d’évolution de la législation lui « paraît complexe à mettre en place. Cette nouvelle obligation augmenterait la charge de travail des services instructeurs qui devraient, en plus de leur travail d’instruction, identifier et informer les pétitionnaires concernés ».

Par ailleurs le Ministre informe la Cour qu’il entend mettre fin à l’exception exonérant de dépôt électronique les dossiers concernant les établissements recevant du public (décret n° 2016-1491 du 4 novembre 2016), ce qui ne manquera de fluidifier les procédures d’instruction des demandes d’autorisation selon le Ministre en réponse à la recommandation n° 3.

La cristallisation des moyens prévue par le Code de l’urbanisme est exclusive de celle prévue par le Code de justice administrative

Par un arrêt du 30 septembre 2024, la Cour administrative d’appel de Versailles a considéré que les dispositions de l’article R. 600-5 du Code de l’urbanisme, relatives à la cristallisation automatique des moyens dans le cadre d’un recours contentieux portant sur une décision d’occupation ou d’utilisation du sol, fait obstacle à la faculté du juge de fixer un autre délai sur le fondement de l’article R. 611-7-1 du Code de justice administrative.

Par une requête enregistrée le 25 mai 2022 et le 24 août 2022, l’association « Collectif pour le Triangle de Gonesse » et autres ont demandé à la Cour administrative d’appel de Versailles d’annuler le jugement n° 1811963 du 22 mars 2022 , par lequel le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté leur demande tendant à l’annulation de l’arrêté du 14 septembre 2018, par lequel le Préfet du Val-d’Oise a délivré à la société du Grand Paris un permis de construire pour édifier une gare ferroviaire à Gonesse.

À cette occasion, la Cour administrative d’appel de Versailles a eu l’occasion d’apporter des précisions sur l’application des articles R. 611-7-1 du Code de justice administrative lorsque le contentieux porte sur une décision d’occupation ou d’utilisation du sol.

Rappelons que les dispositions de l’article R. 611-7-1 du Code de justice administrative permettent au juge administratif de fixer une date à compter de laquelle les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux :

« Lorsque l’affaire est en état d’être jugée, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction peut, sans clore l’instruction, fixer par ordonnance la date à compter de laquelle les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux. (…) ».

Par dérogation, lorsque les décisions attaquées sont des autorisations d’urbanisme, l’article R. 600-5 du Code de l’urbanisme prévoit une cristallisation automatique des moyens deux mois après le dépôt du premier mémoire en défense, sauf décision contraire du juge qui peut, à tout moment, fixer une nouvelle date de cristallisation des moyens :

« Par dérogation à l’article R. 611-7-1 du Code de justice administrative, et sans préjudice de l’application de l’article R. 613-1 du même code, lorsque la juridiction est saisie d’une requête relative à une décision d’occupation ou d’utilisation du sol régie par le présent code, ou d’une demande tendant à l’annulation ou à la réformation d’une décision juridictionnelle concernant une telle décision, les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux passé un délai de deux mois à compter de la communication aux parties du premier mémoire en défense. Cette communication s’effectue dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article R. 611-3 du Code de justice administrative.

Lorsqu’un permis modificatif, une décision modificative ou une mesure de régularisation est contesté dans les conditions prévues à l’article L. 600-5-2, les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux à son encontre passé un délai de deux mois à compter de la communication aux parties du premier mémoire en défense le concernant.

Le président de la formation de jugement, ou le magistrat qu’il désigne à cet effet, peut, à tout moment, fixer une nouvelle date de cristallisation des moyens lorsque le jugement de l’affaire le justifie. (…) ».

Au cas d’espèce, le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait indiqué aux parties qu’elles disposaient d’un délai d’un mois à compter duquel les moyens nouveaux seraient irrecevables, sur le fondement des dispositions de l’article R. 611-7-1 du Code de justice administrative.

La Cour administrative d’appel de Versailles, saisie de l’irrégularité du jugement, a précisé que les recours contentieux formés contre une décision d’occupation ou d’utilisation du sol relèvent d’une procédure spéciale impliquant une cristallisation automatique du débat contentieux dans un délai de deux mois à compter de la notification aux parties du premier mémoire en défense. Par suite, le juge administratif ne peut utilement faire application des dispositions de l’article R. 611-7-1 du Code de justice administrative pour fixer un délai différent de celui prévu par le Code de l’urbanisme.

Gestion de fait : la Cour des comptes condamne plusieurs élus municipaux en raison de l’immixtion de deux associations dans le recouvrement de recettes destinées à la collectivité

Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022, la gestion de fait est désormais une infraction, sanctionnée par les juridictions financières, en vertu du nouvel article L. 131-15 du Code des juridictions financières. Elle constitue néanmoins une survivance de l’ancienne responsabilité personnelle et pécuniaire (« RPP »), supprimée par l’ordonnance précitée qui a créé un régime juridictionnel unifié de responsabilité des gestionnaires publics.

Pour rappel, la gestion de fait concerne toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous le contrôle et pour le compte d’un comptable public, s’est ingérée dans le maniement de deniers publics. Le maniement des fonds publics relève, en effet, de la seule compétence du comptable public. Celui-ci est autorisé à payer les dépenses des personnes morales de droit public, à encaisser leurs recettes et, d’une manière générale, à gérer les crédits, fonds et valeurs leur appartenant. Lorsqu’une personne (physique ou morale) manie ces deniers, en lieu et place du comptable public, elle est ainsi reconnue comptable de fait (ou autrement appelée gestionnaire de fait).

Par un arrêt prononcé le 10 octobre dernier, la Cour des comptes, statuant pour la première fois sur l’infraction de gestion de fait, a condamné le maire et trois conseillers municipaux d’une commune pour avoir organisé l’encaissement, par deux associations, de recettes destinées à la collectivité.

Dans cette affaire, la Cour s’est d’abord déclarée compétente pour juger les élus locaux susceptibles d’avoir commis l’infraction de gestion de fait, y compris pour la période antérieure au 1er janvier 2023.  A cet égard, elle indique que la gestion de fait était déjà, dans le régime antérieur, sanctionnée par une amende (prononcée soit par la Cour de discipline budgétaire et financière, soit par la chambre régionale des comptes) et que la sanction de cette infraction – dont elle souligne que les éléments constitutifs demeurent inchangés – relève désormais de sa compétence depuis le 1er janvier 2023.

Sur le fond, deux séries d’irrégularités ont conduit la Cour à caractériser l’infraction de gestion de fait. S’agissant de la première série d’irrégularités, elle a considéré que l’encaissement, par une association, de recettes issues de la vente par un musée communal d’objets confectionnés et des billets d’entrée dans cet équipement, alors même qu’une régie de recettes avait été instituée à cet effet, constituait une gestion de fait des deniers de la collectivité. Pour retenir que l’association ne disposait pas d’un titre légal pour manier les sommes en cause, elle a notamment écarté une convention dite de délégation de service public, conclue entre la collectivité et l’association mais qui n’emportait pas transfert du risque d’exploitation au cocontractant.

Dans la seconde affaire, la Cour a regardé comme constitutifs de gestion de fait l’encaissement de recettes et le règlement de dépenses concernant des manifestations culturelles et sportives organisées par la commune, qui en a confié la gestion financière à une autre association, sans convention.

Ces irrégularités ont été imputées au maire et à deux adjointes, qui avaient donné instruction aux deux associations d’effectuer les opérations litigieuses, ainsi qu’au président et à la trésorière de la seconde association, ces derniers, par ailleurs conseillers municipaux, s’étant prêtés à ce dispositif. Tenant compte des circonstances de l’espèce et, en particulier, de la bonne foi et de la contribution active de certaines des personnes renvoyées à la cessation des irrégularités et de leur degré respectif d’implication dans le maniement des fonds publics, la Cour a prononcé des amendes de 3.000, 2.000 et 1.000 €, ainsi qu’une dispense de peine. La Cour a également décidé que l’arrêt soit intégralement publié au Journal officiel de la République française.

Si la forme associative est régulièrement utilisée par les collectivités en raison de la souplesse que son régime juridique procure, la décision commentée vient rappeler qu’elle n’en demeure pas moins un vecteur récurrent de gestion de fait.

On soulignera enfin que les faits ont été signalés au ministère public par un directeur régional des finances publiques, autorité désormais habilitée, en vertu de l’ordonnance du 23 mars 2022, à déférer au ministère public près la Cour des comptes des faits susceptibles de constituer des infractions financières (article L. 142-1-1 du Code des juridictions financières).

La Cour de cassation se prononce pour la première fois sur le terme du délai de la prescription trentenaire en matière de rétrocession d’un bien exproprié

Par une décision en date du 19 septembre 2024, la 3ème chambre civile de la Cour de cassation, a dû se prononcer sur le point de savoir si la demande de rétrocession envoyée à l’administration interrompait la prescription trentenaire pour solliciter la rétrocession d’un bien exproprié qui n’a pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l’ordonnance d’expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination.

Dans cette affaire, la commune a obtenu du préfet qu’il déclare d’utilité publique son projet de création d’un bassin tampon et d’un parc d’animation, par arrêté préfectoral de 1986.

Par un arrêté de 1987, le préfet a déclaré cessibles les parcelles nécessaires au projet.

Puis, par ordonnance en date du 15 mars 1988, le juge de l’expropriation a déclaré expropriés, au profit de la commune, en vue de la création d’un bassin tampon et d’un parc d’animation, les terrains, immeubles, portions d’immeubles, et droits réels immobiliers dont l’acquisition est nécessaire.

Par lettre recommandée avec accusé de réception (LRAR) du 26 février 2018, reçue le 27 février 2018, les anciens propriétaires des parcelles expropriés ont écrit à la commune en soutenant que les parcelles dont ils ont été expropriés n’ont qu’en partie reçu la destination prévue par la déclaration d’utilité publique, puisque, selon eux, si un bassin de rétention des eaux pluviales a bien été implanté sur une des parcelles expropriées, les travaux relatifs à la création d’un parc d’animation n’auraient jamais eu lieu.

La commune n’a jamais répondu à cette demande.

Les anciens propriétaires expropriés ont alors assigné la commune devant le Tribunal de grande instance de Caen, par assignation en date du 27 juin 2018, aux termes de laquelle ils sollicitent, sur le fondement des dispositions de l’article L. 421-1 du Code de l’expropriation, la rétrocession de leurs parcelles.

Pour rappel, l’article L. 421-1 du Code de l’expropriation dispose que :

« Si les immeubles expropriés n’ont pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l’ordonnance d’expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires ou leurs ayants droit à titre universel peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l’ordonnance d’expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d’utilité publique. »

L’article R. 421-6 du même Code dispose que :

« Le tribunal judiciaire est compétent pour connaître des litiges nés de la mise en œuvre du droit prévu à l’article L. 421-1, lorsque la contestation porte sur le droit du réclamant.

Le recours est introduit, à peine de déchéance, dans le délai de deux mois à compter de la réception de la notification de la décision administrative de rejet. »

Par un jugement en date du 15 décembre 2020 (RG n° 18/02140), la première chambre civile du Tribunal judiciaire de Caen a déclaré les requérants irrecevables en leur action aux fins de rétrocession des parcelles, pour cause de prescription.

Ils ont alors interjeté appel devant la première chambre civile de la Cour d’appel de Caen, laquelle a confirmé, par sa décision en date du 26 juin 2023 (RG n° 21/00342), le jugement de première instance.

Enfin, les requérants se sont pourvus devant la Cour de cassation. Ils soutiennent en effet que leur assignation n’est pas prescrite car leur demande de rétrocession auprès de l’administration a interrompu le délai de trente ans, que cette demande préalable obligatoire s’assimile à celle que l’on retrouve en matière administrative, consacrée par le Code des relations entre le public et l’administration (CRPA).

Selon eux, seule la demande auprès de l’expropriante doit intervenir dans le délai de 30 ans tandis que la saisine du juge civil pour solliciter la rétrocession peut intervenir au-delà du délai de 30 ans, dès lors qu’elle intervient dans le délai de 2 mois à compter de la réception de la notification de la décision administrative de rejet explicite ou implicite.

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi au motif que :

« 7. En premier lieu, la demande préalable de rétrocession adressée à l’autorité expropriante ne constituant pas un recours gracieux ou hiérarchique contre une décision administrative, au sens de l’article L. 411-2 du Code des relations entre le public et l’administration, ce texte ne lui est pas applicable.

    1. En second lieu, ne constituant pas une demande en justice au sens de l’article 2241 du code civil, elle n’est pas interruptive du délai de prescription trentenaire.
    2. Il en résulte que l’action judiciaire en rétrocession doit être engagée dans le délai de deux mois à compter de la réception de la notification de la décision administrative de rejet et dans le délai de trente ans à compter de l’ordonnance d’expropriation. »

La Cour de cassation considère ici que les dispositions du Code des relations entre le public et l’administration ne s’appliquent pas à la matière d’expropriation, celle-ci disposant de règles spéciales.

En outre, la Cour de cassation considère que le courrier envoyé en LRAR portant demande de rétrocession à l’administration n’est pas au nombre des demande en justice du Code civil permettant d’interrompre le délai de prescription trentenaire.

Concrètement, dans notre espèce, si la demande auprès de la Commune a bien eu lieu dans le délai de 30 ans, reçue le 27 février 2018, l’assignation est, elle, intervenue le 27 juin 2018, soit deux mois après la décision implicite de refus de rétrocéder le bien par la commune du 27 avril 2018, de sorte qu’elle est intervenue au-delà du délai de 30 ans qui a commencé à courir le 15 mars 1988.

Par conséquent, la Cour de cassation confirme que l’assignation en justice portant rétrocession d’un bien exproprié est enfermée dans deux délais :

  • elle doit intervenir dans le délai de deux mois à compter de la décision de refus de l’administration de procéder à la rétrocession à la suite d’une demande en ce sens de l’exproprié ;
  • elle doit également intervenir au sein du délai de trente ans à compter de l’ordonnance d’expropriation.

Transmission d’une QPC par la Cour de cassation au sujet du délai très court dans lequel le contrat de rachat du bien exproprié rétrocédé doit être signé et le prix payé

Rappel des faits :

Un arrêté préfectoral de 1993 a déclaré d’utilité publique un projet de création d’une zone d’aménagement concerté à Thionville.

Environ un an plus tard, l’établissement public foncier de Lorraine, devenu l’Etablissement public foncier de Grand Est (EPFGE) désigné pour procéder aux acquisitions nécessaires au projet de DUP, a acquis des terrains à des particuliers.

Par un jugement du 15 février 2013, le Tribunal de grande instance de Thionville a ordonné la rétrocession de l’une des parcelles objet de l’acte notarié de 1994.

Puis le prix de la rétrocession a été fixé par un jugement du 14 novembre 2019, rectifié par un jugement du 19 mars 2020.

Le 13 octobre 2020, l’EPFGE a notifié aux expropriés la déchéance de leur droit de rétrocession en application de l’article L. 421-3 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

Les propriétaires expropriés ont saisi le Juge de l’expropriation du département de la Moselle, aux fins de restitution de ladite parcelle, contre le paiement du prix de rétrocession.

Le Juge de l’expropriation de la Moselle s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal judiciaire de Thionville.

C’est ainsi que, devant le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Thionville, les expropriés ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Par ordonnance du 3 juin 2024, le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Thionville a transmis cette QPC à la Cour de cassation.

Analyse de la recevabilité de la QPC par la Cour de cassation :

La QPC soulevée est la suivante :

« L’article L. 421-3 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi que par l’article 1 du protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ? ».

L’article L. 421-3 du Code de l’expropriation dispose que :

« A peine de déchéance, le contrat de rachat est signé et le prix payé dans le mois de sa fixation, soit à l’amiable, soit par décision de justice. »

La Cour de cassation a vérifié les 3 conditions permettant d’accueillir une QPC, à savoir, selon l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel :

  • 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;
  • 2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
  • 3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

1° La Cour de cassation a, d’abord, considéré que la QPC en tant qu’elle vise une non-conformité au protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, n’était pas recevable.

La Cour de cassation s’est donc uniquement prononcée sur la QPC en tant qu’elle visait également les articles 2 et 17 de la DDHC.

A ce titre, elle a reconnu que l’article L. 421-3 du Code de l’expropriation était bien applicable au litige, dès lors que cet article est opposé à la demande d’exécution du jugement ayant ordonné la rétrocession de la parcelle au profit des expropriés, au prix fixé judiciairement.

2° De même, la Cour a considéré que l’article en litige n’avait pas déjà été déclaré conforme à la Constitution, et que la QPC présentait un caractère sérieux.

3° Enfin, la Cour de cassation a considéré, pour deux motifs, que la QPC méritait d’être transmise au Conseil constitutionnel :

  • D’une part, « la disposition contestée, en ce qu’elle sanctionne par la déchéance du droit de rétrocession par l’absence de signature de l’acte de vente et de paiement du prix dans le délai d’un mois à compter de la fixation amiable ou judiciaire du prix, nonobstant l’accomplissement à cette fin de diligences par le titulaire du droit de rétrocession ou une éventuelle inertie de l’autorité expropriante, est susceptible de priver d’effectivité l’exercice du droit de rétrocession et, ainsi, de porter atteinte au droit de propriété» ;
  • D’autre part, « cette atteinte pourrait être considérée comme disproportionnée, dès lors que le délai d’un mois paraît incompatible avec les délais usuels d’établissement d’un acte authentique et, lorsque le bénéficiaire du droit de rétrocession est tenu de recourir à un financement, de souscription d’un prêt bancaire»

Par conséquent, la Cour de cassation a transmis cette QPC au Conseil constitutionnel.

La décision du Conseil constitutionnel est vivement attendue puisqu’elle aura des conséquences très pratiques sur la mise en œuvre concrète du droit de rétrocession.

La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) prononce onze nouvelles sanctions dans le cadre de sa procédure simplifiée

Le 8 octobre 2024, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a publié un état des lieux sur les sanctions intervenues dans le cadre de sa procédure simplifiée depuis juin 2024. Le constat est d’ores et déjà celui d’un nombre d’organismes contrôlés comme d’organismes sanctionnés en hausse par rapport à 2023 (24 sanctions au total prises en 2023 contre 28 en 9 mois en 2024).

Depuis juin 2024, ce sont donc onze nouvelles sanctions qui sont intervenues dans le cadre de la procédure simplifiée, pour un montant total de 129.000 euros.

Pour rappel, la procédure de sanction simplifiée de la CNIL lui permet de prononcer des sanctions plus rapides pour les dossiers non-complexes. Ces sanctions ne sont pas publiques et ne peuvent pas dépasser 20.000 euros.

Cette procédure constitue l’un des outils de la CNIL lui permettant de faire respecter le RGPD, et de prendre en compte de manière efficace toutes les plaintes reçues chaque année (16.000 en 2023).

Certains manquements au RGPD sont particulièrement représentés dans les causes de ces 11 sanctions infligées par la CNIL depuis juin 2024.

La CNIL appelle donc à la particulière vigilance des organismes sur les manquements identifiés, à l’occasion de ces procédures, soit :

  • le non-respect du principe de minimisation des données, notamment via la surveillance vidéo permanente des salariés, et les enregistrements de la totalité des conversations téléphoniques (ces enregistrements doivent toujours être proportionnés au regard de la finalité poursuivie) ;
  • l’absence de registre de traitement (deux sociétés de moins de 250 salariés ont été sanctionnées sur ce motif) ;
  • l’absence de moyens permettant de refuser les cookies aussi facilement que de les accepter ;
  • le défaut de coopération avec la CNIL ;
  • le non-respect des droits des personnes (absence de réponse dans les délais prévus) ;
  • le manquement à l’information des personnes (clients et salariés).

La tendance actuelle de la CNIL est donc largement marquée par une hausse significative de son activité répressive, laquelle doit appeler à une attention renforcée de l’ensemble des acteurs publics sur le parfait respect de la réglementation.

A cet effet, la CNIL rappelle avoir mis à disposition des organismes et notamment de leurs référents informatiques et libertés et délégués à la protection des données, différents outils d’accompagnement et rappelle qu’elle répond de façon quotidienne à leur demande (15.000 réponses apportées en 2023).

Son site internet est au demeurant quotidiennement alimenté de préconisations et d’avis auxquels il est particulièrement utile de se référer.

Sursis à statuer dans les communes sous tension : l’appel court-circuité

Par un arrêt du 26 septembre 2024 (classé en C+), la Cour administrative d’appel de Paris est venue préciser le champ d’application de l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative, dans sa rédaction issue du décret n° 2022-929 du 24 juin 2022.

De ce texte, il faut retenir que dans certains cas, les tribunaux administratifs statuent en premier et dernier ressort sur des recours liés à des projets d’urbanisme. Cela signifie qu’ils sont la seule instance à examiner ces recours, sans possibilité d’appel. Seul le Conseil d’Etat peut ensuite être saisi en cassation. Mais comment traiter les sursis à statuer au prisme de ces dispositions ?

Les cas connus de suppression du double degré de juridiction en urbanisme

Rappelons que l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative s’applique à toutes les communes au sein desquelles est perçue la taxe annuelle sur les logements vacants, communes dites sous tension, où existe un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements. Les communes concernées sont listées en annexe du décret n° 2013-392 du 10 mai 2013.

Afin de réduire les délais de jugement et répondre plus rapidement aux besoins en construction de logements de ces communes, le 1° de cet article supprime dans ces communes le double degré de juridiction pour un certain nombre de décisions en matière d’occupation des sols.

Ainsi, ne peuvent faire l’objet d’un appel les jugements relatifs aux permis de construire ou de démolir un bâtiment comportant plus de deux logements, les permis d’aménager un lotissement, les décisions de non-opposition à une déclaration préalable autorisant un lotissement ainsi qu’aux décisions portant refus de ces autorisations ou opposition à déclaration préalable.

Dans la même perspective, le 2° de ce même article supprime l’appel contre les jugements relatifs aux actes de création ou de modification des zones d’aménagement concerté visées par l’article L. 311-1 du Code de l’urbanisme, et à l’acte approuvant le programme des équipements publics mentionné à l’article R. 311-8 du même Code, lorsque la zone d’aménagement concerté à laquelle ils se rapportent porte principalement sur la réalisation de logements et qu’elle est située en tout ou partie sur le territoire d’une commune sous tension.

Dans un autre registre, on trouve également une suppression du double degré de juridiction en matière d’éoliennes terrestres. L’article R. 311-5 du Code de justice administrative instaure une compétence de premier et dernier ressort au profit des cours administratives d’appel pour toutes les décisions environnementales et d’urbanisme afférentes aux éoliennes terrestres, dans l’objectif de ne pas ralentir le déploiement des énergies renouvelables sur le territoire national. Il en va de même en matière d’urbanisme commercial.

Vers la suppression de l’appel pour les sursis à statuer opposés dans les communes sous tension ?

Rappelons tout d’abord que l’autorité compétente doit se prononcer sur les demandes de permis de construire ou de déclaration préalable. Toutefois, dans certains cas visés à l’article L. 424-1 du Code de l’urbanisme, il peut être décidé de suspendre l’examen de la demande pour éviter que le projet entre en conflit avec d’autres projets urbains : PLU en cours d’élaboration, opération d’aménagement, etc. Ce sursis à statuer peut durer jusqu’à deux ans, mais il doit être justifié et ne peut pas être renouvelé pour les mêmes raisons.

Dans l’affaire dont a eu à connaître la Cour administrative d’appel de Paris, était en jeu le champ d’application du 1° de l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative et, plus précisément, les décisions de refus des autorisations qu’il vise.

Après l’annulation par le Tribunal administratif de Montreuil du sursis à statuer qu’elle avait opposé à une demande de permis de construire un immeuble de 56 logements sur le fondement du 2ème alinéa de l’article L. 424-1 du Code de l’urbanisme, la commune de Livry-Gargan, qui figure sur la liste des communes sous tension, a décidé d’interjeter appel de ce jugement.

Selon elle, l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative ne visant pas les décisions de sursis à statuer, il n’avait pas vocation à s’appliquer en l’espèce.

Quelques mois plus tôt, dans un jugement n° 2004260 du 9 octobre 2023 le Tribunal administratif de Grenoble (commentaire ici[1]), avait eu à se prononcer, dans une configuration différente, sur la nature du sursis à statuer vis-à-vis d’un refus d’autorisation d’urbanisme.

En considérant que le « sursis à statuer constitue une décision administrative d’une nature juridique différente d’un refus de permis de construire », le Tribunal administratif de Grenoble avait refusé qu’au motif initialement opposé par la commune pour refuser une autorisation d’urbanisme soit substitué un sursis à statuer pour tenir compte d’un plan local d’urbanisme intercommunal en cours d’élaboration.

À rebours de ce jugement, la Cour administrative d’appel de Paris estime dans l’arrêt ici commenté qu’une décision de sursis à statuer, « doit être assimilée à un refus, pour application de l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative, dès lors qu’elle fait obstacle, au moins temporairement, à la construction [de] logements ». Elle en conclut que « le jugement attaqué doit être regardé comme ayant été rendu en premier et dernier ressort » et transmet la requête, requalifiée en pourvoi en cassation, au Conseil d’Etat.

Si, de prime abord, ces positions peuvent sembler contradictoires, soulignons que la question de l’assimilation du sursis à statuer à un refus d’autorisation s’est posée de façon totalement différente.

Là où le Tribunal administratif de Grenoble s’est davantage fondé sur la nature juridique distincte du sursis à statuer et du refus d’autorisation d’urbanisme pour refuser que l’une soit transformée en l’autre en cours d’instance, la Cour administrative d’appel de Paris prend la précaution de cantonner la portée de son analyse à la stricte application de l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative, assimilant ces deux décisions seulement au regard de l’effet semblable qu’elles produisent, à savoir le blocage du projet.

Favorable aux porteurs de projets, la solution de la Cour s’avère donc parfaitement fidèle à la tendance à l’œuvre depuis une décennie consistant à accélérer le contentieux de l’urbanisme dans les zones tendues, afin de ne pas retarder considérablement des projets de construction dans des communes confrontées à une tension marquée entre l’offre et la demande de logements.

Reste à savoir si le Conseil d’Etat, désormais saisi, suivra l’analyse de la Cour administrative d’appel de Paris.

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[1] https://www.seban-associes.avocat.fr/refus-de-permis-de-construire-le-sursis-a-statuer-est-exclu-du-mecanisme-de-la-substitution-de-motifs/

Validation par le Conseil d’Etat de l’interdiction de l’abaya dans les établissements scolaires

Le 31 août 2023, le ministre de l’Education Nationale et de la jeunesse a adressé aux chefs d’établissements, inspectrices et inspecteurs et de l’Education nationale et aux directrices et directeurs d’établissements une note de service intitulée « Principe de laïcité à l’Ecole – Respect des valeurs de la République ».

Le préambule de cette note de service revient sur la montée en puissance du port de l’abaya ou qamis dans les établissements scolaires, qu’il qualifie de manifestation ostensible d’une appartenance religieuse en milieu scolaire.

A cet égard, rappelons qu’une abaya est un vêtement féminin ample couvrant l’ensemble du corps à l’exception du visage et des mains et est porté par des femmes ou jeunes filles de confession musulmane.

Le port de cette tenue, utilisée dans une logique d’affirmation religieuse, avait fait l’objet de très nombreux signalements des rectorats, de sorte que, dans la note de service susmentionnée, le Ministre y préconisait d’interdire ces tenues et, en cas de refus d’un élève d’y renoncer au sein de l’établissement scolaire ou durant les activités scolaires, d’engager une procédure disciplinaire.

Plusieurs recours ont été introduits contre cette note de service, dont deux en référé liberté et suspension.

Le Conseil d’Etat avait déjà rejeté les requêtes en référé (ordonnances n° 487891 du 7 septembre 2023 et n° 487896 du 25 septembre 2023).

Par une décision en date du 27 septembre 2024, il a confirmé, au fond, la validité de l’interdiction de l’abaya dans les établissements scolaires, au motif que « le port de tenues de type abaya par les élèves dans les établissements d’enseignement publics pouvait être regardé, à la date d’édiction de la note de service contestée, comme manifestant ostensiblement, par lui-même, une appartenance religieuse ».

A cet égard, il convient de rappeler que la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics a introduit un article L. 141-5-1 au sien du Code de l’éducation, aux termes duquel « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».

Le Conseil d’Etat juge qu’il résulte de ces dispositions que, si les élèves des écoles, collèges et lycées publics peuvent porter des signes religieux discrets, sont en revanche interdits, d’une part, les signes ou tenues, tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, d’autre part, ceux dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève (CE, 5 décembre 2007, n° 295671).

En intégrant l’abaya au sein de la première catégorie des tenues interdites, le Conseil d’Etat en a rendu légale son interdiction de principe.

En effet, il n’y a ainsi pas lieu d’apprécier, au cas par cas, si la tenue manifeste ostensiblement une appartenance religieuse en raison du comportement de l’élève.

Le Conseil d’Etat a également écarté les moyens tirés de l’atteinte à la vie privée et familiale et du droit à l’instruction dès lors que, pour les élèves refusant de cesser de porter l’abaya, d’autres voies de scolarisation sont possibles (établissements privés, scolarisation à domicile notamment).

Enfin, dans la mesure où l’objectif poursuivi était d’assurer le respect du principe de laïcité, la Haute juridiction a également écarté les moyens pris de la méconnaissance du principe d’égalité et de l’interdiction des discriminations.

Actualités du droit du numérique et des nouvelles technologies : bilan annuel des dernières actualités et décisions

Intelligence artificielle, plateformes, logiciels, cybersécurité, contrats informatiques, signature électronique : l’actualité juridique du numérique et des nouvelles technologies a de nouveau été foisonnante au cours de l’année passée. L’intelligence artificielle a vu son cadre juridique se préciser, notamment avec l’IA Act entré en vigueur le 1er août dernier et plusieurs décisions internationales notables rendues en matière de droit d’auteur. De même, le droit des plateformes numériques a évolué avec l’entrée en vigueur dès le 17 février dernier du Digital Service Act (« DSA »), applicable aux personnes publiques qui peuvent être concernées dans le cadre de la réutilisation des données publiques ou en tant que signaleurs de confiance. Sans oublier le désormais traditionnel bilan des dernières décisions rendues en droit des logiciels et en droit des contrats informatiques à l’instar de  nos focus des années précédentes : LAJ de septembre 2023 (numéro #149) LAJ septembre 2022 (numéro #136), LAJ de septembre 2021 (numéro #124), LAJ de septembre 2020 (numéro #112) et LAJ d’octobre 2019 (numéro #101). Bonne lecture !

 

Audrey LEFEVRE, Lucile MARTIN et Gabrielle LAMBERT

1. Actualités en intelligence artificielle

Nouveau cadre juridique de l’intelligence artificielle par les textes européens (IA Act, convention-cadre)

Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle

La récente adoption du règlement européen sur l’intelligence artificielle (« IA ») pose les principes tendant à encadrer le développement et la fourniture de systèmes d’IA « sûrs, transparents, traçables, non discriminatoires et respectueux de l’environnement », et d’en garantir la sécurité juridique, afin d’encourager les investissements et l’innovation au sein de l’UE, tant pour les personnes privées que pour les personnes publiques (par exemple, dans la relation usagers au travers de chatbot, utilisé dans la gestion des services liés à la consommation, à l’octroi des aides ou encore pour des outils de l’open data dans l’administration).

Le règlement met en place un système de classification selon l’usage qui sera fait de l’IA et non selon le système d’IA en lui-même, à l’exception des IA génératives. Il classe les IA en fonction de leur niveau de risque en distinguant :

  • les IA à risque inacceptable (qui sont interdites),
  • les IA à haut risque (soumises à un régime d’autorisation avec des obligations renforcées), et
  • les IA à risque limité ou “faible” (soumises au respect d’obligations relatives à la transparence).

Il impose de nombreuses obligations relatives à la transparence visant à informer l’utilisateur qu’il est en présence d’une IA.

 

Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’Intelligence Artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit, 5 septembre 2024

En parallèle, le 17 mai 2024, le Conseil de l’Europe a adopté la convention-cadre sur l’IA, les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit. Juridiquement contraignant, ce traité international a été adopté par les ministres des Affaires Etrangères des 46 pays membres du Conseil de l’Europe. Traité international contraignant, il permet de rassembler des acteurs incontournables de cette nouvelle technologie comme les États-Unis, le Japon et le Canada, autour des valeurs portées par l’Europe. De plus, il est compatible avec le règlement IA. Ce texte couvre ainsi l’ensemble du cycle de vie des systèmes d’IA et permet de promouvoir une innovation responsable au niveau international.

 

Dernières décisions en matière d’intelligence artificielle à l’échelle internationale

A défaut de pouvoir pour le moment analyser des décisions émanant de juridictions françaises, il convient de s’intéresser, comme l’année dernière (Cf. LAJ#149), aux décisions rendues par les juridictions étrangères en matière d’IA.

Tribunal de Hambourg, 27 septembre 2024, n° 310 O 227/23

Le 24 septembre dernier, le Tribunal régional de Hambourg a rendu la première décision concernant les exceptions de fouille de textes et de données (ou « TDM » pour text and data mining) consacrées par la DAMUN (la directive du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique). C’est une décision historique dans le contexte de l’intelligence artificielle dans la mesure où ces exceptions sont souvent évoquées pour justifier la phase d’entrainement de modèles d’intelligence artificielle[1].

Dans cette affaire, l’organisation à but non lucratif allemande LAION, connue notamment pour créer et mettre à disposition des sets de données d’entraînement, a publié gratuitement un set de données d’entraînement (le LAION-5B dataset) utilisé notamment pour entraîner certains modèles très connus tel que Stable Diffusion. Ce set de données (ou « dataset ») comprenait un lien hypertexte conduisant vers une image mise en ligne sur le site internet Bigstockphoto du photographe Robert Kneschke. Ce dernier a reproché à LAION d’avoir téléchargé une copie d’une de ses photos en basse qualité et contenant un tatouage numérique alors que les conditions d’utilisation de son site internet interdisaient l’utilisation des images par des « programme automatisés ». LAION a invoqué pour sa part l’exception TDM à des fins de recherches scientifiques.

Le Tribunal a considéré que les reproductions opérées par LAION avaient bien été effectuées à des fins scientifiques, et étaient donc couvertes par l’exception de fouille de textes et de données à des fins scientifiques (issue de l’article 4 de la DAMUN). Il en a conclu qu’il n’y avait pas eu de violation du droit d’auteur du fait de la reproduction non autorisée de la photographie.

C’est une décision importante pour l’exception TDM à des fins de recherches scientifiques car le Tribunal précise que la notion de recherche scientifique ne doit pas être appréhendée trop étroitement. Si la création de set de données n’est pas, en tant que telle, encore associée à un gain de connaissances, cette étape constitue toutefois une étape essentielle pour un futur gain de connaissances. Dès lors que le set de données est publié gratuitement, il permet à des chercheurs d’en bénéficier et donc de créer un gain de connaissance potentiellement via de l’IA générative.

D’autres décisions ont été rendues au cours de l’année passée.

Tribunal municipal de Prague, 11 octobre 2023, 10 C 13/2023

US District court for the District of Columbia, 18 août 2023, Stephen Thaler c/ Shira Perlmutter, n° 22-1564

Beijing Internet Court, civil Judgement, 2023, Beijing 0491 Republic of China n° 11279

UK Supreme Court, 20 décembre 2023, Thaler v. Comptroller-General of Patents, Designs and Trade Marks

Le 11 octobre 2023, le Tribunal municipal de Prague a rendu une décision concernant la qualification des contenus générés par IA au titre du droit d’auteur et, en conséquence, la protection particulière qui pourrait y être accordée. Il a ainsi été jugé qu’une image générée par IA ne constituait pas une œuvre de l’esprit protégeable au titre du droit d’auteur. Le cas d’espèce concernait une image générée par l’IA DALL-E, sur laquelle le « créateur » en qualité de personne physique n’a pu rapporter la preuve suffisante de sa contribution personnelle. Les juges ont ici particulièrement insisté sur la nécessité de démontrer une intervention humaine suffisante dans l’activité créatrice.

Cette décision s’inscrit dans la lignée des décisions rendues en 2023 par la Cour du district de Colombia et l’Internet Court de Beijing en Chine qui ont insisté sur l’importance de la démonstration d’un rôle actif et prépondérant de l’auteur dans la création d’une image, ou de toute « œuvre », assisté de l’IA. A ce titre, il convient de relever que l’Internet Court de Beijing dans sa décision précitée, a quant à elle retenu la protection par le droit d’auteur.

C’est en suivant ce raisonnement que la Cour Suprême du Royaume-Uni a considéré, pour sa part, que les systèmes d’IA ne pouvaient pas être titulaires d’un brevet d’invention. La haute juridiction britannique s’est rapportée à sa loi sur les brevets, qui limite la catégorie des déposants à des personnes physiques, et qui a en conséquence exclue « toute machine ».

2. Actualités en droit des logiciels

 Code source non communiqué, originalité du logiciel non prouvée

 Tribunal Judiciaire de Paris, 27 juin 2024, n° 20/02476

Une société spécialisée dans les services d’e-santé destinés aux pharmaciens a conclu un contrat de prestation informatique avec une société éditrice de logiciels, pour un logiciel de gestion informatique de la vente et de la délivrance de médicaments et produits de pharmacie.

Considérant que les conditions d’utilisation du logiciel par la société d’e-santé licenciée n’étaient pas respectées, la société titulaire a été assignée notamment en contrefaçon de logiciel par la société éditrice.

Dans sa décision en date du 27 juin 2024, le Tribunal a rappelé que l’originalité du logiciel devait être démontrée par un effort personnalisé [qui se matérialise par un apport intellectuel propre à l’auteur et à l’existence de choix opérés par ce dernier]. Elle a, par ailleurs ajouté, que si cette démonstration ne suffisait pas à démontrer l’originalité d’un logiciel, il était nécessaire de communiquer à la procédure le code source du logiciel, car seul ce dernier permettait d’identifier l’apport intellectuel et les choix précis de l’auteur.

Or en l’espèce, le code source n’a pas été fourni par la société demanderesse et l’expert n’a pu établir son rapport que sur la base d’extraits de code sources. Ainsi, le Tribunal n’a pas retenu la contrefaçon, considérant qu’il n’était pas « en mesure d’apprécier l’originalité du logiciel et l’effort personnalisé de l’auteur matérialisé dans une structure individualisée et l’éventuelle logique automatique et contraignante ».

 

Licence d’utilisation d’un logiciel et clause de réserve de propriété

Cass. Com., 6 mars 2024, n° 22-23.657

Une société a fourni des logiciels à une société intermédiaire, pour le compte d’une troisième société utilisatrice (client final). Ayant été placée en liquidation judiciaire, la société intermédiaire n’a pas réglé les factures dues. La société fournisseur des logiciels a donc assigné la société intermédiaire, se prévalant de la clause de réserve de propriété contenue dans ses CGV auprès de l’administrateur judiciaire.

L’affactureur de la société intermédiaire, intervenu volontairement à ses côtés, a argué que la clause de réserve de propriété dont se prévalait le fournisseur ne pouvait être appliquée dès lors qu’elle était limitée à “la propriété des matériels et des supports de logiciels”.

Ce n’est cependant pas l’interprétation qu’a retenu la Cour de cassation qui a rejeté le pourvoi initié par l’affactureur, en considérant, au regard des articles L. 122-6, 3° du Code de la propriété intellectuelle et de l’article 4 de la directive 2009/24/CE sur la protection juridique des programmes d’ordinateur, que “la mise à disposition d’une copie d’un logiciel par téléchargement et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation y afférente visant à rendre ladite copie utilisable par le client de manière permanente moyennant le paiement d’un prix implique le transfert du droit de propriété de cette copie”.

Ainsi, la Cour de cassation ne fait pas une interprétation littérale de la clause de réserve de propriété, mais opte pour une interprétation large, qui inclut aussi un transfert de propriété immatérielle.

 

Contrefaçon du logiciel d’une SCOP, distribué sous licence libre

CA Paris, 14 février 2024, n° 22/18071

Une société coopérative de production (SCOP) est titulaire d’un logiciel de mise en place d’un système d’authentification unique, qu’elle diffuse soit sous licence libre GNU GPL version 2, soit sous licence commerciale si l’utilisation n’est pas compatible avec la licence libre précitée.

Les sociétés Orange et Orange Business Services ont incorporé le logiciel de la SCOP dans sa version sous licence libre dans un nouveau logiciel qu’elles ont commercialisé seules auprès de l’État, dans le cadre de la réalisation du portail « mon service Public ».

Considérant que cette utilisation violait les clauses de la licence libre, la SCOP a assigné en contrefaçon les sociétés Orange.

Par une décision rendue le 14 février 2024, la Cour a retenu la contrefaçon en raison de manquements aux stipulations de la licence libre. Pour se faire, elle a considéré que les sociétés Orange ont procédé à des modifications du premier logiciel sur lequel était fondé celui des sociétés Orange, sans le concéder comme un tout gratuit auprès de l’Etat. De même qu’elles n’ont pas sollicité l’autorisation de la SCOP pour incorporer leur logiciel au nouveau.

Enfin, il est intéressant de relever que la Cour a pris en compte le comportement des sociétés Orange en relevant qu’elles ne s’étaient pas rapprochées de la SCOP pour clarifier le contenu de certaines stipulations de la licence.

Tenant compte de l’ampleur du projet du fait notamment de la durée d’exploitation du portail « mon service Public », du nombre de visiteurs de la plateforme, du budget de fonctionnement et d’investissement), la Cour a condamné les sociétés Orange à des dommages et intérêts particulièrement importants : 500.000 euros au titre des conséquences économiques négatives de l’atteinte aux droits d’auteur, 150.000 euros au titre des bénéfices qu’elles ont réalisé, et 150.000 € au titre du préjudice moral.

 

Violation de licence de logiciel : la Cour d’appel de Paris se prononce à nouveau sur le fondement de responsabilité applicable

CA Paris, 8 décembre 2023, n° 21/19696

Par cet arrêt, la Cour d’appel de Paris s’inscrit dans le courant de la saga judiciaire en matière de violation des termes de licence de logiciel ayant opposé la société Entr’Ouvert à la société Orange.

Pour rappel, dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris avait saisi, en 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur ce sujet afin de déterminer si la violation des termes contractuels d’une licence de logiciel relevait d’une responsabilité contractuelle ou de l’action en contrefaçon qui est de nature extracontractuelle (voir notre brève du 19/09/2019). Par sa décision en date du 18 décembre 2019, la CJUE a rappelé que le choix de l’application du régime de responsabilité délictuelle ou contractuelle importait peu du moment que les garanties prévues par la directive 2004/48 étaient respectées, notamment en matière de calcul des dommages intérêts (voir notre brève du 23/01/2020).

A la suite de cette décision, qui laissait en apparence un choix entre le fondement contractuel et la contrefaçon, la Cour d’appel de Paris a estimé, dans un arrêt du 19 mars 2021, que toute action en responsabilité fondée sur la violation d’un contrat de licence ne pouvait être formée que sur le fondement d’une responsabilité contractuelle (voir notre brève du 16/09/2021). Cette décision a cependant été cassée par l’arrêt de la Cour de cassation du 5 octobre 2022, au motif que le fondement de la responsabilité contractuelle ne permettait pas le respect des garanties posées par la directive 2004/48 (seule exigence rappelée par la CJUE).

La présente affaire présentait des faits similaires, à savoir le non-respect des termes d’une licence de logiciel. Plus précisément, la société Lundi Matin, éditrice de logiciels et applications mobiles de gestion, a concédé des licences sur deux de ses logiciels à La Poste pour le développement de son application « Genius ». La Poste a, par la suite, décidé de rendre disponible cette application au téléchargement sur smartphone dès 2017. La société Lundi Matin a alors assigné La Poste en contrefaçon de ses droits d’auteur, estimant que cette dernière, en rendant accessible au public son application « Genius », avait fait une utilisation irrégulière de ses logiciels concédés au regard des contrats de licence.

Par sa décision en date du 8 décembre 2023, la Cour d’appel de Paris a ainsi fait siens les arguments exposés par l’arrêt de la Cour de cassation en octobre 2022, en considérant que seul le fondement de la contrefaçon permet au titulaire de droits de bénéficier des garanties de la directive 2004/48. Cette décision vient ainsi entériner la position de la Cour de cassation. Il est désormais clair que l’action en contrefaçon est le seul fondement envisageable en matière de violation de licence.

3. Actualités en droit des plateformes

Accès aux données : compatibilité des traitements de données d’identité civile pour la lutte anti-contrefaçon de droit d’auteur en ligne

 CJUE, 30 avril 2024, n° C-470/21

Dans le cadre d’une saisine du Conseil d’Etat visant à l’annulation du décret n° 2010-236 du 5 mars 2010, relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel, la CJUE a été interrogée sur la compatibilité des traitements de données d’identité civile prévus dans le décret précité [à savoir : les données d’identité liées à l’adresse IP des utilisateurs par l’autorité publique], avec les dispositions de la directive 2002/58 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques.

La CJUE a considéré que la directive précitée ne s’opposait pas à ce qu’un Etat membre « impose une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des adresses IP aux fins d’un objectif de lutte contre les infractions pénales en général », dès lors qu’existe un encadrement certain, à savoir notamment :

  • une conservation exclusivement limitée à identifier la personne concernée et dont la durée est limitée au strict nécessaire ;
  • une conservation dans des conditions garantissant qu’il n’est pas possible de tirer des conclusions sur la vie privée de la personne concernée ;
  • une conservation via un système de traitement de données qui fasse l’objet d’un contrôle régulier par un organisme indépendant.

Dans ces conditions, une autorité publique chargée de la lutte anti-contrefaçon en matière de droit d’auteur et de droits voisins est autorisée, dans ce cadre-là, à accéder à ces données d’identité conservées par les fournisseurs de services de communications électroniques.

 

Le Digital Service Act (DSA) relatif aux plateformes en ligne, applicable aux personnes publiques, est entré en vigueur le 17 février 2024

 Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché́ unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques).

Le Digital Service Act (dit « DSA ») est entré en vigueur le 17 février 2024. Ce règlement européen encadre les services numériques et a souvent été mentionné comme un nouveau cadre applicable aux GAFAM (pour « Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft », plateformes qualifiées, aux termes de ce règlement, de « très grandes plateformes en lignes »).

Le DSA a cependant un champ d’application beaucoup plus large que les seules GAFAM puisque, depuis son entrée en vigueur le 17 février dernier, il s’applique à toutes les plateformes en ligne, y compris celles gérées par les personnes publiques. En effet, l’objectif du texte est de rendre l’environnement en ligne plus sûr, plus équitable et plus transparent. A ce titre, son champ d’application est défini par référence aux types de services proposés et non par référence aux catégories de personnes qui fournissent ces services.

En conséquence, une personne publique qui édite une plateforme en ligne permettant de réserver des services, ou de mettre en lien un administré avec un prestataire particulier, sera en principe soumis au respect du DSA. Cela implique notamment la mise en place d’un système de traitement des réclamations contre les décisions prises après le signalement d’un contenu illicite, l’information des utilisateurs sur les publicités ou la mise à disposition de rapports de transparence.

 

Action d’Association Addictions France contre la plateforme Meta (Facebook) : condamnation à communiquer des données d’identification de comptes Instagram publiant des contenus contraires à la loi Evin

 CA Paris, 21 décembre 2023, Meta plateforms Ireland Ltd / ANPAA (Association Addictions France) RG n° 23/06581

En France, la loi visant à sécuriser l’espace numérique a été promulguée le 21 mai 2024 (dite loi « SREN ») et résulte en partie de l’application du DSA au niveau national. Elle a notamment modifié la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 (dite « LCEN »), mettant à jour l’article 6 relatif au retrait des contenus illicites des plateformes numériques. Celui-ci pose le régime de la responsabilité des plateformes qui sont tenues de retirer tout contenu illicite après en avoir été dument notifiées, à défaut le juge compétent pouvant être saisi. La loi SREN est ici venue ajouter que le juge sera alors saisi selon la procédure accélérée au fond.

Sur le fondement de ce mécanisme, l’ANPAA, aujourd’hui Association Addictions France, a assigné le géant Meta, après lui avoir demandé par LRAR de lui communiquer les coordonnées des éditeurs de certains comptes Instagram d’influenceurs qui faisaient de la publicité pour des boissons alcoolisés sans respecter les règles de la loi Evin.

Condamné à communiquer les informations demandées en première instance, Meta a fait appel de cette décision. La Cour d’appel de Paris, par une décision en date du 21 décembre 2023, a confirmé la décision de première instance portant injonction de communiquer les informations des comptes visés, sans toutefois statuer sur le retrait des publications litigieuses car la société Meta les avait déjà rendues inaccessibles.

4. Actualités en droit des contrats informatiques

Opposabilité de la clause limitative de responsabilité qui doit prendre en compte le montant total des contrats interdépendants puisque liés à une même prestation informatique

CA Paris, 22 mars 2024, n° 21/16505

Une société a contracté, via quatre contrats différents avec un prestataire, l’intégration d’un nouvel ERP (un progiciel de gestion intégré) ainsi que la migration de ses données sur ce nouvel outil. Lors de la livraison des prestations, la société cliente a relevé de nombreuses anomalies qu’elle jugeait bloquante. Ces anomalies n’ayant jamais été corrigées par la suite, la société a été dans l’obligation de faire appel à un tiers pour mettre en œuvre son projet. Elle a ainsi reproché à son prestataire de ne pas avoir rempli son obligation de délivrance conforme et l’a assigné sur le fondement de sa responsabilité contractuelle.

En appel, la question s’est posée de la validité de la clause limitative de responsabilité du prestataire, reconnu défaillant. La clause limitait le montant de l’indemnisation du client par le prestataire à hauteur de la somme totale effectivement perçue par le prestataire au titre du contrat dans l’année où est constaté l’incident. La Cour a jugé que ce montant n’était pas dérisoire mais qu’il était nécessaire de tenir compte de l’ensemble des contrats qui concourraient au même but car ils étaient interdépendants, et qu’il fallait de ce fait prendre en compte le montant perçu par le prestataire au titre des quatre contrats conclus (et non uniquement au titre du contrat qui contenait cette clause).

Il est ainsi rappelé dans cette décision l’interdépendance des contrats informatiques conclus pour des prestataires associés qui doivent être pris dans leur ensemble pour calculer les indemnités qu’un prestataire défaillant se doit de verser à son client.

 

Rappel du point de départ du délai de prescription d’une action à l’encontre d’un prestataire informatique

CA Paris, 18 mars 2024, n° 22/06676

Une société a conclu un contrat avec un prestataire en janvier 2014 afin de mettre en œuvre un logiciel de gestion électronique de ses documents pour ses clients. Le logiciel était édité par une société tierce avec laquelle le prestataire avait conclu un contrat de partenariat. Dès le mois de mai de la même année, la société cliente a fait part au prestataire de nombreux dysfonctionnements qui empêchaient l’utilisation du logiciel fourni, dysfonctionnements qui n’ont pas été résolus par la suite.

La société n’a assigné en justice son prestataire qu’en mars 2020, aux fins d’obtenir la résolution judiciaire du contrat de prestation de services et la restitution des sommes payées. Le prestataire a alors tenté de faire valoir la prescription de l’action.

La Cour rappelle ici que le délai de prescription de droit commun est de 5 ans et qu’en présence d’un dysfonctionnement persistant, « le point de départ se situe au moment où l’intéressé en a eu connaissance. » En conséquence, il importait peu que les dysfonctionnements aient été étalés dans le temps et accumulés dès lors qu’ils avaient été découverts en janvier 2014. En l’espèce, l’action était donc prescrite.

 

L’obligation de collaboration du client face à l’obligation de délivrance conforme et de conseil du professionnel

CA Toulouse, 27 février 2024, n° 21/01022

Une société a développé une application pour tablettes. Cherchant à la développer sur le web, elle a fait appel à un prestataire et conclu un contrat en vue du développement et de l’hébergement de ladite application. Un cahier des charges spécifique a été remis au prestataire. Une première partie de la mission réalisée, ce dernier a cédé ses droits à son client, sans qu’aucun procès-verbal de recette n’ait été signé pour attester de la réception de cette étape intermédiaire. Une fois terminée, les codes sources ont été remis à la société.

Par la suite, cette société a rapidement contesté la qualité des livrables, avançant le non-respect par le prestataire du cahier des charges, et a refusé de signer le procès-verbal de recette final. Elle a ainsi mis en demeure le prestataire de lui rembourser les sommes avancées et résilié le contrat.

Refusant cette résiliation, le prestataire a été assigné par la société pour voir sa responsabilité contractuelle engagée. Déboutée en première instance, elle a fait appel de la décision en arguant que le prestataire avait failli à son obligation de délivrance conforme. Pour sa défense, le prestataire a rétorqué l’absence de collaboration du client.

La Cour d’appel a rappelé alors que « Si l’exécution de cette prestation imposait […] la collaboration du client, débiteur des informations nécessaires à l’avancée du processus, c’est bien au prestataire, en sa qualité de professionnel de démontrer qu’il a effectivement sollicité son client en ce sens, en l’informant des conséquences de son refus de collaboration notamment en termes de devenir de leurs relations contractuelles, et que malgré cela, il n’a pu obtenir satisfaction dans ses demandes. ».

La Cour d’appel a également rappelé que si aucune recette intermédiaire n’avait été contractuellement prévue, cela ne dispensait pas pour autant la société cliente, au titre de son devoir de collaboration, de procéder à des tests réguliers afin de permettre au prestataire de pouvoir, si besoin, modifier les travaux en cours. Toutefois, en l’espèce, la Cour a relevé que le prestataire n’avait pas tenu compte du comportement obstructif de son client et avait lui-même manqué à ses obligations de conseil et de délivrance conforme. La Cour en a déduit que les manquements de la société cliente n’étaient pas de nature à exonérer le prestataire de sa responsabilité. Ainsi, la résolution judiciaire du contrat a été prononcée et le prestataire a été condamné au remboursement des sommes avancées par son client, contre restitution par celui-ci de l’ensemble des éléments livrés.

La responsabilité professionnelle du prestataire a donc ici primé sur celle du client. Toutefois, l’obligation de collaboration du prestataire a aussi été examinée et ne doit donc pas être négligée.

 

Cybersécurité : absence de responsabilité du prestataire informatique en cas de perte de données à la suite d’une demande de rançon (type ransomware)

CA Lyon, 14 déc. 2023, n° 20/02356

Une société a conclu deux contrats avec un prestataire informatique, l’un pour la maintenance de son système informatique et l’autre pour la sauvegarde en ligne de ses données. Les serveurs de la société cliente ont ensuite fait l’objet d’une attaque de type rançongiciel (ou « ransomware »). Refusant de payer la rançon, la société a alors demandé à son prestataire de rétablir l’intégralité de ses données. Cependant, la dernière sauvegarde en date réalisée par le prestataire datait de 6 mois. La société a donc assigné son prestataire aux fins notamment d’engager sa responsabilité contractuelle et d’obtenir des dommages et intérêts. Déboutée en première instance, la société a interjeté appel de la décision.

La Cour d’appel a rappelé que « l’obligation de maintenance [du prestataire] s’analyse en une obligation de moyen dans la mesure où le fonctionnement du système implique la participation active du client et sa vigilance. ». Elle a relevé en l’espèce que la rançongiciel est intervenue via un virus un samedi, journée sans maintenance tel que décrit dans le contrat, depuis l’ordinateur portable de son gérant, non inclus dans le contrat de maintenance et dépourvu de solution anti-virus. De plus, concernant la sauvegarde des données, aucune faute n’avait pu être signalée par le client et ce pendant les 5 années d’exécution du contrat précédent les faits litigieux. La Cour a ainsi jugé que les éléments rapportés par le client, à savoir un rapport émis par un prestataire concurrent, ne suffisait pas à établir la faute du prestataire. Les demandes en résiliation du contrat et en indemnisation ont donc été rejetées.

 

Rappel des composantes de l’obligation de conseil d’un prestataire professionnel envers son client

CA Lyon, 7 décembre 2023, n° 20/03688

Une société a conclu un contrat avec un prestataire informatique afin de réaliser la migration de données de deux de ses sites internet. Des difficultés sont apparues dans l’exécution du contrat. La société cliente a alors assigné le prestataire aux fins de voir résilier le contrat et obtenir réparation de son préjudice. A ce titre, la société s’est également prévalue d’un manquement à l’obligation de conseil du prestataire.

La Cour a rappelé alors que le prestataire professionnel de l’informatique était débiteur d’une obligation de renseignements et de conseil, et d’une obligation de délivrance conforme. Elle a par ailleurs rappelé que le prestataire devait donc étudier les besoins de son client et faire un état des lieux de ses supports informatiques, et si besoin réaliser un audit technique, avant de proposer ses prestations et mettre en garde sur les difficultés potentielles dans une phase précontractuelle. La Cour en a déduit que c’est « à tort que la société intimée incrimine a posteriori le sous-dimensionnement de l’installation pour expliquer retards et dysfonctionnements alors qu’il lui appartenait, avant d’accepter l’architecture informatique déjà en place, d’en faire l’étude pour s’assurer de sa compatibilité avec la solution proposée et d’informer sa cliente des contraintes techniques et des dépenses supplémentaires d’adaptation ».

En conséquence, il a été jugé que le prestataire avait manqué à son obligation de conseil en raison de son évaluation de départ erronée et des prestations qui s’en sont suivies « ayant conduit à une exécution tardive, partielle et déficiente de ses obligations contractuelles ».

Dans cette décision, il est rappelé l’importance de bien encadrer la phase précontractuelle en matière de prestations informatiques qui peut se traduire par la relecture du cahier des charges pour les exigences fonctionnelles, la revue de l’architecture technique (celle-ci pouvant se faire au besoin via un audit), ainsi que par la mise en place d’un planning adapté, afin d’éviter toute déconvenue lors de la réalisation des prestations.

5. Actualités en matière de signature électronique

Absence de signature d’un acte administratif transmis numériquement

CE, 5 mars 2024, n° 48189

Le Conseil d’Etat a été saisi aux fins de savoir si une décision générée automatiquement adressée au nom du service instructeur d’une plateforme interrégionale de la main-d’œuvre étrangère et clôturant comme étant sans objet une demande d’autorisation de travail, pouvait être dispensée de signature au sens de l’article L. 212-2 du Code des relations entre le public et l’administration.

Le Conseil d’Etat a conclu qu’en l’absence de texte législatif contraire, une telle décision entrait dans le champ d’application des articles L. 212-1 et L.212-2 du Code des relations entre le public et l’administration relatifs à la signature des actes administratifs, et que la notification d’une telle décision par l’intermédiaire d’un téléservice permettait de déroger à l’obligation d’y faire figurer la signature de son auteur, dès lors qu’elle comportait la signature de son auteur ainsi que la mention, en caractères lisibles, du prénom, du nom et du service auquel il appartient.

 

Signature scannée

Cass. Com, 13 mars 2024, n° 22-16.487

Dans un arrêt du 13 mars 2024, la Cour de cassation a eu l’occasion de confirmer l’analyse de la Cour d’appel sur la valeur juridique d’une signature scannée apposée sur une promesse unilatérale de vente.

En l’espèce, la société se prévalant de ce contrat, avançait qu’une signature scannée bénéficiait de la même présomption de fiabilité qu’une signature électronique. La Cour de cassation n’a pas suivi ce raisonnement, considérant que la preuve du consentement des signataires ne pouvait être déduite d’une simple signature scannée. Elle a ainsi rappelé deux points importants :

  • Le procédé de scan de signature est valable, dès lors qu’elle permet d’identifier son auteur et de manifester son consentement conformément à l’article 1367, alinéa 1er du Code civil. Une signature scannée peut être valable lorsqu’elle est corroborée par des éléments de preuves de consentement complémentaires.
  • Cependant, ce procédé ne peut bénéficier d’une présomption de fiabilité au même titre que celui de la signature électronique, tel qu’explicité dans l’article 1367, alinéa 2 du Code civil.

 

Force probante de la signature électronique

CJUE, 10e ch., 29 févr. 2024, aff. C-466/22

La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) s’est à nouveau prononcée sur l’interprétation de l’article 25 du règlement (UE) no 910/2014 sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur[2] et plus particulièrement sur la notion de « signature électronique qualifiée ».

Dans le cadre d’un redressement fiscal, un requérant bulgare a contesté la validité de documents électroniques, considérant que l’authenticité desdits documents dépendait de différents aspects techniques qui déterminent la qualité d’une signature électronique en tant que « signature électronique qualifiée ». La juridiction saisie a posé une question préjudicielle à la CJUE afin de voir cette notion explicitée et sa valeur, face à une signature manuscrite précisée.

A cette occasion, la CJUE a rappelé que lorsque les conditions de l’article 3.12 dudit règlement sont réunies, à savoir la définition de «signature électronique qualifiée» comme « une signature électronique avancée qui est créée à l’aide d’un dispositif de création de signature électronique qualifié, et qui repose sur un certificat qualifié de signature électronique; …»,  les juridictions des Etats membres sont tenues de reconnaitre à la signature électronique qualifiée une force probante équivalente à celle d’une signature

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[1] « Première décision en Europe sur l’exception de fouille de textes et de données : l’affaire LAION c/ Robert Kneschke » par Elodie Migliore, Doctorante au CEIPI, Université de Strasbourg, Dalloz Actualités du 15/10/2024

[2] Règlement (UE) no 910/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 23 juillet 2014, sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur et abrogeant la directive 1999/93/CE (JO 2014, L 257, p. 73), dit règlement « iDAS »