Alors que la qualification de l’inacceptabilité de l’offre revêt une importance pratique majeure, force est de constater que la jurisprudence en la matière est rare. Pourtant, une telle qualification entraine par principe le rejet de l’offre, ce qui, tant pour le candidat que pour l’acheteur, s’avère lourd de conséquences. Comme les offres irrégulières et inappropriées, les offres inacceptables sont qualifiées d’irrecevables et sont par principe rejetées[1]. Plus précisément, l’examen des offres se décompose en deux étapes : la première étant dédiée au contrôle de la recevabilité des offres par l’acheteur tandis que la seconde est consacrée à l’examen des offres en tant que tel.
Les offres qualifiées d’irrecevables sont en principe écartées de la procédure et ne peuvent, donc, être examinées et classées au regard des critères d’attribution retenus. Dans les procédures adaptées sans négociation et les procédures d’appel d’offres, la qualification d’offre inacceptable est catégorique car elle entraine le rejet pur et simple de l’offre[2]. En dehors de ces hypothèses et le cas échéant, dans le cadre d’une procédure adaptée avec négociation, l’acheteur a la possibilité d’inviter le soumissionnaire dont l’offre est inacceptable à régulariser son offre[3]. Du côté de l’acheteur, la qualification d’offre inacceptable peut s’avérer risquée dans la mesure où une qualification erronée est source de contentieux et peut entrainer jusqu’à l’annulation de la procédure.
Ainsi, tant du côté des soumissionnaires que de l’acheteur, la question des éléments de qualification de l’offre inacceptable est déterminante. Au regard des textes, l’offre inacceptable est celle dont le prix excède les crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure[4]. Notion rarement explicitée par la jurisprudence administrative, le Conseil d’Etat a très récemment eu l’occasion d’apporter d’utiles précisions sur la caractérisation d’offre inacceptable, dans le cadre d’un recours dirigé contre la procédure d’attribution d’un accord-cadre à montant maximal[5].
En substance, la Haute juridiction considère que lorsque le montant des crédits budgétaires alloués au marché est inférieur au montant maximal d’un accord-cadre, l’acheteur ne peut qualifier d’inacceptable l’offre excédant le montant des crédits budgétaires alloués seulement si les candidats ont été préalablement informés de ce montant.
Dans ce nouveau contexte jurisprudentiel, faut-il considérer que cette obligation de transmission doit être systématiquement respectée par les acheteurs et ce quelle que soit la procédure de passation suivie ?
Précisément, si l’offre inacceptable est celle dont le montant dépasse les crédits budgétaires alloués au marché déterminés et établis avant le lancement de la procédure (I), l’acheteur est-il tenu d’informer les candidats du montant de ce plafond en dehors du cas où celui-ci est inférieur au montant maximum d’un accord-cadre (II) ?
I. L’offre inacceptable excède le montant des crédits budgétaires alloués au marché
La qualification d’offre inacceptable implique que l’acheteur ait, dans un premier temps, déterminé et établi son budget ou, plus précisément, les « crédits budgétaires alloués au marché ». Pour ce faire, l’impératif de bon usage des derniers publics justifie qu’il dispose d’une certaine marge d’appréciation (A), laquelle doit cependant être conciliée avec le principe de liberté d’accès à la commande publique (B).
A. La marge d’appréciation de l’acheteur dans la détermination de son budget
L’acheteur dispose d’une certaine marge d’appréciation pour établir et déterminer son « budget »[6] également dénommé « crédits budgétaires alloués au marché »[7]. Cette marge d’appréciation se manifeste d’abord par la circonstance que les crédits budgétaires résultent d’une estimation opérée par l’acheteur en vertu du bon usage des derniers publics. Ils correspondent plus précisément « à la somme spécifique que, pour une opération donnée, l’acheteur public entend engager, et non à ses capacités générales de financement »[8].
Autrement dit, le budget alloué au marché est le résultat de la volonté de l’acheteur et non de sa capacité réelle de financement. Dans cette logique, le juge administratif n’opère qu’un contrôle restreint de l’erreur manifeste sur l’appréciation portée par l’acheteur dans la détermination et l’estimation des crédits budgétaires alloués au marché[9]. En plus du choix du montant des crédits alloués, l’acheteur est libre de choisir le support sur lequel son budget sera établi, qu’il s’agisse d’un document publié (par exemple une délibération de la collectivité) ou d’un document purement interne.
La liberté de l’acheteur ne doit cependant pas porter atteinte aux principes essentiels de la commande publique et notamment à la liberté d’accès à la commande publique.
B. La nécessaire conciliation avec la liberté d’accès à la commande publique
La liberté d’accès à la commande publique exige qu’en principe tout opérateur puisse se porter candidat à l’attribution d’un marché public. Ce principe justifie que la marge d’appréciation de l’acheteur dans la détermination de son budget soit contrôlée si ce n’est limitée.
En effet, la qualification d’offre inacceptable, laquelle découle de l’estimation budgétaire établie en amont par l’acheteur, peut entrainer le rejet pur et simple de l’offre et donc porter atteinte à la liberté d’accès à la commande publique. Lourde de conséquence, cette qualification appelle donc un certain contrôle de la part du juge administratif, lequel exige que la détermination des crédits budgétaires soit opérée de manière réaliste.
En application de cette règle, le juge administratif considère par exemple que le fait que le budget d’une opération ait dû être réévalué à l’issue d’une seconde procédure afin de prendre en compte la réalité du marché, est de nature à révéler que l’estimation ayant conduit à déclarer les offres inacceptables était irréaliste[10]. Autrement dit, les crédits budgétaires ne peuvent être déterminés que « sur des bases sincères et rationnelles »[11].
Par ailleurs, conformément à l’article L. 2152-3 du Code de la commande publique, la détermination du budget doit se faire avant le lancement de la procédure[12]. Cette exigence pourrait justifier que l’acheteur fasse connaitre aux candidats le montant des crédits budgétaires qu’il entend allouer au marché, en application du principe de transparence.
II. La connaissance préalable du montant du plafond budgétaire du marché
Dans l’hypothèse où le montant des crédits budgétaires alloués au marché est inférieur au montant maximal d’un accord-cadre, l’acheteur est dans l’obligation d’informer les candidats sur le plafond budgétaire prévu (A). La question se pose alors de savoir si cette nouvelle exigence est transposable aux marchés publics classiques (B).
A. Une exigence de publicité circonscrite aux accords-cadres à montant maximum
A la suite de la récente décision du Conseil d’Etat « Société Actor France », lorsque le montant des crédits budgétaires alloués au marché est inférieur au montant maximal d’un accord-cadre, l’acheteur ne peut qualifier d’inacceptable l’offre excédant le montant des crédits budgétaires alloués seulement si les candidats ont été préalablement informés de ce montant[13]. Pour le comprendre, il convient de revenir aux principes mêmes de l’accord-cadre.
Conformément aux dispositions de l’article R. 2162-4 du Code de la commande publique, les accords-cadres doivent être conclus avec un montant maximum[14]. Or, comme l’explique le rapporteur public sous la décision « Société Actor France », dans de tels accords, « l’acheteur n’a aucune obligation de passer commande à hauteur des valeurs maximales ». Et « le fait de prévoir dans l’accord-cadre une valeur maximale plus élevée que celle des crédits budgétaires alloués constituerait davantage une mesure de précaution juridique destinée à éviter la passation d’un avenant »[15]. Autrement dit, le montant maximum de l’accord-cadre, dans l’hypothèse où les soumissionnaires ignorent que le montant des crédits budgétaires alloués est inférieur, pourrait les induire en erreur[16].
Par ailleurs, cette circonstance pourrait inciter les acheteurs à fixer le montant de leur accord-cadre bien au-dessus de leurs besoins pour pouvoir ensuite, recourir à une procédure avec négociation, du fait du caractère inacceptable des offres déposées[17]. Pour ces raisons, le Conseil d’Etat considère que, dans le contexte particulier de l’accord-cadre à montant maximum et dans l’hypothèse où le montant des crédits alloués est inférieur à ce montant maximum, le montant des crédits alloués doit être porté à la connaissance des candidats.
A contrario, lorsque le montant des crédits budgétaires est supérieur au montant maximal de l’accord-cadre, l’acheteur n’est pas tenu d’informer les candidats sur le montant de son estimation budgétaire.
B. L’exigence de publicité du plafond budgétaire dans le cadre des marchés publics classiques
La décision « Société Actor France » opère un revirement de jurisprudence dans un cas très particulier : celui des seuls accords-cadres passés en procédure formalisée et dans lesquels le montant des crédits budgétaires alloués est inférieur au montant maximum du marché. Avant cette décision, aucun texte ni aucune jurisprudence n’imposait aux acheteurs d’informer les candidats du plafond budgétaire fixé par la collectivité en amont de la procédure.
En creux, en dehors de ce type de marché, on peut raisonnablement affirmer que l’acheteur n’a pas l’obligation d’informer les soumissionnaires du montant des crédits qu’il entend allouer à son contrat. Au soutien de cette thèse, l’information des candidats sur le plafond budgétaire pourrait les inciter à se rapprocher de l’estimation de l’acheteur public, ce qui aurait une incidence sur le prix leur offre, voire sur le jeu de la libre concurrence[18].
On signalera, enfin, que par une ordonnance du 9 août 2024, le Tribunal administratif de Rennes, a eu l’occasion de préciser, en substance, que lorsqu’une offre dépasse les seuils de procédure formalisée, cette seule circonstance n’autorise pas l’acheteur à déclarer une offre inacceptable. Pour ce faire, l’acheteur doit impérativement avoir établi, en amont de la procédure, les crédits budgétaires alloués au marché[19].
Pour rappel, l’acheteur peut recourir à une procédure adaptée pour l’attribution d’un marché public notamment si la valeur estimée de son besoin est inférieure aux seuils européens ou si la valeur de certains lots dans le cadre d’une procédure formalisée est inférieure à 80 000 € HT. Précisément, en l’espèce, l’acheteur avait eu recours à une procédure adaptée pour certains lots. Dans ces conditions, l’acheteur considérait que la connaissance par les candidats de ces seuils valait connaissance du montant des crédits budgétaires alloués au marché. Refusant d’aller dans ce sens, le juge des référés distingue l’estimation du besoin et le montant des crédits budgétaires alloués au marché : « une offre ne peut être déclarée inacceptable sur le fondement de l’article L. 2152-3 du code de la commande publique que s’il résulte de l’instruction qu’elle ne peut être financée par l’acheteur, la seule circonstance que le montant d’une offre soit supérieur à l’estimation des services [et des seuils de procédure] du pouvoir adjudicateur étant à cet égard sans incidence ».
Il n’est pas certain que cette décision soit confirmée à l’avenir dans la mesure où elle crée une situation de blocage pour les acheteurs : en cas d’offres dont le montant est supérieur aux seuils de procédures formalisées, les acheteurs ne pourront pas écarter les offres s’ils n’ont pas établi, en amont de la procédure, les crédits budgétaires alloués au marché.
Il est ainsi vivement conseillé aux acheteurs d’établir systématiquement, en amont de la procédure, les crédits budgétaires alloués au marché. Et, dans l’hypothèse où le montant des crédits budgétaires est inférieur au montant maximum du marché, les acheteurs devront, en outre, informer les candidats de ce plafond budgétaire.
Marion Terraux, Anna Véran et Julie Oger
[1] Article L. 2152-1 du Code de la commande publique
[2] Article R. 2152-1 du Code de la commande publique
[3] Article R. 2152-1 du Code de la commande publique
[4] Article L. 2152-3 du Code de la commande publique
[5] CE, 12 juin 2024, Société Actor France, n° 475214
[6] Point 4 de l’article 26 de la Directive 2014/24/UE
[7] Article L. 2152-3 du code de la commande publique
[8] Conclusions du rapporteur public M. Marc Pichon de Vendeuil sous CE, 12 juin 2024, Société Actor France, n° 475214
[9] CE, 3 octobre 2012, Département des Hauts-de-Seine, n° 359921
[10] CAA de Paris, 4eme chambre, 10 février 2023, n° 22PA00023
[11] Conclusions du rapporteur public M. Marc Pichon de Vendeuil sous CE, 12 juin 2024, Société Actor France, n° 475214
[12] Point 4 de l’article 26 de la Directive 2014/24/UE
[13] CE, 12 juin 2024, Société Actor France, n° 475214
[14] Article R. 2162-4 du code de la commande publique
[15] Conclusions du rapporteur public M. Marc Pichon de Vendeuil sous CE, 12 juin 2024, Société Actor France, n° 475214
[16] Ibid
[17] Ibid
[18] Ibid
[19] TA de Rennes, ord. 9 août 2024, n° 2404137