Energie
le 11/01/2024
Marion TERRAUX
Anna VERAN
Julie OGER

La gratuité des transports publics locaux : on en parle ?

Depuis le 21 décembre 2023, le réseau de tram et de bus de la métropole de Montpellier est gratuit pour ses habitants. Et c’est un réel mouvement de fond qui se met en œuvre pour assurer l’égalité d’accès des usagers au service de transports publics locaux. Ainsi, la gratuité des transports réguliers de personnes concerne aujourd’hui plus de 376 communes. Il s’agit de de ne pas faire payer l’usager pour le service rendu, ce qui, en matière de transports, peut être motivé par des préoccupations tant environnementales (limiter l’utilisation des voitures dans les villes) sociales (gratuité pour les titulaires du RSA) ou économiques (favoriser l’attractivité des centres villes) …

C’est donc tout naturellement que nous vous proposons, pour le premier focus « Mobilités » de la LAJEEM, de nous arrêter sur les conditions de mise en œuvre d’une telle gratuité.

A l’échelle du territoire de l’autorité organisatrice des mobilités (AOM), la gratuité des transports réguliers peut se matérialiser sous deux formes : la gratuité temporaire (de manière éphémère : pic de pollution, nuit du nouvel an …) et la gratuité permanente (transport public régulier de personnes).

En ce qui concerne la gratuité permanente, elle peut aller de la gratuité partielle (une ou plusieurs parties du réseau ou catégories de personnes : personnes à mobilité réduite ou usagers résidents de la collectivité comme au sein de la Métropole de Montpellier) à la gratuité totale (pour l’ensemble du réseau de l’AOM, pour tous les usagers et tous les jours, comme c’est le cas dans la communauté urbaine de Dunkerque).

 

Mais alors, quels financements ?

Ne nous y trompons pas : la gratuité n’est évidemment qu’apparente. Et si ce n’est pas l’usager, les collectivités doivent trouver d’autres leviers de financements. En effet, la perte des recettes issues de la vente des titres de transport (recettes commerciales) représente un coût (environ 17 % en 2019 et 11 % en 2020)[1]. Ces pertes de recettes ont pu être partiellement compensées. Ainsi, à Dunkerque, les recettes du délégataire sont assises sur les vélos en libre-service et les taxibus de nuit[2]. Et dans la Métropole de Montpellier, le délégataire du service public se rémunérera notamment sur les redevances des usagers non-résidents de la Métropole de Montpellier.

Mais le financement des coûts d’exploitation et d’investissement repose alors essentiellement sur le versement mobilité (anciennement versement transport : environ 47 % en 2019 et 46 % en 2020)[3], les contributions locales (environ 34 % en 2019 et 35 % en 2020), les dotations de l’Etat (environ 2 % en 2019 et 8 % en 2020), et plus marginalement les recettes liées à la publicité dans les transports ou aux contraventions[4]. S’agissant plus particulièrement du versement mobilité, rappelons que, conformément à l’article L. 1221-13 du Code des transports le financement des transports publics locaux est assuré par les autres bénéficiaires publics et privés qui, sans être usagers des services, en retirent un avantage direct ou indirect. Les employeurs publics et privés participent au financement des transports via le versement mobilité (47 % en 2019 et 46 % en 2020)[5].

Ce prélèvement correspond à un impôt[6] destiné à couvrir les dépenses de fonctionnement et d’investissement des transports en commun. Il prend la forme d’un pourcentage de la masse salariale des employeurs publics et privés en charges d’au moins 11 salariés et situés dans le ressort territorial de la collectivité organisatrice des transports (Articles L. 2333-64 et s. du Code général des collectivités territoriales)[7].

Les AOM ont la possibilité d’augmenter son montant dans la limite d’un plafond prévu à l’article L. 2333-67 du Code général des collectivités territoriales : 0,55 % des salaires (population entre 10 000 et 100 000 habitants), 2,95 % des salaires (Paris et alentours) ou encore 1,75 % des salaires (population supérieure à 100 000 habitants et réalisation d’une infrastructure de transport collectif routier ou guidé)[8]. A titre d’exemple, la Métropole de Montpellier (4 lignes de tramways et 41 lignes de bus) indique qu’elle comble le manque de recettes tarifaires (entre 20 % et 23 % en 2019)[9] grâce aux prélèvements issus du versement mobilité (dont le taux est fixé à 2 %)[10], la rationalisation des coûts, notamment grâce à la suppression des billetteries, et les contributions publiques.

Son taux de versement mobilité a pu atteindre jusqu’à 2 % (malgré le plafond fixé à 1,75 % en province) grâce à l’addition des majorations permises par l’article L. 2333-67 du Code général des collectivités territoriales, c’est-à-dire : le bonus communauté (+0,05 %) et le bonus « commune touristique » (+0,2 %). La communauté urbaine de Dunkerque (15 lignes de bus)[11], dont le réseau est moindre, a comblé le manque de recettes par l’augmentation du taux du versement mobilité (fixé à 2 %)[12].

 

La gratuité est-elle conforme au principe d’égalité de traitement entre les usagers ?

La gratuité n’apparaît pas contraire au principe d’égalité devant le service public. Evidemment, en ce qui concerne la gratuité permanente totale et l’exemple de Dunkerque, la question ne se pose pas : en supprimant la tarification pour tous les usagers indistinctement, l’administration leur permet de bénéficier d’un traitement égalitaire devant le service.

En ce qui concerne la gratuité permanente partielle et l’exemple de la Métropole de Montpellier, il est possible d’instaurer la gratuité pour les habitants dès lors que cette mesure est justifiée par le fait que leur domicile se trouve dans le ressort de l’AOM (CC, DC, 12 juillet 1979, Ponts à péage, n° 79-107 ; CE, 29 décembre 1997, Commune de Gennevilliers, n° 157425)[13].

 

La gratuité est-elle compatible avec le régime de service public des transports ?

Une partie de la doctrine considère que la suppression de la tarification en matière de transports publics aurait pour effet de faire reposer le financement essentiellement sur des ressources fiscales et de changer ainsi la nature du service public en contradiction avec l’article L. 1221-13 du Code des transports (selon lequel le financement est assuré par les usagers et par les autres bénéficiaires publics et privés qui, sans être usagers des services, en retirent un avantage direct ou indirect), ce qui nécessiterait l’intervention du législateur[14].

A contrario, certains estiment que la gratuité permanente et totale du service des transports est une faculté prévue par l’article L. 1221-5 du Code des transports lequel dispose que l’autorité organisatrice définit la politique tarifaire de manière à obtenir l’utilisation la meilleure, sur le plan économique et social, du système de transports correspondant. Ainsi, lorsque les AOM décident de mettre en œuvre ce principe de gratuité, il leur appartiendra d’en définir des conditions permettant de limiter les risques juridiques.

En tout état de cause, si le service de transport public est délégué, il conviendra de s’assurer que l’exploitant supporte un risque d’exploitation.

 

Compatibilité entre la gratuité et délégation de service public

Conformément à l’article L. 1121-1 du Code de la commande publique, le délégataire doit supporter un risque d’exploitation réel de sorte qu’il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, qu’il a supporté. A défaut, le contrat sera requalifié de marché public.

Cependant, la gratuité n’implique pas nécessairement une requalification en marché public. Ainsi, la Cour administrative de Marseille a pu considérer, à propos de la communauté d’agglomération du pays d’Aubagne, qu’un avenant instaurant la gratuité du réseau de transport public de voyageurs n’avait pas eu pour effet de supprimer tout risque d’exploitation pesant sur le délégataire (CAA de Marseille, 28 avril 2014, n° 12MA00238). En l’espèce, la rémunération du délégataire était fonction d’une contribution financière forfaitaire annuellement versée par l’AOM et égale à la différence entre l’engagement du délégataire sur les dépenses d’exploitation et son engagement sur la fréquentation des lignes. La Cour en a alors conclu qu’un risque d’exploitation demeurait à la charge du délégataire dès lors que la contribution ne couvrait qu’un résultat d’exploitation prévisionnel (et non pas l’ensemble des dépenses du délégataire) et était pondérée en fonction des résultats d’exploitation.

En conclusion, donc, ce modèle est séduisant. Mais il ne va pas sans poser de véritables questions juridiques. Et une fois encore, la gratuité pour les usagers passe également nécessairement par la perception d’autres recettes, au premier rang desquelles l’augmentation du versement mobilité. C’est donc un choix politique structurant que de décider d’une telle gratuité.

 

[1] Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur les modes de financement des autorités organisatrices de la mobilité, Hervé Maurey et Stéphane Sautarel, Sénat, 4 juillet 2023, n° 830, selon les chiffres sur l’année 2019-2020 et selon une moyenne faite des chiffres issus de collectivités de tailles disparates.

[2] Communauté urbaine de Dunkerque, Extrait du registre aux délibérations du Conseil de communauté, Séance du mercredi 30 septembre 2020 18h15

[3] Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur les modes de financement des autorités organisatrices de la mobilité, Hervé Maurey et Stéphane Sautarel,  Sénat, 4 juillet 2023, n° 830, selon les chiffres sur l’année 2019-2020 et selon une moyenne faite des chiffres issus de collectivités de tailles disparates.

[4] Rapport d’information fait au nom de la commission d’information sur le thème : « Gratuité des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ? », Michèle Vullien et Guillaume Gontard, Sénat, 25 septembre 2019, n° 744.

[5] Ibid selon les chiffres sur l’année 2019-2020 et selon une moyenne faite des chiffres issus de collectivités de tailles disparates.

[6] Décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1991, n° 90-287.

[7] Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur le thème : « Gratuité des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ? », Michèle Vullien et Guillaume Gontard, Sénat, 25 septembre 2019, n° 744.

[8] Versement mobilité, Direction de l’information légale et administrative (Première ministre), site internet Entreprendre.Service-Public, 1 janvier 2024.

[9] Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur les modes de financement des autorités organisatrices de la mobilité, Hervé Maurey et Stéphane Sautarel,  Sénat, 4 juillet 2023, n° 830.

[10] Site de l’URSSAF, Bénéficiaire du versement mobilité : Montpellier Méditerranée Métropole, Taux en cours : 2.

[11] Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur le thème : « Gratuité des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ? », Michèle Vullien et Guillaume Gontard, Sénat, 25 septembre 2019, n° 744

[12] Site de l’URSSAF, Bénéficiaire du versement mobilité : Communauté de Dunkerque, taux en cours : 2.

[13] La gratuité du service public des transports, Sébastien Martin, AJDA 2020. 999

[14] Contribution de Serge Pugeault, professeur agrégé de droit public à l’Université de Reims, Directeur du Centre de recherche droit et territoire, in Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur le thème : « Gratuité des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ? », Michèle Vullien et Guillaume Gontard, Sénat, 25 septembre 2019, n° 744