Environnement, eau et déchet
le 12/01/2023
Clémence DU ROSTU
Julie CAZOU

Dérogations espèces protégées : quand et comment sont-elles délivrées ?

CE, 9 décembre 2022, Association Sud Artois pour la protection de l’environnement, n° 463563

CE, 28 décembre 2022, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales et autre, n° 449658

Par un avis contentieux très attendu en date du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a apporté d’utiles précisions sur les contours de l’obligation de solliciter une « dérogation espèces protégées » et sur les modalités de son octroi.

A titre préalable, on précisera qu’il ressort des textes que lorsque les nécessités de préservation du patrimoine naturel justifient la conservation d’espèces animales non domestiques, l’article L. 411-1 du Code de l’environnement interdit la destruction, la perturbation intentionnelle, la dégradation ou l’altération des espèces de flore et de faune sauvages protégées ou leur habitat. L’article L. 411-2, 4° du Code de l’environnement prévoit néanmoins que l’autorité administrative compétente peut délivrer des dérogations à ces interdictions, dans cinq hypothèses limitativement énumérées et notamment pour des « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique ». Cette dérogation ne peut toutefois être octroyée que s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et si la dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

L’avis contentieux ici présenté avait été sollicité par la Cour administrative d’appel de Douai dans le cadre d’un litige dirigé contre un arrêté préfectoral autorisant la construction et l’exploitation d’un parc éolien (CAA de Douai, 27 avril 2022, Association Sud Artois pour la protection de l’environnement, n° 20DA01392, voir notre article rédigé sur cette décision). L’association Sud Artois pour la protection de l’environnement reprochait alors notamment au pétitionnaire du projet de ne pas avoir sollicité, ni obtenu, de dérogation espèces protégées auprès de l’autorité administrative alors que l’étude d’impact de son projet révélait que plusieurs espèces protégées de chiroptères et d’oiseaux seraient affectées et que tout risque de destruction de ces spécimens ne serait pas exclu malgré les mesures d’identification et de protection des nids ainsi que de bridage de l’aérogénérateur prévues par le pétitionnaire.

La CAA de Douai a alors interrogé le Conseil d’Etat sur :

  • D’une part, le seuil de déclenchement de l’obligation de solliciter une dérogation espèces protégées et plus précisément sur le point de savoir s’il suffit, pour que cette obligation soit applicable, que le projet en cause soit susceptible d’affecter un seul spécimen d’une espèce protégée, ou s’il faut qu’une part significative de ces spécimens le soit, en tenant compte notamment de leur nombre et du régime de protection qui leur est applicable ;
  • D’autre part, sur la question de la prise en compte, pour apprécier ce seuil, par l’autorité administrative de la probabilité de réalisation du risque d’atteinte à ces espèces ou des effets prévisibles des mesures proposées par le pétitionnaire tendant à éviter, réduire ou compenser les incidences du projet.

Cette demande d’avis s’inscrit dans un contexte de contentieux accru sur la question des dérogations espèces protégées, le rapporteur public N. Agnoux soulignant à cet égard au sein de ses conclusions que cette évolution du nombre de ces contentieux pourrait être en lien avec l’attention croissante portée aux enjeux de biodiversité en raison des pressions plus importantes exercées sur la conservation des espèces (artificialisation des sols, pesticides, changements climatiques…), (conclusions du rapporteur public présentées sous l’avis contentieux examiné).

Le Conseil d’Etat s’est donc prononcé par un avis du 9 décembre 2022 sur les interrogations de la CAA de Douai, en précisant le seuil de déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation espèces protégées (I). Dans cet avis, le Conseil d’Etat a également traité des conditions de délivrance de ces dérogations, celles-ci ayant en outre récemment connu d’autres évolutions jurisprudentielles et législatives (II).

I. Sur le seuil de déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation espèces protégées

Le Conseil d’Etat définit deux niveaux de questionnements qui doivent être posés par le pétitionnaire pour déterminer s’il doit obtenir une dérogation espèces protégées.

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat indique que le pétitionnaire doit se poser la question de la nécessité de solliciter ou non une dérogation espèces protégées dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet. Le Conseil d’Etat précise à cet égard que l’applicabilité du régime de protection ne dépend à ce stade ni du nombre de spécimens présents, ni de l’état de conservation des espèces protégées afférentes. Dit autrement, la question du dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées doit être posée si au moins un spécimen d’une espèce protégée est présent sur la zone du projet.

Dans un second temps, et si un spécimen d’une espèce protégée est bien présent, l’obtention d’une dérogation n’est pas toujours indispensable, le Conseil d’Etat posant comme condition l’existence d’un risque suffisant sur les espèces protégées, causé par le projet en cause. Ainsi, l’obtention de cette dérogation n’est imposée que si le risque est « suffisamment caractérisé ». Cette condition est donc appréciée de manière casuistique et les mêmes critères objectifs ne pourraient être appliqués à tout projet et à toute espèce. Il appartient donc au pétitionnaire, sous le contrôle des services de l’Etat, de déterminer si son projet présente un risque suffisamment caractérisé pour l’espèce ou les espèces protégées présentes sur le site pour déterminer s’il doit solliciter une demande de dérogation.

Le Conseil d’Etat précise également les modalités d’appréciation de ce risque, et indique que doivent être prises en compte « les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire ». Ainsi, si ces mesures présentent des garanties d’effectivité suffisantes et permettent de réduire le risque porté par le projet sur les espèces protégées identifiées lors de l’étape précédente, de sorte que celui-ci ne serait, au final, pas « suffisamment caractérisé », la sollicitation d’une dérogation espèces protégées n’est pas nécessaire. On soulignera que le Conseil d’Etat ne mentionne pas à ce stade que les mesures de compensation doivent être prises en compte, mais seulement celles d’évitement et de réduction. En effet, comme l’indiquait le rapporteur public au sein de ses conclusions, par principe les mesures de compensation interviennent après qu’ait été affecté un spécimen ou un habitat et celles-ci ne peuvent donc dispenser le pétitionnaire d’obtenir une dérogation.

L’avis du Conseil d’Etat, en posant ces principes, s’écarte donc de la proposition faite par le rapporteur public de prendre en compte la finalité du projet pour déterminer la nécessité d’obtenir une dérogation.

Si ces précisions sur le seuil de déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation espèces protégées sont les bienvenues, il ne fait pas de doute que l’examen de ces deux conditions suscitera de nouveaux débats dans le cadre des contentieux sur les dérogations espèces protégées, et particulièrement s’agissant de la seconde étape au regard de la marge d’appréciation qu’elle octroie à l’autorité administrative pour déterminer si un projet représente ou non un risque suffisamment caractérisé pour des espèces protégées.

Par ailleurs, on indiquera que plusieurs décisions de Cours administratives d’appel et Tribunaux administratifs ont déjà appliqué le considérant de principe de cet avis contentieux (voir notamment CAA Lyon, 20 décembre 2022, Association Chazelle-l’Écho Environnement et autres, n° 20LY00753 et CAA Lyon, 15 décembre 2022, Association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et autre, n° 21LY00407 pour des décisions considérant que l’octroi d’une dérogation n’est pas nécessaire, et CAA Bordeaux, 22 décembre 2022, Commune de Sainte-Livrade-sur-Lot, n° 20BX03058 et TA Grenoble, 20 décembre 2022, Confédération paysanne de Haute-Savoie et autre, n° 2002745 pour des décisions considérant que l’obligation d’obtenir une dérogation était applicable).

II. Sur les conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées

Le Conseil d’Etat se prononce ensuite sur les conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées par l’autorité administrative, bien que cette question n’ait pas été soulevée par la CAA de Douai dans sa saisine.

Il rappelle à cet égard sa jurisprudence existante, qui avait déjà identifié les trois conditions « distinctes et cumulatives » suivantes, déjà évoquées ci-avant (voir notamment CE, 25 mai 2018, Société PCE et autre, n° 413267 et CE, 24 juillet 2019, Société PCE et autre, n° 414353) :

  • Qu’il n’existe pas de solution alternative satisfaisante ;
  • Que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ;
  • Que la dérogation soit justifiée par l’un des cinq motifs limitativement énumérés par l’article L. 411-2, 4° du Code de l’environnement, ainsi définis :
  • l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels ;
  • la prévention des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;
  • l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;
  • pour des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ;
  • pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié de certains spécimens.

Le Conseil d’Etat précise enfin dans son avis ici examiné que l’autorité administrative doit apprécier l’ensemble de ces aspects, « parmi lesquels figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces concernées ». Les mesures de compensation, si elles ne peuvent être prises en compte par le pétitionnaire pour déterminer s’il doit ou non solliciter la demande de dérogation, font en revanche partie des critères d’appréciation retenus par l’administration au stade de la délivrance de la dérogation.

Plusieurs autres éléments d’actualité doivent encore être évoqués s’agissant de ces trois conditions.

Tout d’abord, il est intéressant de relever que le considérant de principe issu de l’avis du 9 décembre 2022 a été repris in extenso dans un arrêt du Conseil d’Etat en date du 28 décembre 2022.

Dans cet arrêt, le juge a en outre ajouté que « pour apprécier si le projet ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de déterminer, dans un premier temps, l’état de conservation des populations des espèces concernées et, dans un deuxième temps, les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci » (CE, 28 décembre 2022, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales et autre, n° 449658). Ainsi, outre les règles issues de l’avis du Conseil d’Etat du 9 décembre 2022, de nouveaux principes semblent imposés par le juge à l’administration qui, pour apprécier le respect de la deuxième condition de mise en œuvre de la dérogation, doit :

  • en premier lieu déterminer l’état de conservation des espèces concernées par la dérogation ;
  • puis, en second lieu, déterminer les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur cet état de conservation.

En outre, s’agissant de la troisième condition et plus précisément de la caractérisation de l’existence d’une raison impérieuse d’intérêt public majeur pouvant justifier l’octroi d’une dérogation espèces protégées, une présomption légale d’existence d’une telle raison pourrait être prochainement instaurée pour certains projets. Ce point est en effet actuellement en discussion devant le Parlement dans le cadre de l’adoption du projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, dont l’article 4 prévoit à ce stade (c’est-à-dire après le vote en première lecture de l’Assemblée nationale) d’introduire un article L. 211-2-1 au sein du Code de l’énergie, aux termes duquel :

« Les projets d’installations de production d’énergie renouvelable ou de stockage d’énergie, de gaz bascarbone, au sens de l’article L. 4471 ou d’hydrogène renouvelable ou bascarbones mentionnés à l’article L. 8111, y compris leurs ouvrages de raccordement aux réseaux de transport et de distribution d’énergie, sont réputés répondre à une raison impérative d’intérêt public majeur, au sens du c du 4° du I de l’article L. 4112 du code de l’environnement ».

L’instauration de cette présomption est toutefois critiquée et celle-ci avait été supprimée lors de son examen en commission par l’Assemblée nationale.

Une présomption est toutefois déjà reconnue, à titre temporaire et depuis peu, par l’article 3 du règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables, qui indique que « la planification, la construction et l’exploitation d’installations de production d’énergie à partir de sources renouvelables, le raccordement de ces installations au réseau, le réseau connexe proprement dit, ainsi que les actifs de stockage, sont présumés relever de l’intérêt public supérieur et de l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques lors de la mise en balance des intérêts juridiques » dans le cadre notamment de l’octroi d’une dérogation espèces protégées. Et s’il est également prévu que ces opérations « soient prioritaires lors de la mise en balance des intérêts juridiques dans chaque cas », cette priorisation n’est toutefois applicable pour les dérogations espèces protégées que « si et dans la mesure où des mesures appropriées de conservation des espèces contribuant au maintien ou au rétablissement des populations d’espèces dans un état de conservation favorable sont prises et des ressources financières suffisantes ainsi que des espaces sont mis à disposition à cette fin ». Ce règlement est toutefois temporaire, et ne sera ainsi applicable que durant 18 mois à compter du 30 décembre 2022.

 

Clémence du ROSTU et Julie CAZOU