Environnement, eau et déchet
le 08/06/2022
Clémence DU ROSTU
Ariane FRAISSEIX

La « stratégie nationale biodiversité 2030 » et l’actualité jurisprudentielle récente en matière de protection de la biodiversité et de dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées

« Stratégie nationale biodiversité 2030 »

Dévoilé en mars 2022, le premier volet de la « stratégie nationale biodiversité 2030 » marque l’engagement de la France vers une inversion du déclin de la biodiversité. La convention sur la diversité biologique, ouverte à la signature lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro de 1992, est à l’origine des stratégies nationales et européennes de protection de la biodiversité, dont la « stratégie nationale biodiversité 2030 » en est aujourd’hui la concrétisation. Le premier volet de cette stratégie est le fruit d’une concertation large avec les différentes parties prenantes (élus, experts, usagers et associations, instances représentatives, services publics et opérateurs…), qui s’inscrit dans le cadre des grands rendez-vous nationaux ayant eu lieu en 2021. Lors de la COP15, qui devrait se dérouler à l’automne en Chine, un nouveau cadre mondial sera établi afin de mettre un terme au déclin de la biodiversité et d’encourager sa régénération.

Cette actualité nous donne ainsi l’occasion de revenir sur les décisions très récentes à propos desquelles le juge administratif s’est prononcé sur la question de la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces dites protégées. Consacré par le droit de l’Union européenne à l’article 2 de la directive du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvages ainsi qu’à l’article 1er de la directive du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages, ce principe vise à garantir la protection du patrimoine naturel protégé en interdisant sa destruction. En droit interne, c’est l’article L. 411-1 du Code de l’environnement qui traduit ce principe de protection du patrimoine naturel protégé.

La stratégie nationale biodiversité 2030 retiendra ainsi notre attention (I), avant d’étudier plus en détails l’actualité jurisprudentielle récente concernant la protection de la biodiversité au travers de la question de la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées (II).

 

I. La « stratégie nationale biodiversité 2030 »

La « stratégie nationale biodiversité 2030 » a vu son premier volet être dévoilé en mars 2022. Il est le fruit d’un travail de concertation et de consultation de 18 mois entre les différentes parties prenantes.

Cette stratégie s’organise autour de cinq axes, concernant la protection et la restauration des écosystèmes, l’utilisation durable et équitable des ressources naturelles et des services écosystémiques, la sensibilisation, la formation et la mobilisation de la société, le pilotage transversal orienté sur les résultats et piloté par la connaissance ainsi que des financements au service des politiques de biodiversité. Elle s’appuie notamment sur trois principes, la sobriété dans l’usage des ressources naturelles, la cohérence des actions au niveau des politiques publiques et des partenariats avec le secteur privé, ainsi que l’opérationnalité, afin d’entraîner des changements concrets nécessaires à la transition écologique. Elle bénéficie également d’une gouvernance interministérielle et est accompagnée d’indicateurs et de cibles afin de suivre sa mise en œuvre et les inflexions à y apporter.

Les premiers axes mis en œuvre de la stratégie concernent le soutien de l’évolution d’une société plus en harmonie avec l’environnement, l’accompagnement de la transition écologique des activités humaines les plus néfastes ainsi que la protection et la restauration de la nature. Pour chacun de ces axes, des objectifs à atteindre sont établis, tels que la lutte contre les espèces exotiques envahissantes, le déploiement des aires protégées sur 30 % du territoire, la réduction de l’artificialisation des sols, la protection de la santé des citoyens et les mesures associées sont également décrites. Plus de 500 opérations dites « coup de poing » sont en ce sens envisagées d’ici 2025 afin de lutter contre les espèces exotiques envahissantes, des opérations de restauration des continuités écologiques dégradées sont également prévues et devront débuter dès 2022. Trois décharges littorales, menacées par l’érosion côtière, devraient également être réhabilitées en 2022 (plus de cinquante devant l’être par ailleurs, d’ici 2025).

Au-delà de cette nouvelle stratégie, il est intéressant d’examiner l’actualité jurisprudentielle qui participe également à la protection de la biodiversité.

 

II. Les décisions récentes des juridictions administratives en matière de biodiversité

A. Le souci du juge administratif de veiller au respect des conditions de délivrance d’une dérogation espèce protégée

L’article L. 411-2 du Code de l’environnement pose des conditions à remplir afin d’obtenir une dérogation au principe d’interdiction de destruction des espèces protégées posé à l’article L. 411-1 du même Code. Selon ces dispositions, une dérogation est possible à condition qu’elle réponde à une raison impérative d’intérêt public majeur, qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

Par deux jurisprudences récentes, le juge a veillé au respect de ces conditions, ce qui a abouti au rejet de deux projets impactant des espèces protégées.

D’abord, le 10 mars 2022, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la question de l’essentialité du critère de la raison impérative d’intérêt public majeur, dans son arrêt Association Sauvegarde des Avant-Monts et autre, n° 439784. En effet, il avait considéré que dès lors que ce critère n’était pas rempli, l’autorisation d’un projet d’aménagement ou de construction portant ou risquant de porter atteinte à des espèces protégées, ne pouvait être délivrée (voir la brève de la LAJEE de mai 2022 en ce sens[1]).

Puis, par une décision du 30 mai 2022 n° 20MA00986 de la Cour administrative d’appel de Marseille, le juge administratif s’est prononcé en faveur de la confirmation de l’arrêté préfectoral, déjà prononcée en première instance, qui refusait l’autorisation d’implantation d’un parc d’activités économiques sur le territoire de plusieurs communes et a rejeté les prétentions de la communauté d’agglomération.

La communauté d’agglomération de la Provence vert (initialement communauté de communes Sainte-Baume Mont-Aurélien), pétitionnaire avait déposé une demande de dérogation (prévue à l’article L. 411-2 du Code de l’environnement) au principe d’interdiction de destruction des espèces protégées, mais le Préfet du Var avait refusé de lui accorder en raison des destructions et altérations d’habitats d’espèces protégées risquant d’être engendrées.

En effet, le projet envisagé avait notamment pour effet d’altérer et réduire un corridor écologique majeur situé dans cette région. Le Préfet du Var avait alors considéré que les mesures compensatoires environnementales n’étaient pas suffisantes et que les conditions définies à l’article L. 411-2 du Code de l’environnement n’étaient pas remplies. Si des solutions alternatives de moindre impact environnemental avaient été envisagées, la solution finalement retenue était considérée par le préfet et le conseil national de protection de la nature comme étant la plus favorable du point de vue économique, mais la moins intéressante du point de vue environnemental. Dans ces conditions, le juge confirme l’arrêt rendu en première instance par le Tribunal administratif de Toulon, confirmant le refus d’accorder la dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées décidé par le Préfet du Var et rejetant les prétentions de la communauté d’agglomération.

Avec cette décision et l’attention particulière portée par le juge au respect des conditions de la dérogation à l’interdiction prévue à l’article L.411-2 du Code de l’environnement, le juge administratif veille au respect des règles visant à la protection de la biodiversité avec une appréciation au cas par cas.

 

B. Le surseoir à statuer du juge administratif concernant l’obligation de dépôt de la demande de dérogation à l’interdiction de destruction

Dans sa décision du 27 avril 2022 n° 20DA01392, la Cour administrative d’appel de Douai a sursis à statuer dans un litige opposant la société Parc éolien du Sud Artois autorisée par le Préfet du Pas-de-Calais à construire et exploiter un parc éolien, à la société pour la protection de l’environnement Association Sud-Artois.

Le litige opposant la société de protection de l’environnement à la société du parc éolien porte sur l’autorisation environnementale, délivrée par le préfet au bénéfice de cette dernière.

Sur ce point, on rappellera que l’autorisation environnementale délivrée en application de l’article L. 181-2 du Code de l’environnement peut valoir dérogation à l’interdiction de porter atteinte aux espèces protégées (article L. 4111-1 du Code de l’environnement). Or tel n’était pas le cas en l’espèce.

L’étude environnementale présentée par la société pétitionnaire dans sa demande d’autorisation montrait que des espèces protégées risquaient d’être impactées par ce projet. En ce sens, il était alors reproché à l’arrêté préfectoral de ne pas avoir intégré cette dérogation dans l’autorisation environnementale et donc de ne pas avoir saisi le Conseil régional de la sauvegarde du patrimoine naturel (CRSPN), qui doit être consulté lorsqu’une décision d’autorisation vaut dérogation espèces protégées.

 Les services de l’Etat ont fait valoir dans leurs écritures que cette dérogation était nécessaire qu’en cas de « risque significatif » pour l’espèce protégée.

Dans ces conditions, la CAA a sursis à statuer jusqu’au prononcé de l’avis du Conseil d’Etat sur deux questions, sur le fondement de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative, qui lui permet, avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, de transmettre le dossier de l’affaire au Conseil d’Etat pour qu’il examine la question soulevée.

S’agissant de la première question, elle porte sur le fait de savoir s’il suffit, pour que l’autorité qui délivre une autorisation environnementale exige du pétitionnaire qu’il sollicite une demande de dérogation « espèces protégées »  « que le projet soit susceptible d’entraîner la mutilation, la destruction ou la perturbation intentionnelle d’un seul spécimen d’une des espèces [concernées] ou la destruction, l’altération ou la dégradation d’un seul habitat, ou faut-il que le projet soit susceptible d’entraîner ces atteintes sur une part significative de ces spécimens ou habitats en tenant compte notamment de leur nombre et du régime de protection applicable aux espèces concernées ? ». En d’autres termes, la CAA se demande ici si, pour que le pétitionnaire soit tenu de solliciter l’octroi de la dérogation prévue à l’article L. 411-2 du Code de l’environnement, il faut que le projet soit susceptible d’entraîner des mutilations, destructions, ou perturbation d’un seul spécimen d’une des espèces en cause, ou bien s’il faut qu’une part significative de ces spécimens ou habitats soit susceptible d’être concernée. La Cour s’interroge donc sur le besoin de créer un seuil d’atteinte qui justifierait l’obtention d’une dérogation.

Dans un second temps, la CAA de Douai demande au Conseil d’Etat si l’autorité administrative doit tenir compte de la probabilité de réalisation du risque d’atteinte à ces espèces pour exiger le dépôt de la demande de dérogation ou si elle doit le faire seulement si les mesures de la séquence ERC proposées par le pétitionnaire apparaissent comme insuffisantes.

L’avis du Conseil d’Etat devrait être rendu d’ici quelques semaines et apportera des réponses à ces interrogations concernant l’interprétation à donner des règles relatives à la protection de la biodiversité et à la dérogation faite à l’interdiction de porter atteinte aux espèces protégées.

 

[1] https://www.seban-associes.avocat.fr/especes-protegees-lessentialite-du-critere-de-la-raison-imperative-dinteret-public-majeur/