Obligation de solarisation des parkings : publication du décret d’application de l’article 40 de la loi APER

Le décret n° 2024-1023 du 13 novembre 2024 portant application de l’article 40 de la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 dite loi APER a été publié au Journal officiel du 15 novembre 2024.

Reprenant principalement les dispositions du projet de décret (que nous avions commenté), le décret fixe les modalités d’application de l’article 40 de la loi APER qui prévoit, pour les parcs de stationnement de plus de 1 500 m², une obligation d’installation d’ombrières intégrant un procédé de production d’énergies renouvelables.

Le décret fixe les modalités de calcul de la superficie à prendre en compte pour déterminer la soumission du parc de stationnement à l’obligation de solarisation et précise les cas d’exonération de l’obligation.

En premier lieu, si l’article 40 de la loi APER prévoit que les parcs de stationnement d’une superficie supérieure à 1 500 m² doivent être équipés, sur au moins la moitié de cette superficie, d’ombrières intégrant un procédé de production d’énergies renouvelables, il ne prévoit pas les modalités de calcul de la superficie à prendre en compte.

L’article 1er du décret ici commenté apporte de nombreuses précisions sur ce point.

L’article 1er indique d’abord quels parcs de stationnement il faut prendre en compte. Ainsi, seuls seront soumis à l’obligation issue de l’article 40 de la loi APER les parcs de stationnement « qui ne sont pas intégrés à un bâtiment ».

La notion de bâtiment doit être entendue au sens de l’article L. 111-1 du Code de la construction et de l’habitation qui définit la notion de bâtiment comme suit : « un bien immeuble couvert et destiné à accueillir une occupation, une activité ou tout autre usage humain ».

Ensuite, le décret précise les surfaces qui doivent, ou non, être prises en compte.

D’une part, doivent être pris en compte :

« 1° Les emplacements destinés au stationnement des véhicules et de leurs remorques, situés en dehors de la voie publique, au sein d’un périmètre compris entre la ou les entrées et la ou les sorties du parc ;

2° Les voies et les cheminements de circulation, les aménagements et les zones de péage permettant l’accès à ces emplacements, au sein du même périmètre. »

D’autre part, ne doivent pas être pris en compte :

« 1° Les espaces verts, les espaces de repos, les zones de stockage, les espaces logistiques, de manutention, de chargement et de déchargement ;

2° Des parties où stationnent des véhicules transportant des marchandises dangereuses, précisées par l’arrêté mentionné au dernier alinéa du présent III ;

3° Les parties situées à moins de dix mètres d’une installation classée pour la protection de l’environnement relevant de rubriques de la nomenclature annexée à l’article R. 511-9 du Code de l’environnement, énumérées par le même arrêté ;

4° Des surfaces, précisées par le même arrêté, nécessaires à la mise en œuvre des prescriptions applicables aux installations classées pour la protection de l’environnement. »

En second lieu, le II. de l’article 40 de la loi APER prévoit de nombreuses dérogations à l’obligation de solarisation. Le décret ici commenté apporte des précisions sur ces différentes dérogations :

  • Installation de procédés de production d’énergie renouvelable permettant une production équivalente (article 2 du décret). Les dispositifs qui permettront de bénéficier de la dérogation seront précisés par une liste établie par arrêté conjoint des ministres chargés de l’Energie, et de l’Urbanisme ;
  • Contraintes techniques (article 4 du décret) ;
  • Contraintes architecturales, patrimoniales et environnementales ou relatives aux sites et aux paysages (article 5 du décret) ;
  • Atteintes à la rentabilité de l’installation (article 6 du décret) ;
  • Motifs économiques (articles 7 et 8 du décret) ;
  • Présence d’arbres à canopée large (article 9 du décret).

La procédure pour pouvoir bénéficier des dérogations est prévue par les articles 11 et 12 du décret. Le gestionnaire du parc devra ainsi justifier qu’il peut bénéficier d’une des dérogations en produisant une attestation. Cette attestation devra être accompagnée d’un résumé non technique, d’une étude technico-économique si le gestionnaire entend se prévaloir de l’une des dérogations pour motif économique, ainsi que de tout élément qu’il estime nécessaire de produire.

Enfin, les articles 13 et 14 du décret procèdent à des adaptations réglementaires du Code de l’urbanisme en conséquence.

Condamnation de l’Etat pour non-renouvellement des concessions hydrauliques de la vallée d’Ossau

CAA de PARIS, 13 novembre 2024, Communauté de communes de la Vallée d’Ossau, n° 23PA05242

Par deux arrêts du 13 novembre 2024, la Cour administrative d’appel de Paris a fait droit aux demandes indemnitaires du Département des Pyrénées-Atlantiques et de la Communauté de communes de la Vallée d’Ossau fondées sur l’absence de versement d’une partie de la redevance des concessions hydrauliques de la vallée d’Ossau du fait du non-renouvellement fautif de l’Etat de ces concessions.

La Cour a ainsi reconnu une faute de l’Etat du fait du non-renouvellement des concessions, causant aux requérants un préjudice fondé sur la perte de chance de recevoir une partie de la redevance des concessions.

Seban Avocats a accompagné les collectivités requérantes dès l’origine de ces affaires en 2017.

Au terme de ces arrêts, en premier lieu, la cour a reconnu une faute de l’Etat dans le non-renouvellement des concession hydrauliques de la vallée d’Ossau. Selon l’article 13 de la loi du 16 octobres 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique, aujourd’hui codifié à l’article L. 521-16 du Code de l’énergie, à l’expiration de la concession, cette dernière doit être renouvelée, ou bien une nouvelle concession doit être instituée.

Au cas présent, bien qu’ayant initié une procédure de renouvellement des concessions en cause, l’Etat n’a pas mené cette procédure à son terme et a fait perdurer les concessions sous le régime des délais glissants.

Ecartant un à un les éléments de l’Etat pour justifier cette carence, la Cour administrative d’appel de Paris, au même titre que le Tribunal administratif de Paris, a reconnu la faute de l’Etat en jugeant que « la carence prolongée de l’Etat à faire procéder au renouvellement des concessions en litige dans le délai imparti par la loi (…) constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ».

En second lieu, les demandes indemnitaires avaient été rejetées par les juges de première instance et d’appel au motif que le caractère certain du préjudice faisait défaut.

Pour rappel, aux termes de l’article L. 521-23 du Code de l’énergie, devenu article L. 523-2 du Code de l’énergie, pour toute nouvelle concession, y compris lors d’un renouvellement, le concessionnaire est tenu de verser à l’Etat une redevance proportionnelle aux recettes de la concession. Une partie de cette redevance doit être reversée aux collectivités locales sur le territoire desquelles se situent les installations concédées. Un tiers de cette redevance revient aux départements et un douzième aux groupements de communes.

Toute la question reposait sur le fait de savoir si l’absence de renouvellement des concessions avait causé un préjudice certain aux requérants. Ecartant les demandes des requérants présentées à titre principal, c’est sur le fondement de la perte de chance, soulevée à titre subsidiaire, que la cour a accueilli la demande des requérants.

De manière inédite, la Cour administrative d’appel de Paris a répondu à cette question par l’affirmative en jugeant que les requérants avaient été privés d’une chance sérieuse de percevoir une partie de la redevance qui leur aurait été versée si l’Etat avait procédé au renouvellement des concessions.

Cette décision, isolée tant ce contentieux a fait des déçus, ne fera malheureusement pas jurisprudence dans la mesure où la redevance est désormais versée obligatoirement, quand bien même la concession ne serait pas renouvelée, depuis la modification introduite par la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.

Le financement par le Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics de distribution d’Electricité (TURPE) des coûts d’installation d’une infrastructure collective de recharge de véhicules électriques dans les parkings d’immeubles collectifs résidentiels ne constitue pas une aide d’Etat illégale

L’association française des opérateurs de recharge pour véhicules électriques avait demandé l’annulation pour excès de pouvoir de deux arrêtés du 2 juin 2023, l’un relatif à l’encadrement de la contribution pour le déploiement d’infrastructures collectives de recharge dans les immeubles collectifs à usage principal d’habitation, et l’autre relatif au taux d’équipement à long terme par point de charge pour le déploiement d’infrastructures collectives de recharge du réseau public de distribution.

Elle demandait en outre au Conseil d’Etat d’enjoindre à l’Etat de récupérer l’aide dont les gestionnaires du réseau public de distribution d’électricité auraient illégalement bénéficié et de prendre toutes mesures nécessaires au rétablissement d’une égale concurrence entre les opérateurs sur le marché de l’installation de bornes de recharge dans les parkings d’immeubles collectifs d’habitation.

On rappellera tout d’abord que les deux arrêtés contestés, commentés dans l’une de nos précédentes lettres d’actualités, sont venus préciser les conditions financières de réalisation des infrastructures de recharge de véhicules électriques dans les immeubles collectifs d’habitation.

La réalisation de l’infrastructure peut être confiée au gestionnaire du réseau public de distribution (art. L. 352-12 du Code de l’énergie) ou à un opérateur d’infrastructure de recharge (art. L. 325-13 de ce même code) à la demande du propriétaire ou copropriétaire d’un immeuble collectif à usage principal d’habitation.

Les propriétaires et copropriétaires recourant au mécanisme prévu par l’article L. 352-12 du Code de l’énergie n’ont pas à avancer les coûts de l’infrastructure collective, à condition que celle-ci remplisse les critères relatifs à sa puissance totale et au nombre d’emplacements inclus dans son périmètre de déserte prévus par l’article D. 353-12-1 du Code de l’énergie.

Le coût de réalisation de l’infrastructure collective par le gestionnaire du réseau de distribution est intégralement couvert par le Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics de distribution d’Electricité (ci-après, TURPE). Cette prestation se distingue de la demande de création d’un ouvrage de branchement alimenté par cette infrastructure collective formulée par chaque utilisateur, qui doit verser à ce titre une contribution au gestionnaire du réseau. Le montant de cette contribution est encadré par l’article D. 353-12-2 du Code de l’énergie.

Comme le rappelle le Conseil d’Etat, les arrêtés contestés sont venus fixer le taux d’équipement à long terme et la puissance de référence par point de recharge permettant d’apprécier le respect des critères de puissance totale et de nombre de places et les montants minimums et maximums de la contribution versée par les utilisateurs.

L’association requérante considérait que le mécanisme de préfinancement de l’infrastructure collective de recharge installée par le gestionnaire du réseau, via le TURPE, constituait une aide d’Etat, au sens de l’article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (ci-après, TFUE), aide illégale car non notifiée à la Commission européenne.

Elle estimait en effet que le gestionnaire du réseau de distribution était en concurrence avec des opérateurs d’infrastructure de recharge, auxquels, pour rappel, les propriétaires et copropriétaire peuvent recourir pour l’installation de l’infrastructure dans les conditions de l’article L. 353-13 du Code de l’énergie. Dans ces conditions, la prise en charge des coûts afférents par le TURPE donnait au gestionnaire du réseau « l’assurance d’être remboursé des sommes qu’il a exposées », alors que selon l’association « un opérateur privé supporte le risque que le nombre d’utilisateurs souhaitant se raccorder à l’infrastructure de recharge, et donc le montant des recettes d’exploitation qu’il en tire, s’avère moindre qu’anticipé » et doit financer à ses frais l’installation avant de percevoir les versements des utilisateurs.

Le Conseil d’Etat n’a pas suivi cette argumentation.

D’abord, il a rappelé que ce financement est prévu par les dispositions du Code de l’énergie susvisées et non par les arrêtés attaqués. Dès lors, le moyen selon lequel ces arrêtés institueraient une aide d’Etat devait être écarté.

Ensuite, le Conseil d’Etat a rappelé qu’au titre de l’article L. 322-8 4° du Code de l’énergie, qui précise que le gestionnaire du réseau public de distribution d’électricité doit assurer une mission de raccordement et d’accès aux réseaux, celui-ci est notamment tenu, en application de l’article L. 353-12 de ce même code, de « procéder à la réalisation de toute infrastructure collective de recharge remplissant les conditions réglementaires, qui constitue un ouvrage public, quelle que soit la rentabilité du projet ».

Puis, que la compensation qui lui est accordée à ce titre, via le TURPE, est calculée conformément aux règles de droit commun prévues par l’article L. 341-2 du Code de l’énergie, c’est-à-dire de manière transparente et non discriminatoire afin de couvrir l’ensemble des coûts supportés par les gestionnaires des réseaux dans la mesure où ceux-ci correspondent à ceux d’un gestionnaire de réseau efficace.

Il rappelle notamment que les paramètres de calcul du TURPE, définis par la Commission de Régulation de l’Energie (ci-après, CRE) permettent au gestionnaire du réseau d’obtenir une « marge raisonnable » dans la mesure où il exploite le réseau à ses risques et périls. Et il relève que les contributions des utilisateurs reçues par le gestionnaire au titre de l’infrastructure collective viennent, en tant que produit, en déduction des charges.

En conclusion, se fondant sur les critères dégagés par la Cour de justice des communautés européennes dans son arrêt « Altmark »[1], le Conseil d’Etat considère notamment que les charges de capital supportées par le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité, dont les coûts de réalisation de ces infrastructures, sont calculées de façon objective, transparente et non discriminatoire.

Dans ces conditions, la compensation par le TURPE ne lui confère pas un avantage économique susceptible de le favoriser.

Enfin, le Conseil d’Etat précise que cette compensation « n’excède pas ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts résultant de l’exécution de l’obligation de service public, en tenant compte des recettes qui y sont relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable » et que le niveau de la compensation ne s’écarte pas des coûts que supporterait une entreprise moyenne, gérée et adéquatement équipée afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises.

Cet arrêt apporte un éclairage intéressant sur le régime des aides d’Etat et, au-delà, met en lumière la limite de la mission de service public du gestionnaire de réseau de distribution d’électricité.

 

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[1] CJCE, 24 juillet 2003, Altmark Trans GmbH, n°C-280/00 : fixant les critères pour qu’une subvention représentant la contrepartie de prestations effectuées par des entreprises dans le cadre de l’exécution d’obligations de services publics échappent à la qualification d’aide d’Etat.

Déchets : contrôle des émissions de substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) des installations d’incinération de déchets

Par un arrêté du 31 octobre 2024, publié au Journal officiel du 10 novembre 2024, des obligations de mesure des substances per- ou polyfluoroalkylées (également appelés PFAS) ont été imposées aux exploitants de certaines installations d’incinération de déchets.

Il est ainsi imposé de réaliser une campagne de prélèvements et d’analyses des substances identifiées par l’arrêté, qui concernent donc 49 PFAS, le fluorure d’hydrogène ainsi que de certains paramètres associés (pression, teneur en oxygène, etc.). Les mesures des PFAS doivent être réalisées par des laboratoires ou organismes de prélèvement accrédités.

Ces obligations concernent les exploitants d’installations soumises à autorisation et relevant des rubriques suivantes de la nomenclature ICPE : 2770[1], 2771[2], 2971[3] et 3520[4].

Les exploitants sont tenus de réaliser ces prélèvements dans les délais définis par l’annexe II de l’arrêté, s’échelonnant du 31 octobre 2025 au 30 avril 2028, et selon les modalités qu’il définit. L’exploitant est ensuite tenu de transmettre les « résultats commentés de la campagne de prélèvements et d’analyses ainsi qu’une copie du rapport d’essais complet à l’inspection des installations classées » (article 6).

Toutefois, contrairement au projet d’arrêté qui avait été soumis à la consultation du public du 8 au 28 juillet 2024, l’arrêté ne définit pas de limites de quantification qui devraient être respectées pour chaque substance.

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[1] Installation de traitement thermique de déchets dangereux, à l’exclusion des installations visées aux rubriques 2792 et 2793 et des installations de combustion consommant comme déchets uniquement des déchets répondant à la définition de biomasse au sens de la rubrique 2910

[2] Installation de traitement thermique de déchets non dangereux, à l’exclusion des installations visées à la rubrique 2971 et des installations consommant comme déchets uniquement des déchets répondant à la définition de biomasse au sens de la rubrique 2910

[3] Installation de production d’énergie, telle que la production de chaleur, d’électricité ou de gaz, à partir de déchets non dangereux préparés sous forme de combustibles solides de récupération dans une installation prévue à cet effet, associés ou non à un autre combustible

[4] Elimination ou valorisation de déchets dans des installations d’incinération des déchets ou des installations de coïncinération des déchets

Autorisation environnementale : la demande peut être rejetée dès la phase d’examen

Le Conseil d’Etat, au sein d’une décision en date du 6 novembre 2024, s’est prononcé sur la possibilité pour l’administration de rejeter une demande d’autorisation dès la phase d’examen et sur la procédure à suivre.

Dans cette affaire, une société avait déposé un dossier de demande d’autorisation environnementale pour la construction et l’exploitation d’un parc éolien, cette demande ayant été rejetée dès la phase d’examen du dossier par les services de l’Etat et sans qu’aucune procédure contradictoire n’ait été mise en œuvre.

Le juge relève alors que :

  • D’une part, l’article R. 181-34 du Code de l’environnement prévoit la possibilité pour l’autorité instruisant les demandes d’autorisation environnementale de rejeter ces demandes s’il en ressort que l’autorisation ne pourra en tout état de cause être délivrée dès lors que, même à l’issue de cette procédure, la protection des intérêts protégés par l’article L. 511-1 du Code de l’environnement notamment ne pourra être assurée ;
  • En outre, aucun texte n’impose qu’une procédure contradictoire soit mise en œuvre à ce stade de la procédure. Les services de l’Etat ne sont ainsi pas tenus de recueillir les observations du pétitionnaire.

En l’espèce, le juge relève que le projet d’implantation d’éolienne serait visible depuis un certain nombre de monuments historiques et du site historique d’Alésia alors que, notamment, « les panoramas et perspectives qu’offre ce site, indispensables à la compréhension des évènements historiques dont il a été le cadre, apparaissent comme des éléments inhérents à sa valeur patrimoniale, archéologique et historique ». Le juge valide ainsi le raisonnement de la Cour administrative d’appel qui avait considéré que le projet présentait pour la conservation du site d’Alésia et de ses paysages environnants des inconvénients justifiant un rejet de la demande d’autorisation dès la phase d’examen.

Dérogations espèces protégées : actualités sur l’articulation avec l’autorisation environnementale et le contrôle du juge

CE, 6 novembre 2024, n° 471372

CE, 18 novembre 2024, n° 487701

Plusieurs décisions ont été rendues par le Conseil d’Etat sur les dérogations espèces protégées au cours du mois de novembre 2024.

1°) Au sein d’une première affaire Société Gourvillette Energies du 6 novembre 2024, le Conseil d’Etat a précisé l’articulation entre dérogations espèces protégées et autorisation environnementale.

Le juge indique tout d’abord qu’une autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu’elle comporte permettent de prévenir les dangers ou inconvénients pour, notamment, la protection de la nature et de l’environnement qui sont des intérêts protégés par l’article L. 511-1 du Code de l’environnement. Ainsi, le juge peut annuler une autorisation environnementale si elle porte atteinte à ces intérêts et donc, notamment, à la conservation d’espèces protégées. Et si aucune prescription complémentaire n’est susceptible de garantir la protection de cet intérêt, le juge n’est alors pas tenu de surseoir à statuer sur le fondement de l’article L. 181-18 du Code de l’environnement en ordonnant qu’une dérogation espèces protégées soit sollicitée et obtenue. Dit autrement, lorsque les atteintes portées par un projet aux espèces protégées sont tellement importantes qu’aucune prescription ne pourrait y remédier, alors le juge doit annuler l’autorisation environnementale sans permettre au pétitionnaire de solliciter une dérogation espèces protégées.

Dans les faits en cause, le Conseil d’Etat considère qu’au regard des incidences du projet, qui a pour effet de réduire le territoire de reproduction de l’outarde canepetière, aucune prescription supplémentaire ne permettrait d’assurer la protection de l’intérêt protégé par l’article L. 511-1 du Code de l’environnement lié à la protection des espèces.

2°) Une seconde décision en date du 6 novembre 2024, n° 471372, a permis au Conseil d’Etat de se prononcer sur l’étendue du contrôle qu’exerce le juge de cassation sur la notion de « risque suffisamment caractérisé » pour les espèces protégées, qui est le critère permettant de déterminer si une dérogation espèces protégées est nécessaire ou non pour la réalisation d’un projet.

Dans cette affaire, la Cour administrative d’appel avait considéré qu’il n’existait pas de risque suffisamment caractérisé pour les espèces protégées.

Au sein de ses conclusions, le rapporteur public s’interrogeait en effet sur la pertinence pour le Conseil d’Etat d’exercer un contrôle sur cette notion en cassation, ou si la question de l’existence d’un risque suffisamment caractérisé devait relever uniquement des juges du fond.

Le juge, suivant à cet égard les conclusions de son rapporteur public, tranche en faveur du contrôle de la qualification juridique des faits. Dans cette espèce, il estime alors que les mesures d’évitement et de réduction prévues par le pétitionnaire ne sont pas suffisantes pour permettre de considérer qu’il n’existerait pas de risque suffisamment caractérisé et censure ainsi le raisonnement de la Cour administrative d’appel. En effet, les mesures de bridage proposées ne permettaient de couvrir qu’environ 80 % des spécimens d’espèces protégées identifiées.

3°) Par une décision en date du 18 novembre 2024, le Conseil d’Etat s’est ensuite prononcé sur la situation où la Cour administrative d’appel avait estimé qu’une dérogation espèces protégées était nécessaire pour plusieurs espèces, alors qu’elle ne l’était en réalité que pour certaines d’entre elles. La Cour avait en effet considéré qu’une dérogation espèces protégées aurait dû être sollicitée pour six espèces d’oiseaux et douze espèces de chiroptères or, le Conseil d’Etat énonce qu’elle n’était pas nécessaire pour le vanneau huppé et le pluvier doré, qui ne sont pas des espèces protégées, ni pour les chiroptères au regard des mesures supplémentaires de bridage ordonnées par la Cour. Dans cette hypothèse, le Conseil d’Etat considère qu’il est alors nécessaire d’annuler la dérogation espèces protégées dans son ensemble.

Ainsi :

– D’une part, le juge indique que les mesures d’évitement et de réduction devant être prises en compte pour estimer qu’il existe un risque suffisamment caractérisé incluent celles définies par le juge, et non uniquement celles définies par le pétitionnaire ;

– D’autre part, son raisonnement implique que la dérogation espèces protégées n’est pas une décision sécable. Dit autrement, il n’existe pas une dérogation par espèce protégée mais une dérogation globale concernant toutes les espèces concernées par un projet.

Cet arrêt se prononce également sur la recevabilité de la tierce opposition formée par des riverains du projet alors que la décision contestée avait été rendue à l’issue d’une procédure où était intervenue une association ayant notamment pour objet la défense des conditions de vie des habitants. Le Conseil d’Etat expose néanmoins que les requérants ne pouvaient être regardés comme ayant été valablement représentés par cette association et que leur tierce opposition était donc recevable.

Compensation : les sites naturels de compensation, de restauration et de renaturation sont lancés

Décret n° 2024-1053 du 21 novembre 2024 relatif à l’agrément des sites naturels de compensation, de restauration et de renaturation

Arrêté du 21 novembre 2024 définissant les conditions d’agrément d’un site naturel de compensation, de restauration et de renaturation, prévu à l’article L. 163-1-A du Code de l’environnement, ainsi que la composition du dossier de demande d’agrément

 

La loi industrie verte[1] a revu la règlementation applicable aux sites naturels de compensation qui avaient été introduits par la loi « biodiversité »[2] de 2016 pour les transformer en « sites naturels de compensation, de restauration et de renaturation » (SNCRR).

Aux termes de l’article L. 163-1 A du Code de l’environnement, ces SNCRR sont des sites préalablement agréés par l’autorité administrative compétente et incluant les sites naturels de compensation agréés avant la loi industrie verte, sur lesquels des opérations de restauration ou de développement d’éléments de biodiversité peuvent être mises en place par des personnes publiques ou privées. Les gains écologiques de ces opérations sont identifiés par des unités de compensation, de restauration ou de renaturation qui peuvent être vendues à toute autre personne publique ou privée, l’Etat devant mettre en place une plateforme en ligne de référencement de ces unités.

Deux décrets et un arrêté publiés au Journal officiel du 23 novembre 2024 précisent les modalités d’agrément de ces sites :

  • Le décret n° 2024-1052 précise que cet agrément devra être délivré par le préfet de région après avis du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel ou le cas échéant du Conseil national de protection de la nature ;
  • Le décret n° 2024-1053 fixe les modalités de délivrance de l’agrément. Il est ainsi notamment indiqué que cet agrément doit attester de la pertinence des opérations entreprises sur le SNCRR, qui doivent contribuer à l’amélioration de l’état écologique du territoire dans lequel le site s’insère. Ces opérations doivent également être mises en place par des personnes disposant des capacités techniques et financières requises et disposant des droits nécessaires sur le site. Le contenu et les modalités de délivrance de l’agrément, ainsi que de sa modification ou de son transfert sont également précisés, tout comme le régime des unités de compensation et l’articulation avec les réductions d’émissions au titre du label bas-carbone ;
  • Enfin, l’arrêté du 21 novembre 2024 détermine la composition du dossier de demande d’agrément et, à cet égard, les critères de pertinence écologique d’un SNCRR.

Le décret n° 2024-1052 reprend également, au niveau règlementaire, les éléments de la loi industrie verte relatifs à l’exigence de réaliser la compensation à « proximité fonctionnelle » du site endommagé (article R. 163-1 A du Code de l’environnement).

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[1] Loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte

[2] Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages

Refonte de la directive européenne relative à la qualité de l’air ambiant

La nouvelle directive (UE) 2024/2881 du 23 octobre 2024 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe vient d’être publiée, le 20 novembre 2024.

Assurant la refonte des directives 2004/107/CE du 15 décembre 2004 et 2008/50/CE du 21 mai 2008, ce texte s’inscrit dans le cadre du Pacte vert européen et vise à « améliorer encore la qualité de l’air et à aligner plus étroitement les normes de l’Union en la matière sur les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) » (dir. (UE) 2024/2881 préc., §2).

L’importance des enjeux liés à la qualité de l’air a ainsi pu faire naître des contentieux contre les États membres concernant leur méconnaissance des objectifs visés par la directive 2008/50/CE, comme avec l’affaire des Amis de la Terre devant le Conseil d’État (CE, 12 juillet 2017, Les Amis de la Terre, n° 394254 et le contentieux de l’exécution qui s’en est suivi jusqu’au dernier arrêt en date sur l’exécution de cette décision (CE, 24 novembre 2023, n° 428409)) ou la constatation de manquement de la France à ses obligations en la matière (CJUE, 24 octobre 2019, aff. C-636/18 Commission c/ France, voir notre brève).

Dans le cadre de la nouvelle directive, la mise à jour des lignes directrices sur la qualité de l’air par l’OMS en 2021 conduit à une actualisation des indicateurs de la qualité de l’air européens (valeurs limites, valeurs cibles et obligations de réduction de l’exposition moyenne), sans pour autant se conformer strictement aux valeurs définies au sein des nouvelles lignes directrices de l’OMS.

Par ailleurs, pour « tenir compte des dernières données scientifiques » une clause de réexamen quinquennal, démarrant est introduite à l’article 3 de la directive.

Parmi les différentes nouveautés introduites par cette directive, l’une des plus notables tient à l’accès à la justice et à la réparation des particuliers.

Avant l’adoption de cette nouvelle directive, la CJUE estimait que le droit antérieur lié à la qualité de l’air « [n’avait] pas pour objet de conférer des droits individuels aux particuliers susceptibles de leur ouvrir un droit à réparation à l’égard d’un État membre » (CJUE, 22 décembre 2022, aff. C-61/21, ministre de la Transition écologique et Premier ministre). Désormais, sur le plan de la réparation des particuliers ayant vu leur état de santé affecté par une mauvaise qualité de l’air, la directive du 23 octobre 2024 précise que « Les États membres veillent à ce que les règles et procédures nationales relatives aux demandes d’indemnisation soient élaborées et appliquées de manière à ne pas rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à une indemnisation pour des dommages » (art. 28, §2 de la directive). Concernant les délais de prescription, si les États-membres peuvent établir de tels délais, ils « […] ne commencent pas à courir avant que la violation ait cessé et que la personne demandant l’indemnisation sache ou soit raisonnablement en mesure de savoir qu’elle a subi des dommages » (art. 28, §3 de la directive).

Par ailleurs, concernant l’accès à la justice, la directive cherche à assurer, aux « membres du public concerné », le droit à un recours effectif relatif à « […] la légalité, quant au fond ou à la procédure, des décisions, actes ou omissions des États membres » concernant « l’emplacement et le nombre de points de prélèvement » des polluants de l’air visés par la directive , « les plans relatifs à la qualité de l’air et les feuilles de route sur la qualité de l’air » (par exemple les plans de protection de l’atmosphère (PPA)) et « des plans d’action à court terme » définis par l’article 20 de la directive (article 27 §1 de la directive). Si le texte laisse les États membres apprécier l’intérêt à agir des particuliers pour ces recours, elle présume de l’intérêt à agir pour « toute organisation non gouvernementale œuvrant pour la protection de la santé humaine ou de l’environnement et respectant les obligations de la législation nationale » (ibid).

L’essentiel des dispositions de la directive entreront en vigueur au plus tard le 11 décembre 2026 (art. 30 de la directive).

Des précisions sur la perte du droit d’eau fondé en titre par l’état de ruine des ouvrages hydrauliques

Dans un arrêt du 18 octobre 2024, le Conseil d’État est amené à affiner sa jurisprudence concernant le régime de l’abrogation des droits d’eau fondés en titre, motivée par la ruine des éléments essentiels de l’ouvrage hydraulique.

Un contentieux s’est lié à propos d’une décision préfectorale d’abrogation d’un droit d’usage de l’eau pour un moulin situé au droit de l’Indre. En effet, les services préfectoraux constatant que « les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ne subsistaient plus qu’à l’état de vestiges », une décision d’abrogation du droit d’eau en titre a été prise par le Préfet de l’Indre le 8 mars 2019.

Un recours en annulation a été formé par le propriétaire du moulin et accueilli par le Tribunal administratif de Limoges, dont le jugement a été confirmé par la Cour administrative d’appel de Bordeaux. Les juges du fond ont notamment estimé que de modestes travaux permettraient de rendre de nouveau utilisable la force de l’eau.

Par l’arrêt ici commenté, le Conseil d’État revient sur le raisonnement des juges du fond en confirmant la légalité de la décision préfectorale contestée, et saisit cette opportunité pour préciser sa jurisprudence relative au régime de l’abrogation des droits d’eau fondés en titre.

Pour fonder son raisonnement, le juge administratif vise la jurisprudence de principe Laprade Énergie (

Le Conseil d’État rappelle la définition de la ruine de l’ouvrage, déjà précisée antérieurement (CE, 24 avril 2019, ministre de la Transition Ecologique, n° 420764) selon laquelle « L’état de ruine, qui conduit en revanche à la perte du droit, est établi lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte que cette force motrice ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète. ».

Pour le Conseil d’État, le fait « qu’il n’existe plus aucune trace du seuil de prise d’eau de l’ouvrage sur l’Indre, seuls subsistant les départs empierrés latéraux au droit de chacune des deux rives, et que le bief d’amenée, même s’il demeure tracé depuis la rivière jusqu’au moulin, est partiellement comblé et totalement végétalisé » le conduit à constater que « les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ne subsistaient plus qu’à l’état de vestiges ».

Partant, il accueille le pourvoi en cassation du ministre.

Cet arrêt contribue à enrichir la jurisprudence administrative relative à la perte du droit d’eau fondé en titre, comme en l’espèce par la ruine de l’ouvrage ou, par son changement d’affectation (CE, 17 septembre 2024, n° 497441 (voir notre brève)).

Légalité d’arrêtés autorisant la capture temporaire d’alouettes des champs à des fins de recherche

TA Pau, 13 novembre 2024, n° 2402721 et n° 2402723

TA Pau, 13 novembre 2024, n° 2402720 et n° 2402724

TA Pau, 13 novembre 2024, n° 2402722 et n° 2402729

Par une série de trois ordonnances de référé en date du 13 novembre 2024, le Tribunal administratif de Pau s’est prononcé sur la demande de suspension d’arrêtés préfectoraux, autorisant la fédération départementale des chasseurs des Pyrénées-Atlantiques « à procéder à la capture temporaire à des fins scientifiques d’alouettes des champs au moyen de pantes et de matoles ».

Deux associations, One Voice et la Ligue de protection des oiseaux, exprimaient un doute sérieux quant à la légalité de ces arrêtés, car ils méconnaîtraient la directive « Oiseaux » (2009/147/CE du 30 novembre 2009, concernant la conservation des oiseaux sauvages), en ce que sa finalité ne répond pas à la notion de « recherche ».

Celle-ci, visée à l’article 9, 1), b) de la directive précitée, permet de déroger à l’interdiction de destruction des espèces protégées d’oiseaux sauvages – en l’espèce, l’alouette des champs – « s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante », « pour des fins de recherche et d’enseignement, de repeuplement, de réintroduction ainsi que pour l’élevage se rapportant à ces actions ».

D’abord, le juge des référés constate que l’alouette des champs est une espèce protégée au sens de l’arrêté du 7 juillet 2006, qu’elle fait l’objet d’une « préoccupation mineure » au niveau européen et figure sur la liste rouge des espèces « quasi-menacées » au niveau français, selon l’UICN. Aussi, les arrêtés litigieux étaient susceptibles de fortement perturber et déranger les alouettes des champs ainsi que d’autres espèces non-ciblées par les dispositifs de capture.

Toutefois, il rejette les trois référés à défaut de voir la condition d’urgence au sens de l’article L. 521-1 du Code de la justice administrative remplie, au regard des prescriptions prévues par les arrêtés : les spécimens capturés doivent être immédiatement relâchés, la mise en place et l’utilisation des dispositifs de capture réalisés uniquement par des personnes formées et les captures réalisées uniquement de jour.

Les résultats de la première expérimentation menée à la même époque en 2023, ainsi que ceux tirés d’un bilan provisoire pour l’expérimentation de l’année 2024 ont contribué à forger son jugement. En effet, les techniques employées ont essentiellement conduit à la capture d’alouettes des champs sauf en ce qui concerne l’usage de matoles où d’autres espèces d’oiseaux (sept en 2023, cinq en 2024) ont été capturées sans que l’intégrité physique de ces espèces n’ait été atteinte. Si ces informations ont été transmises par la fédération des chasseurs, et qu’elles n’ont pas pu être vérifiées par les associations requérantes qui y voyaient un risque de conflit d’intérêt, le juge précise que « ces seules circonstances ne permettent pas d’écarter des débats le document en cause dès lors que l’association requérante n’apporte aucun commencement de preuve sur le caractère irréaliste de ces données ».

Annulation du décret sur l’emballage plastique de certains fruits et légumes

La loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC) a consacré l’interdiction de conditionner les « fruits et légumes frais non transformés », dans un emballage composé, pour tout ou partie, de plastique (article L. 541-15-10, III, al. 16 du Code de l’environnement).

Il est possible de déroger à cette interdiction pour les lots supérieurs à 1,5 kg ou pour les « fruits et légumes présentant un risque de détérioration lors de leur vente en vrac dont la liste est fixée par décret ».

En application de cette disposition, un premier décret a été adopté en 2021 (Décret n° 2021-1318 du 8 octobre 2021), avant de faire l’objet d’une annulation contentieuse par le Conseil d’État (CE, 9 décembre 2022, n° 458440).

À la suite de cette annulation, un nouveau décret (Décret n° 2023-478 du 20 juin 2023) a été adopté par le Gouvernement.

Un recours en annulation contre ce dernier décret, formé par deux syndicats professionnels du secteur, a été accueilli par l’arrêt, ici commenté, du Conseil d’État, le 8 novembre 2024. Celui-ci s’est fondé sur un vice substantiel de procédure.

En principe, conformément à la directive 2015/1535 du 9 septembre 2015, les projets de normes techniques doivent faire l’objet d’une communication par les États membres auprès de la Commission (article 5, §1 de la directive précitée). Un report d’adoption de trois mois est prévu (art. 6, §1), susceptible d’être allongé à 12 mois « si, dans les trois mois qui […] suivent [la communication], la Commission fait part du constat que le projet de règle technique porte sur une matière couverte par une proposition de directive, de règlement ou de décision présentée au Parlement européen et au Conseil » (art. 6, §4).

En l’espèce, le Gouvernement a respecté l’obligation initiale de communication à la Commission. Celle-ci a invité la France à un report de 12 mois, dans la mesure où son objet était susceptible de couvrir celui du projet de règlement européen sur les emballages et déchets d’emballages. Or, le Gouvernement ne s’est pas conformé au délai de report prescrit par la Commission – de douze mois, soit jusqu’au 15 décembre 2023 – en adoptant le décret litigieux le 20 juin 2023.

À ce titre, au visa de la jurisprudence Papier Mettler Srl c/ Italie de la CJUE (CJUE, 21 décembre 2023, C86/22) le Conseil d’État annule le décret, en ce qu’il est « entaché, du fait de son adoption avant l’expiration de la période de report […] », telle que demandée par la Commission, « d’un vice substantiel justifiant son annulation […] ».

Cette annulation intervient dans un contexte où la procédure d’adoption du nouveau règlement européen sur les emballages et déchets d’emballages, réformant la directive 94/62/CE du 20 décembre 1994 est largement avancée. Un nouveau décret, s’il était adopté dans les mêmes conditions, risquerait d’être soumis à cette même période de report décidée par la Commission.

Aides d’État – La Commission européenne approuve la compensation de service public accordée à Corsica Linea et à La Méridionale pour la prestation de services de transport maritime vers la Corse entre 2023 et 2030

En décembre 2022, les sociétés Corsica Linea et La Méridionale se sont vues attribuer cinq contrats de prestation de services de transport maritime de passagers et de fret entre Marseille et cinq ports corses pour la période 2023-2030. La France a notifié à la Commission européenne (ci-après, la « Commission ») l’octroi d’une compensation de 853,6 millions d’euros (ci-après, la « Compensation ») à ces sociétés pour la fourniture de ces services.

Pour rappel, en application des règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État, les entreprises peuvent, moyennant le respect de certains critères, bénéficier d’une compensation destinée à couvrir le surcoût inhérent à la prestation d’un service public dont elles sont chargées de l’exécution. Les États membres peuvent ainsi octroyer des aides d’État pour la prestation de services publics, tout en veillant à ce que les entreprises auxquelles ces services ont été confiés ne bénéficient pas d’une surcompensation, ce qui permet de réduire au maximum les distorsions de concurrence et de garantir une utilisation efficiente des ressources publiques.

L’une des conditions essentielles pour octroyer des compensations de service public à une entreprise est que cette dernière soit effectivement chargée d’un service public ou pour reprendre la terminologie européenne d’un service d’intérêt économique général (ci-après, « SIEG »). Or, si les États membres disposent d’un large pouvoir d’appréciation quant à la définition de ce qu’ils considèrent être un SIEG, la Commission exerce un contrôle sur cette qualification (lequel demeure, en principe, limité à l’erreur manifeste d’appréciation).

Le principal contrôle exercé par la Commission sur la qualification des SIEG est que les États membres ne qualifient pas de tels des services qui sont satisfaits par le jeu normal du marché. La Commission « considère [effectivement] qu’il ne serait pas opportun d’assortir d’obligations de service public spécifiques une activité qui est déjà fournie ou peut l’être de façon satisfaisante et dans des conditions (prix, caractéristiques de qualité objectives, continuité et accès au service) compatibles avec l’intérêt général, tel que le définit l’État, par des entreprises exerçant leurs activités dans des conditions commerciales normales »[1].

En l’espèce, la Commission a précisément considéré qu’elle avait besoin d’informations supplémentaires pour déterminer si la compensation publique versée aux sociétés Corsica Linea et La Méridionale était conforme aux règles de l’UE en matière d’aides d’État. Elle souhaitait en particulier s’assurer qu’il était véritablement nécessaire de qualifier de SIEG certaines prestations confiées à ces entreprises et de leur imposer des obligations de service public. La Commission a par conséquent décidé d’ouvrir une enquête approfondie afin d’apprécier si :

  • l’inclusion du transport de marchandises par camions remorques et des conducteurs de poids lourd dans les contrats est justifiée par un besoin de service public, compte tenu de la présence sur le marché d’une offre commerciale développée depuis le port voisin ;
  • le volume du trafic de fret devant être transporté en vertu des contrats ne dépasse pas le besoin de service public défini par les autorités françaises.

Après avoir procédé à un examen approfondi des informations qui lui ont été communiquées dans le cadre de cette enquête, la Commission a considéré que l’offre du marché disponible dans le port de Marseille et les ports voisins n’était pas en mesure d’absorber la totalité de la demande des utilisateurs pour leur trafic de marchandises par camions remorques avec la Corse. Partant, elle a conclu à l’existence d’une carence de l’initiative privée et à la possibilité de qualifier le transport de marchandises par camions remorques et des conducteurs de poids lourd de SIEG ainsi que d’imposer des obligations de service public aux sociétés attributaires pour satisfaire ce service. En outre, la Commission a également constaté que les volumes minimaux de fret à transporter fixés par les contrats de service public n’étaient manifestement pas disproportionnés au regard des besoins constatés.

Dès lors que les autorités françaises n’ont pas commis d’erreur manifeste d’appréciation dans la qualification du SIEG et que le montant de la Compensation était strictement limité à ce qui était nécessaire pour compenser les obligations de service public mises à la charge des sociétés attributaires, la Commission a autorisé ladite compensation en vertu des règles de l’Union en matière d’aides d’État.

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[1] Communication de la Commission relative à l’application des règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État aux compensations octroyées pour la prestation de services d’intérêt économique général, 2012/C 8/02, 11 janvier 2012.

Vers une extension du soutien étatique à la production photovoltaïque

CRE, 24 octobre 2024, n° 2024-195

Deux délibérations de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) se prononçant sur des projets de textes réglementaires annoncent un élargissement à venir du champ d’application des dispositifs de soutien étatique (obligation d’achat et complément de rémunération) à la production d’électricité photovoltaïque.

Par une première délibération n° 2023-334 du 16 novembre 2023, mise en ligne seulement le 4 novembre 2024, la CRE s’était prononcée, d’une, part sur un projet de décret relatif aux catégories d’installations éligibles à l’obligation d’achat et au complément de rémunération et, d’autre part, sur un projet d’arrêté fixant les conditions d’achat et de complément de rémunération de l’électricité produite par les installations au sol utilisant l’énergie solaire photovoltaïque et situées en métropole continentale d’une puissance crête installée inférieure ou égale à 1 mégawatt.

Par ces deux textes, l’Etat projetait :

  • D’une part, d’ouvrir le soutien via le guichet ouvert aux installations utilisant l’énergie solaire photovoltaïque implantées sur terrains dégradés ou bénéficiant de dispositif de suivi de la course du soleil sur deux axes d’une puissance crête installée inférieure à 1 MWc3, lesdites installations n’en bénéficiant pas auparavant ;
  • D’autre part, de permettre à certaines installations photovoltaïques au sol en métropole continentale (installations de puissance crête installée comprise entre 500 kWc et 1 MWc), auparavant éligibles à un soutien par appel d’offres, de bénéficier d’un soutien directement via un guichet ouvert.

Dans la délibération du 16 novembre 2023, la CRE s’était prononcée globalement de manière favorable au dispositif, mais avait néanmoins formulé un certain nombre d’observations et de recommandations (mises en cohérences, modifications du projet).

L’Etat a donc revu le texte initial de l’arrêté et soumis un nouveau projet de texte à la CRE, qui reprend certaines recommandations formulées dans sa délibération du 16 novembre 2023 et modifie certaines dispositions n’ayant pas d’ores et déjà fait l’objet d’un avis de la CRE. En revanche, aucun nouveau projet de décret n’a été soumis à la CRE.

Par une délibération n° 2024-195 du 24 octobre 2024, la CRE se prononce favorablement sur le dispositif, elle note qu’un certain nombre de ses recommandations de novembre 2023 ont été suivies, et en formule de nouvelles.

Validation des tarifs d’entretien du matériel roulant pour trois lots ouverts à la concurrence remportés par des sociétés dédiées de SNCF Voyageurs

Par un avis du 24 octobre 2024, l’Autorité de régulation des transports (ci-après, « ART ») a validé le projet de tarification des redevances relatives aux prestations régulées fournies par les sociétés dédiées de SNCF voyageurs dans leurs cinq centres d’entretien du matériel roulant pour les horaires de service 2025 et 2026. L’ART a, par ailleurs, assorti cette validation de trois recommandations.

Rappelons que cette saisine s’inscrit dans le cadre de la mise en exploitation, à partir du 14 décembre 2024, des premiers lots ouverts à la concurrence remportés par les sociétés dédiées de SNCF Voyageurs.

Dans son avis, L’ART souligne la réalisation de travaux d’optimisation des coûts par ces entités, qui permettent d’afficher des tarifs compétitifs par rapport aux tarifs régulés des centres de maintenance de SNCF Voyageurs.

L’ART considère que la méthodologie proposée pour l’élaboration des tarifs est acceptable au regard du contexte et des enjeux. Afin de construire les futures offres de référence de maintenance sur le fondement de données fiabilisées, l’Autorité recommande d’abord la mise en place d’outils permettant de mesurer les temps et fréquences d’utilisation réels des différentes installations de maintenance.

SNCF Voyageurs a engagé des travaux d’optimisation de l’organisation opérationnelle des centres de maintenance pour ses sociétés dédiées. Afin d’encourager leur poursuite, l’ART recommande, ensuite, de mesurer les gains de productivité réellement constatés au cours des prochains horaires de service.

Enfin, en ce qui concerne la consistance des offres proposées par les sociétés dédiées, L’ART recommande de clarifier l’offre relative au nettoyage du matériel roulant afin de garantir un accès transparent et non discriminatoire à cette prestation.

L’extension de la protection fonctionnelle : Mode d’emploi

Ces dernières années, la jurisprudence a considérablement précisé le corpus juridique encadrant la protection fonctionnelle. A ce titre, elle a à la fois largement étendu la catégorie des bénéficiaires tout en précisant les infractions qui ouvrent le droit à une telle protection. Le point d’orgue de l’évolution du régime résidant dans la loi du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux[1] qui a largement fait évoluer les modalités d’octroi de la protection fonctionnelle en distinguant selon la qualité de l’élu, auteur présumé ou victime.

Comment obtenir la protection fonctionnelle ?

Depuis la loi du 21 mars 2024, on distingue deux situations pour octroyer la protection fonctionnelle. D’une part, celle dans laquelle l’élu fait l’objet de poursuites pénales[2]. Dans cette situation, les modalités d’octroi de la protection fonctionnelle restent inchangées. Ainsi, son octroi n’est pas explicitement assujetti à une demande préalable de l’élu intéressé par les textes. Néanmoins, l’élu concerné ne pourra se prévaloir d’un quelconque refus de la collectivité s’il n’a pas formulé de demande en ce sens, de sorte que cette demande s’impose généralement en pratique, ne serait-ce que pour définir le champ précis de la demande de protection. Partant, un courrier sera adressé au Maire par l’élu poursuivi ou, si le Maire est poursuivi pénalement, à l’élu le suppléant.

Cette demande doit conduire à l’inscription à l’ordre du jour de la plus prochaine séance du conseil municipal de l’octroi de la protection fonctionnelle sollicitée. La protection ne peut être accordée à un élu que par délibération de l’organe délibérant de la collectivité[3]. Il en va de même pour le refus de la protection fonctionnelle : le juge administratif censure ainsi le refus opposé par un maire à l’octroi de la protection fonctionnelle d’un ancien élu, au motif qu’il n’était pas compétent pour prendre une telle décision[4]. Notons encore que la Cour administrative d’appel de Versailles a, à cette occasion, précisé que le maire ne peut faire obstacle à l’inscription à l’ordre du jour de la demande de protection fonctionnelle[5]. Toutefois, en pratique, on voit difficilement comment contraindre le maire à une telle inscription sauf à ce que le préfet ou le tiers des membres du conseil municipal lui en fasse la demande expresse. L’on précisera, enfin, que l’élu concerné par la demande de protection fonctionnelle ne peut participer au conseil délibérant sur sa demande, ce qui non seulement entache la décision d’illégalité, mais expose également l’intéressé à un risque de conflit d’intérêt et à des poursuites pour prise illégale d’intérêt[6].

D’autre part, les modalités d’octroi de la protection fonctionnelle dans la situation où l’élu est victime ont été considérablement refondues par la loi du 21 mars 2024[7]. Auparavant, le conseil municipal était aussi seul compétent pour octroyer la protection fonctionnelle. Désormais, le 3ème alinéa de l’article L. 2123-35 du Code général des collectivités territoriales prévoit que l’élu en question doit formaliser une demande au maire ou, s’il s’agit du maire, à l’élu le suppléant. Ainsi, il apparait que le législateur remet en cause la jurisprudence selon laquelle il n’était pas nécessaire qu’une demande écrite formalisée soit adressée[8]. Bien plus, un accusé de réception de cette demande doit être remis à l’expéditeur. Cet accusé de réception est d’autant plus nécessaire qu’il marque le point de départ du délai de 5 jours au terme duquel l’élu sera réputé bénéficier de la protection fonctionnelle à la condition que le maire ou l’élu le suppléant ait accompli deux diligences dans ce laps de temps. Il s’agit, d’une part, de transmettre la demande au préfet de département, à travers une télétransmission dans des conditions identiques à celles mises en œuvre dans le cadre du contrôle de légalité[9] et, d’autre part, d’informer les membres du conseil municipal. S’agissant de cette information, le législateur n’a apporté aucune précision sur les modalités selon lesquelles elle devrait être faite. De sorte que le maire ou l’élu le suppléant semble jouir d’une totale marge de manœuvre. On pourrait notamment penser, afin de se ménager la preuve de la délivrance d’une telle information, à l’utilisation de la plateforme sécurisée de communication des documents aux élus préalablement aux séances du conseil municipal. A défaut de réaliser ces diligences dans le délai de 5 jours à compter de l’accusé de réception de la demande, l’élu est réputé bénéficier de la protection fonctionnelle dès lors que la télétransmission et l’information ont été réalisées. Il semble donc que si ces diligences ne sont pas réalisées dans un même temps, seule la réalisation de la seconde diligence ouvre le droit à la protection fonctionnelle.

L’information des élus est ensuite portée à l’ordre du jour de la séance suivante du conseil municipal qui peut alors décider de l’abroger ou de la retirer. Cette abrogation ou ce retrait peut même intervenir plus tardivement dès lors que le délai de 4 mois à compter de son octroi est respecté[10]. Dans ce délai de 4 mois à compter de l’octroi de la protection fonctionnelle, le maire est tenu de convoquer tout conseil municipal à la demande d’un seul de ses membres. L’aléa du retrait ou de l’abrogation pèse donc lourdement sur l’élu bénéficiaire pendant 4 mois.

Si l’article L. 2123-35 du CGCT a été présenté comme l’avancée majeure de la réforme de la protection fonctionnelle en promettant de faciliter son octroi via une attribution automatique, relevons néanmoins que, en pratique, sa mise en œuvre peut sembler complexe et implique l’intervention des élus à de multiples niveaux.

Notons enfin que, dans l’attente d’un positionnement définitif du Conseil d’Etat, la Cour administrative d’appel de Versailles a récemment admis une extension du bénéfice de la protection fonctionnelle à tous les conseillers municipaux, même ceux n’ayant pas reçu de délégation du maire et n’exerçant en conséquence pas de fonction exécutive[11]. Cet arrêt entre en contrariété avec un arrêt plus ancien de la Cour administrative d’appel de Nancy qui avait lui refusé le bénéfice de la protection fonctionnelle aux élus qui n’exerçaient aucune fonction exécutive[12]. Ces décisions invitent donc pour le moment à la prudence.

A quelles conditions ?

La protection fonctionnelle à l’élu victime consiste pour la Collectivité à « protéger » l’élu « contre les violences, menaces ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion ou du fait de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté »[13].

Il est important de relever que ces dispositions applicables aux élus ne visent que trois qualifications pénales, les violences, les menaces et les outrages, alors que l’article L. 134-5 du Code général de la fonction publique offre au bénéfice des agents publics une énumération beaucoup plus complète des infractions susceptibles d’être couvertes par la protection fonctionnelle[14]. Toutefois, le juge administratif considère que la protection fonctionnelle n’est pas limitée aux cas énumérés par les textes, et qu’elle peut être accordée « à raison de toutes menaces ou attaques dont ces élus feraient l’objet à l’occasion ou du fait de leurs fonctions » ; pour un exemple en matière de diffamation[15].

Notons bien que le juge administratif se réfère à sa propre notion de « menaces ou d’attaques » plutôt qu’à la qualification pénale exacte des faits dénoncés par la victime. Du reste, le juge administratif s’est toujours positionné dans une démarche d’unification des régimes de protection fonctionnelle entre celui des agents publics et celui des élus. Les atteintes volontaires à l’intégrité physique et le harcèlement peuvent donc relever du champ d’application de la protection fonctionnelle des élus.

A l’inverse, dans la mesure où aucun texte ne renvoie à des qualifications pénales non-intentionnelles, le juge administratif considère que des faits qualifiables pénalement de blessures involontaires ne peuvent relever du champ d’application de la protection[16]. Un élu communal victime d’une bousculade non intentionnelle ne sera donc pas, en l’état du droit, éligible à la protection fonctionnelle. Il pourra en revanche, dans une certaine mesure, bénéficier de l’article L.2123-31 du CGCT.

Enfin, le contrôle du juge administratif s’opère sur le lien avec les fonctions ; ainsi l’élu qui subirait « des attaques ou des menaces » pour des raisons personnelles et non liées à ses fonctions ne serait pas non plus éligible à la protection.

La protection fonctionnelle à l’élu auteur d’infraction[17] est par essence différente de la première, puisque l’élu n’est plus victime d’une infraction mais son auteur supposé. La condition est que les faits ne doivent pas avoir le « caractère de faute détachable de l’exercice de ses fonctions ».

A ce titre, le Tribunal des Conflits et le juge administratif ont élaboré depuis des décennies une jurisprudence abondante mais clairvoyante sur le sujet, dont la principale clé de voutes est qu’une infraction pénale (y compris intentionnelle[18]) n’est pas nécessairement – ipso facto – une faute détachable[19], sauf s’il s’agit d’un crime[20] ; ils n’ont depuis pas varié.

La Cour de cassation, dans sa formation pénale, partageait initialement cet état d’esprit jurisprudentiel : « Attendu qu’en l’état de ces seules énonciations procédant de ses constatations souveraines et abstraction faite d’un motif surabondant voire erroné selon lequel la faute pénale serait nécessairement une faute personnelle détachable des fonctions, la cour d’appel a justifié sa décision »[21].

Un arrêt récent semblerait démontrer que la Cour de cassation ne souhaite désormais plus adhérer à ce pacte jurisprudentiel, à tout le moins en matière d’infraction d’atteinte à la probité. L’arrêt du 8 mars 2023 indique que : « En effet, d’une part, les infractions de prise illégale d’intérêts sont détachables des mandats et fonctions publics exercés par leur auteur »[22]. Il vient donc considérer que le fait de prise illégale d’intérêts constitue nécessairement une faute personnelle et détachable, sans utiliser les critères traditionnellement dégagés par les deux ordres juridictionnels. Avouons que l’on perd en nuance, car il y a des situations de conflit d’intérêts pénal où l’auteur du délit, au sens de la jurisprudence administrative, n’a pas recherché une préoccupation d’ordre privé, un intérêt de lucre, ou encore dans des conditions de particulière gravité, mais sera tout de même pénalement sanctionné.

Du reste, prenons garde : la protection s’étend aux frais de procédure, et aux condamnations civiles[23]. L’amende n’est pas garantie, car il s’agit d’une sanction pénale soumise au principe de la personnalité de la peine. Depuis la loi du 21 mars 2024, l’élu victime, comme l’agent public, voit pris en charge l’assistance psychologique et les coûts qui résultent de l’obligation de protection.

Enfin, s’agissant des infractions financières (passibles d’une procédure contentieuse devant la Cour des comptes au titre de la responsabilité financières des gestionnaires publics)[24], une ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Paris considère que la protection fonctionnelle peut être accordée[25].

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Finalement, une vigilance accrue doit être portée quant aux modalités et aux conditions d’octroi de la protection fonctionnelle au regard de la réforme légale récente et de la jurisprudence foisonnante en la matière. La vigilance est d’autant plus de mise qu’une erreur d’octroi de la protection fonctionnelle peut conduire à une qualification d’infraction pénale.

 

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[1] Loi n° 2024-247 du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux

[2] Article L. 2123-34 du CGCT

[3] CAA Lyon, 25 novembre 2008, n° 06LY01776.

[4] CAA Versailles, 20 décembre 2012, n° 11VE02556

[5] CAA Versailles, 20 décembre 2022, n° 11VE02556

[6] CAA Douai, 24 mai 2017, n° 15DA00805

[7] Article L. 2123-35 du CGCT

[8] CE, 8 juillet 2020, n°427002

[9] II de l’article L2131-2 du CGCT

[10] Article L. 242-1 du Code des relations entre le public et l’administration et suivants.

[11] CAA Versailles, 9 février 2024, n° 22VE01436

[12] CAA Nancy, 12 décembre 2019, n° 18NC02134

[13] Articles L.2123-35, L.3123-29, L.4135-29 et L.5214-8 du CGCT

[14] « Les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages ».

[15] CAA Marseille, 3 février 2011, n°09MA01028

[16] CAA Lyon 8 sept. 2020 n°18LY01220

[17] Articles L.2123-34, L.3123-28, L.4135-28 et L.5214-8 du CGCT

[18] Pour des illustrations : « présentent le caractère d’une faute personnelle détachable des fonctions de maire des faits qui révèlent des préoccupations d’ordre privé, qui procèdent d’un comportement incompatible avec les obligations qui s’imposent dans l’exercice de fonctions publiques ou qui, eu égard à leur nature et aux conditions dans lesquelles ils ont été commis, revêtent une particulière gravité ; qu’en revanche ni la qualification retenue par le juge pénal ni le caractère intentionnel des faits retenus contre l’intéressé ne suffisent par eux-mêmes à regarder une faute comme étant détachable des fonctions » (CE, 30 décembre 2015, n°391798 : à propos d’un Maire poursuivi pour détournement de fonds publics) ; « Les appréciations critiques formulées ne sauraient, à les supposer fautives, être regardées comme détachables des fonctions, dès lors qu’en l’absence d’autres éléments de preuve (…), elles ne suffisent à démontrer que l’attitude de cet élu local procédait d’une intention malveillante ou de la volonté de satisfaire un intérêt personnel étranger au service public » (Tribunal des conflits 25 janvier 1993 Préfet du Finistère, Association « Vivre la rue » et Mme Cann c/ Maloisel, n°02848 Recueil Lebon).

[19] Tribunal des conflits, 14 janvier 1935 Thépaz, Rec. 224 et GAJA

[20] Tribunal des conflits, 19 mai 1954, Veuve Rezsetin : Rec. CE 1954, p. 704

[21] Crim., 4 juin 2002, n°01-81.280

[22] Crim., 8 mars 2023, n°22-82.229

[23] CE, 5 mai 1971, GILLET, n°79494

[24] Les élus ne sont en principe pas redevables, sauf pour certaines qualifications.

[25] Tribunal administratif de Paris, 14 mars 2024 / n°2403460

Réparation des dommages corporels : apports et limites du référentiel Mornet mis à jour en septembre 2024

En septembre 2024, comme chaque année depuis 2013, le référentiel Mornet a été mis à jour afin d’intégrer les dernières jurisprudences, pratiques judiciaires et évolutions sociétales. Si elle garde la même fonction et la même structure (I), la version 2024 du référentiel apporte néanmoins quelques ajouts et précisions (II), tout en conservant certaines limites (III).

1. Rappel sur le référentiel Mornet

Conçu en 2013 à l’initiative de la Conférence des premiers présidents de cours d’appels, mis à jour depuis par divers magistrats sous la présidence de Monsieur Benoît MORNET, conseiller à la Cour de cassation, le référentiel Mornet est un document traitant des problématiques liées à la réparation du dommage corporel, à destination des magistrats, avocats et assureurs.

Ainsi, il présente les acteurs de l’indemnisation – victimes, auteurs, employeurs, assureurs, fonds d’indemnisation –, détaille les éléments concernant l’expertise – décision ordonnant l’expertise, contenu des missions d’expertise, composantes à prendre en compte tel que l’état antérieur de la victime, sa consolidation, son aggravation –, décrit les postes de préjudices pour les victimes directes et indirectes tels qu’issus de la nomenclature Dintilhac, propose des références d’indemnisation et des outils de calcul de ces préjudices, présente les recours ouverts aux tiers payeurs et enfin expose les spécificités en matière d’accidents du travail.

S’il s’agit d’un document indicatif sans reconnaissance législative, il est néanmoins considéré comme un véritable document de référence par les différents acteurs de l’indemnisation.

2. Sur les apports de la version 2024 du référentiel Mornet

La version 2024 intègre tout d’abord un arrêt de la Cour de cassation du 25 avril 2024 qui consacre deux avancées au bénéfice des victimes, à propos du déficit fonctionnel temporaire (DFT) et des pertes de gains professionnels actuels (PGPA) (Civ. 2, 25 avr. 2024, n° 22-17.229).

Ainsi la Cour a retenu pour une victime ayant subi un DFT de 9 ans que « la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale » pendant la période temporaire particulièrement longue pouvaient être indemnisées au titre du DFT. Ce poste de préjudice inclut donc, outre un préjudice sexuel et d’agrément temporaires déjà admis, un préjudice d’établissement temporaire. Dans le même ordre idée, elle consacre l’indemnisation au titre des PGPA de la «limitation [des] possibilités professionnelles et la perte d’une chance de bénéficier de promotions professionnelles» subies par la victime avant consolidation.

Quant au déficit fonctionnel permanent, le référentiel 2024 a le mérite d’insister encore davantage sur la nécessité de majorer l’indemnité pour tenir compte de la situation particulière de la victime et notamment ses douleurs permanentes et troubles dans ses conditions d’existence, précisant que ces éléments « ne relèvent pas nécessairement de l’avis du médecin-expert ni d’un pourcentage, mais plus des éléments apportés par la victime pour les caractériser », incitant ainsi à prendre en considération prioritairement les doléances de la victime.

De même, le référentiel appuie encore un peu plus sur le fait que les barèmes de capitalisation proposés par la Gazette du Palais pour le calcul des préjudices futurs à compter de la liquidation, « tiennent compte des effets de l’inflation, ce qui permet de protéger la victime contre les effets de l’érosion monétaire et répond en conséquence à l’exigence de réparation intégrale ». Il faut espérer que cela incitera les fonds de garantie à abandonner définitivement les barèmes obsolètes, tels que le barème de capitalisation de référence pour l’indemnisation des victimes proposé par la Fédération française de l’assurance, non approprié au regard des données démographiques, économiques et monétaires sur lesquelles il s’appuie, et à suivre les barèmes publiés à la Gazette du Palais, comme le font déjà la grande majorité des juges du fond.

Des précisions sont ensuite apportées sur les pertes de droits à la retraite, qui doivent être indemnisées intégralement, que ce soit au sein des pertes de gains professionnels futurs (PGPF) ou d’un autre poste, lorsque la victime subit une incapacité, et ce même en cas de périodes de chômage validant des trimestres de retraite, conformément à un arrêt de la Cour de cassation du 6 juillet 2023 (Civ. 2, 6 juil. 2023, n° 21-25.667).

Malheureusement, le référentiel souligne dans le même temps l’exigence accrue attendue quant à la preuve de l’impossibilité pour la victime d’exercer une activité professionnelle pour que ce préjudice soit indemnisé au titre des préjudices professionnels permanents (Civ. 1, 8 févr. 2023, n° 21-21.283).

Le référentiel 2024 introduit enfin un nouveau poste de préjudice intitulé « préjudice d’angoisse d’attente » qui indemnise l’inquiétude éprouvée lorsque les proches d’une victime apprennent que celle-ci est exposée à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, avec une incertitude pesant sur son sort. Il s’agit du préjudice communément appelé « préjudice d’attente et d’inquiétude », admis expressément depuis l’arrêt du 25 mars 2022 de la Cour de cassation et devant faire l’objet d’un poste autonome (Ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072).

3. Sur les limites de la version 2024 du référentiel Mornet

Il faut souligner l’augmentation des propositions d’indemnisation relevées dans la version 2024 à propos du préjudice d’affection des frères et sœurs d’une victime décédée, passant de 9.000-14.000 € à 15.000-25.000 € pour les frères et sœurs vivant au sein du même foyer, et de 6.000-9.000 € à 11.000-15.000 € pour les autres.

Malheureusement, force est de constater que ces propositions, tout comme celles des autres proches n’ayant pas vu d’augmentation dans cette mise à jour annuelle, restent bien en-deçà d’une réparation intégrale. Il est en effet possible d’obtenir, bien heureusement, des indemnisations à hauteur de 50.000 € pour des frères et sœurs vivant au sein du même foyer, et de 80.000 € pour des parents, loin des 20 à 30.000 € proposés par le référentiel, et ce en phase de négociation avec les fonds, où les sommes sont quasi-systématiquement inférieures à celles obtenues devant les juridictions.

En outre, il est fortement regrettable que le référentiel ne prend pas encore en compte le dernier arrêt majeur de la Cour de cassation concernant le préjudice d’angoisse de mort imminente (Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 23-10.068 ; article du 17-10-2024), qui sera très certainement inclus dans la prochaine édition.

Si ce nouveau référentiel présente des avancées pour le droit des victimes, il est nécessaire de garder toujours à l’esprit qu’il ne s’agit que d’un document indicatif, ayant vocation à aider les acteurs de l’indemnisation dans leur évaluation des préjudices, mais nullement à se substituer à une telle évaluation.

Le risque est en effet que les assureurs et magistrats suivent les barèmes et propositions données dans le référentiel, sans prendre en compte les particularités de chaque situation.

Or il est important de rappeler que le principe de réparation intégrale du préjudice s’oppose à l’évaluation d’un préjudice sur la base d’un barème rigide et qu’il faut impérativement tenir compte des spécificités de chaque victime et de chaque accident.

Locaux commerciaux situés hors ressort territorial du juge saisi : la cour d’appel de Paris confirme la validité des clauses attributives de compétence

Par un arrêt rendu le 24 octobre 2024, la cour d’appel de Paris a mis un terme à la polémique suscitée par quatre ordonnances rendues le 21 juin 2024 par le président du Tribunal judiciaire de Paris, statuant en formation collégiale, qui avaient toutes conclu à l’incompétence du Juge des référés parisien lorsque le litige portait sur des locaux commerciaux situés en dehors de Paris.

Au soutien de ces décisions, le Président du Tribunal judiciaire de Paris avait estimé que la règle de compétence édictée par l’article R. 145-23 du Code de commerce était d’ordre public, de telle sorte que les parties n’avaient pas pu valablement y déroger en donnant compétence à un tribunal qui n’était pas celui de la situation de l’immeuble.

La cour d’appel de Paris infirme ces décisions et rappelle que les commerçants peuvent valablement déroger aux règles de compétence territoriale, sous réserve que la clause soit spécifiée de façon très apparente et que la juridiction désignée soit déterminable, ce qui était le cas en l’espèce.

La cour d’appel de Paris rappelle ainsi une règle classique édictée par l’article 48 du Code de procédure civile et met fin aux espoirs du Tribunal judiciaire de Paris qui ambitionnait de libérer son rôle de nombreuses affaires afférentes à des baux commerciaux portant sur des locaux situés en dehors de Paris.

Compte bancaire frauduleux : le débiteur public ne peut pas invoquer la théorie civiliste du « créancier apparent » dans le cadre de l’exécution d’un contrat administratif

Par une décision en date du 21 octobre 2024[1], le Conseil d’Etat a eu l’occasion de répondre à une question inédite s’agissant du paiement des sommes dues en exécution d’un contrat administratif, réalisé sur un compte bancaire frauduleux.

Dans cette affaire, l’établissement public du Grand Port Maritime de Bordeaux avait conclu un marché de fourniture et de mise en service d’une grue à tour sur portique, et avait procédé aux différents règlements prévus par le cahier des clauses administratives du marché. Toutefois, il s’est avéré que ces versements (d’un montant total de plus d’un million d’euros !) avaient été réalisés sur un compte bancaire frauduleux. Le titulaire du marché n’ayant, de ce fait, pas été payé pour la réalisation de ses prestations, celui-ci a adressé une réclamation au pouvoir adjudicateur.

Le Grand Port Maritime de Bordeaux estimant que les paiements qu’il avait déjà réalisés étaient libératoires, la société a saisi le Tribunal administratif de Bordeaux qui, par un jugement du 29 mars 2021, a condamné le Grand port maritime à payer à la société la somme de 1.095.048 euros, assortie des intérêts moratoires établis selon une majoration de huit points du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, ainsi que la somme de 120 euros au titre de l’indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement.

Estimant que la théorie du « créancier apparent » figurant à l’article 1342-3 du Code civil – et selon laquelle « le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable » – était applicable, le Grand port maritime de Bordeaux a interjeté appel afin qu’il soit considéré que l’escroc était un créancier apparent, et qu’en conséquence, les paiements qu’il avait déjà faits de bonne foi étaient valables et libératoires. Toutefois, par un arrêt en date du 4 juillet 2023, la Cour administrative d’appel de Bordeaux n’a pas suivi ce raisonnement et a considéré que les dispositions de l’article 1342-3 du Code civil n’étaient pas applicables en cas d’usurpation d’identité frauduleuse et, qu’en toute hypothèse, un escroc n’était pas un créancier apparent.

Saisi d’un pourvoi par l’établissement public, le Conseil d’Etat pose le principe selon lequel la théorie du créancier apparent n’est pas applicable aux contrats administratifs, et que la personne publique est tenue de procéder au paiement des sommes dues quand bien même son cocontractant aurait commis des manquements ayant rendu possible l’escroquerie :

« En deuxième lieu, il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d’un contrat administratif en application des stipulations contractuelles, ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d’une fraude tenant à l’usurpation de l’identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces derniers soient renouvelés entre les mains du véritable créancier. La personne publique ne peut ainsi utilement se prévaloir, pour contester le droit à paiement de son cocontractant sur un fondement contractuel, ni des dispositions de l’article 1342-3 du Code civil relatives au créancier apparent, qui ne sont pas applicables aux contrats administratifs, ni des manquements qu’aurait commis son cocontractant en communiquant des informations ayant rendu possible la manœuvre frauduleuse ».

En effet, dans ses conclusions, le Rapporteur public Nicolas Labrune justifiait cette position par des considérations relatives aux spécificités de la dépense publique, et relevait plus particulièrement que le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique imposait à la personne publique effectuant un paiement de vérifier la régularité de ce paiement, et qu’elle ne pouvait donc procéder à un paiement sur la base des seules apparences. Il relevait, en outre, que ce décret ne renvoyait pas aux dispositions de l’article 1342-3 du Code civil.

La personne publique qui, en raison d’une usurpation d’identité, a réglé les sommes dues au titre d’un contrat de la commande publique sur un compte bancaire frauduleux, est donc tenue de renouveler les versements au profit du véritable créancier.

Toutefois, dans la décision commentée, le Conseil d’Etat ajoute que :

« En revanche, la personne publique, si elle s’y croit fondée, peut rechercher, outre la responsabilité de l’auteur de la fraude, celle de son cocontractant, en raison des fautes que celui-ci aurait commises en contribuant à la commission de la fraude, afin d’être indemnisée de tout ou partie du préjudice qu’elle a subi en versant les sommes litigieuses à une autre personne que son créancier. Le juge peut, s’il est saisi de telles conclusions par la personne publique, procéder à la compensation partielle ou totale des créances respectives de celles-ci et de son cocontractant ».

Dès lors, dans l’hypothèse où le cocontractant aurait commis des manquements rendant possible l’escroquerie, la personne publique devra bien veiller à présenter des conclusions en indemnité dirigées contre son cocontractant, afin que le Juge procède, s’il a lieu, à la compensation des créances respectives de la personne publique et de son cocontractant.

 

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[1] CE, 21 octobre 2024, Grand Port Maritime de Bordeaux, req. n° 487929

Intelligence artificielle et exception de fouille de textes et de données : une première décision rendue en Europe

Le 24 septembre dernier, le Tribunal régional de Hambourg a rendu la première décision européenne concernant les exceptions de fouille de textes et de données (également connues sous l’acronyme « TDM » pour « Text and datamining »), dans le contexte de leur mise en œuvre pour la phase, très discuté en droit d’auteur, d’entrainement des systèmes d’intelligence artificielle (« IA »).

Pour rappel, les exceptions de fouille de textes et de données ont été consacrées par la DAMUN (la directive du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique[1]) et font aujourd’hui l’objet de nombreux débats pour leur mise en œuvre dans le contexte de l’intelligence artificielle, et plus particulièrement des systèmes d’IA générative (tels que ChatGPT ou Midjourney).

En effet, la DAMUN a introduit deux exceptions au droit d’auteur :

  • L’article 3 permet la reproduction et l’extraction de données sur des œuvres protégées par le droit d’auteur, accessibles de manière licite par des organismes de recherches et des institutions du patrimoine culturel, dans un but circonscrit à la recherche scientifique;
  • L’article 4 permet quant à lui une telle reproduction pour tout bénéficiaire, sans restriction concernant l’objet des activités réalisées, mais en introduisant une limite par la possibilité donnée aux titulaires de droits de s’y opposer (mécanisme d’ opt-out).

Ces exceptions européennes ont été transposées en droit français, à l’Article L. 122-5-3 du Code de la propriété intellectuelle, ainsi qu’en droit allemand. Dans le cas d’espèce, elles ont été invoquées devant le Tribunal de Hambourg à la suite d’une utilisation de contenus visuels protégés pour entrainer un système d’IA générative.

Plus précisément, l’organisme à but non lucratif allemand LAION, qui a pour activité la mise à disposition publique et gratuite d’une banque de données d’entrainements pour les IA, a publié un set de données (ou dataset) particulièrement dense nommé LAION-5B, utilisé pour entraîner certains systèmes d’IA génératives (notamment, Stable Diffusion).

LAION-5B comprenait un lien hypertexte conduisant vers une image mise en ligne et vendue sur le site internet Bigstockphoto du photographe Robert Kneschke. Ce dernier a reproché à LAION d’avoir téléchargé une copie d’une de ses photographies en basse qualité, dotée par ailleurs d’un tatouage numérique, alors que les conditions d’utilisation du site interdisaient l’utilisation des images par des « programme automatisés ». LAION a invoqué, pour sa défense, les deux exceptions TDM et le tribunal a considéré que les reproductions opérées par LAION avaient bien été effectuées à des fins scientifiques, et étaient donc couvertes par l’exception posée par l’article 3 de la DAMUN, concluant à une absence de violation des droits d’auteur du photographe.

Cette décision donne une première interprétation de l’exception TDM dans le cadre de l’IA.

Tout d’abord sur l’exception de l’article 3 prévue à des fins de recherches scientifiques, retenue ici, le tribunal a précisé que celle-ci ne doit pas être entendue d’une manière trop restrictive. En effet, les juges ont reconnu que, bien que la création du dataset ne puisse pas être en tant que telle considérée comme un gain de connaissance (critère associé à la recherche scientifique), cette base de données en constituait une étape essentielle. En ce sens, le tribunal a considéré que le fait que le dataset soit publié gratuitement et ouvertement, et donc sans objectif commercial, pouvait permettre à des chercheurs d’en bénéficier et donc de créer un gain de connaissance. Ce raisonnement sur la mise à disposition des données à des fins scientifiques a ici suffit à utiliser l’exception TDM pour justifier de l’absence d’une violation du droit d’auteur.

Dans une autre mesure, cette décision a également précisé l’autre exception TDM posée à l’article 4 et plus particulièrement en ce qui concerne l’expression de l’opt-out. La DAMUN mentionne que cette réserve peut être exprimée notamment dans le cadre de conditions générales d’utilisation mais « au moyen de procédés lisibles par machine »[2]. En l’espèce, l’opt-out était inscrit dans les conditions générales du site internet sur lequel la photographie était reproduite, sous la forme d’un texte et non d’un procédé technique particulier, ce que les juges ont trouvé suffisant pour que l’opt-out soit considéré comme valablement manifesté. L’exception de l’article 4 ne pouvait donc pas s’appliquer en l’espèce car l’opt-out avait été suffisamment exprimé.

Sur ce dernier point, la décision allemande est également intéressante en ce sens qu’elle rappelle l’obligation pour les fournisseurs de systèmes d’IA de mettre en place un mécanisme particulier pour identifier les réserves de droits revendiquées par les auteurs dans le cadre de ces exceptions posées par la DAMUN, explicitement « y compris au moyen de technologies de pointe », obligation introduite par le récent règlement sur l’IA[3].

Les juges ont donc ici considéré que le scraping opéré par LAION pouvait être considéré comme une opération de TDM à des fins de recherches scientifiques et ainsi être utilisé pour les phases d’entraînement des IA, sans violation du droit d’auteur. Une première décision favorable au développement de l’IA générative en gardant toutefois à l’esprit qu’elle a été prise dans le contexte particulier d’une utilisation faite par un organisme à but non lucratif pour alimenter un dataset dont le tribunal allemand a retenu que cette activité participait à la recherche scientifique.

 

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[1] Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique

[2] Considérant 18 de la DAMUN

[3] Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle, Article 53.1,c

Renforcement de l’obligation d’information des changements intervenant au sein des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) et lieu de vie et d’accueil (LVA)

Le gestionnaire d’un établissement, d’un service social ou médico-social (ESSMS) ou d’un lieu de vie et d’accueil (LVA) doit informer l’autorité qui a autorisé la structure de tout changement important dans l’activité, l’installation, l’organisation, la direction ou le fonctionnement de l’ESSMS ou le LVA (article L. 313-1 du Code de l’action sociale et des familles (CASF).

Cette obligation d’information, souvent sujette à interprétation (qu’est-ce qu’un « changement important » ?), était cependant peu encadrée : cette information devait-elle avoir lieu préalablement au changement important ? Et si oui, dans quel délai afin de permettre à l’autorité de réagir si elle l’estimait nécessaire ? A quels risques s’exposait le gestionnaire s’il ne respectait pas cette obligation d’information ?

Autant de questions auxquelles la loi n° 2024-317 du 8 avril 2024 dite « loi Bien Vieillir » et plus précisément son article 35 sont venus apporter des précisions bienvenues au sujet de cette obligation qu’il est désormais possible de qualifier d’« obligation de déclaration », codifiées à l’article L. 313-1 du CASF.

  • Tout d’abord, sur le périmètre de cette obligation de déclaration: elle vise non plus seulement tout changement important dans l’activité, l’installation, l’organisation, la direction ou le fonctionnement de l’ESSMS ou du LVA mais également tout changement dans les modalités de contrôle direct ou indirect de la personne morale gestionnaire de l’ESSMS ou du LVA se traduisant par l’exercice direct ou indirect d’un pouvoir prépondérant de décision ou de gestion par une nouvelle personne morale. Cet ajout vise les hypothèses où des groupes privés lucratifs prennent le contrôle d’ESSMS ou de LVA sans cession d’autorisation, échappant ainsi au contrôle des autorités compétentes.
  • Ensuite, sur le délai dans lequel cette déclaration doit être effectuée: le gestionnaire doit déclarer préalablement le changement à l’autorité, à savoir « au moins deux mois avant sa mise en œuvre » ;
  • Enfin, sur le pouvoir d’opposition aux mains de l’autorité destinataire de la déclaration : l’autorité peut faire opposition dans un délai de deux mois à compter de la déclaration par une décision motivée pour trois motifs :
    • s’il apparaît que le changement envisagé méconnaît le CASF,
    • ne respecte pas les conditions de l’autorisation,
    • ou présente des risques susceptibles d’affecter la prise en charge des personnes accueillies ou accompagnées ou le respect de leurs droits.

Ces dispositions doivent s’appliquer aux changements intervenus au sein des ESSMS et LVA depuis le 1er juillet 2024.

Toutefois, un doute peut subsister sur leur effectivité dans la mesure où leurs conditions d’application, notamment les modalités de l’instruction de la déclaration par les autorités, n’ont pas encore été fixées par décret (dont la publication est envisagée pour décembre 2024). A suivre donc.