Contrats publics
le 11/04/2024
Victoria GOACHET
Louis MALBETE

Requalification d’un bail en l’état futur d’achèvement en marché public : le Conseil d’État dans les pas du juge européen

CE, 3 avril 2024, SCI Victor Hugo, req. n° 472476

Par une décision en date du 3 avril 2024, le Conseil d’État a confirmé un arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille, qui avait annulé un contrat de bail en l’état futur d’achèvement conclu entre un centre hospitalier, en qualité de preneur, et une société civile immobilière[1]. Le centre hospitalier avait en effet décidé de conclure, de gré à gré, un bail en l’état futur d’achèvement par la voie duquel étaient prévus « la location, à l’établissement public, de deux bâtiments existants ainsi que d’un bâtiment à construire, pour une durée de quinze ans, avec une option d’achat ». Le centre hospitalier n’avait toutefois jamais pris possession du bâtiment, considérant finalement que le contrat était illicite. Il avait alors introduit un recours tendant à l’annulation de ce contrat, d’abord rejeté par le tribunal, avant d’être accueilli au stade de l’appel. La Cour administrative d’appel avait en effet considéré que le contrat constituait en réalité un marché public de travaux, et que les versements prévus au profit du bailleur constituaient « des paiements différés », prohibés par l’ordonnance du 23 juillet 2015 alors applicable.

Le Conseil d’État suit un raisonnement similaire, avant de confirmer l’interprétation de la Cour. Pour ce faire, il commence par qualifier l’influence déterminante[2] du centre hospitalier sur le bâtiment à construire et, de façon très intéressante, en précisant que cette influence peut être qualifiée lorsqu’elle « est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs ». De façon inédite, le Conseil d’État ajoute que « les demandes de l’acheteur concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur ». Ce faisant, le Conseil d’État reprend à son compte, et au mot près, l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne[3]. Certes, le juge administratif français avait déjà repris à son compte cette approche[4]. Mais c’est la première fois que l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne est transposée de façon si claire dans la jurisprudence nationale, et surtout, reprise et confirmée par le Conseil d’État. La précision est du reste bienvenue, tant des incertitudes demeuraient jusqu’à présent quant à la qualification de marchés publics de « simples » travaux d’aménagement intérieur, notamment lorsque ceux-ci représentaient une part significative du prix payé par un pouvoir adjudicateur.

Une fois cette influence déterminante qualifiée, le Conseil d’État en déduit logiquement que le bail en l’état futur d’achèvement était bien un marché public de travaux, répondant aux besoins du centre hospitalier. Les « loyers » alors prévus au contrat devenaient bien des paiements différés par principe prohibés dans le cadre d’un marché public. Le Conseil d’État en tire alors les conséquences, comme l’avait fait la Cour au stade de l’appel : après avoir rappelé le principe issu de sa décision « Béziers I »[5],  il juge que « la clause de paiement différé mentionnée au point 6 était indivisible du reste du contrat, qu’eu égard à la nature de cette clause, le contenu du contrat présentait un caractère illicite et qu’un tel vice était de nature à justifier son annulation ».

Si le raisonnement suivi et la solution retenue ne surprennent guère, cette décision est toutefois bienvenue, car elle contribue à préciser la frontière entre certains montages contractuels conclus de gré à gré, comme celui dont il était question en l’espèce, et le champ de la commande publique.

 

[1] CAA Marseille, 27 février 2023, req. n° 21MA04312.

[2] Articles L. 1111-1 et L. 1111-2 du Code de la commande publique.

[3] CJUE, 22 avril 2021, Commission c. Autriche, n° C-537/19, paragraphe 53.

[4] CAA Nancy, 13 avril 2021, req. n° 19NC02073.

[5] CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.