Contrats publics
le 25/05/2023
Emeline CHAZAUD
Léa GIRARD

Prestataires et conseils d’acheteurs publics : le conseil dit stop aux conflits d’intérêts lors de l’exécution des marchés publics

CE, 12 avril 2023, n° 466740

Alors que l’interdiction de soumissionner facultative relative aux personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d’intérêts, prévue par l’article L. 2141-10 du Code de la commande publique, ne s’applique qu’aux situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure d’attribution d’un marché public (CE, 25 novembre 2021, Collectivité Territoriale de Corse, n° 454566), le Conseil d’Etat vient d’élargir, par une décision importante, la notion de conflit d’intérêts au cours de l’exécution des marchés publics.

Par un arrêt en date du 12 avril 2023, le Conseil d’État s’est appuyé sur les dispositions de l’article L. 2142-1 du Code de la commande publique, pour valider la rédaction de clauses prévoyant des conditions de participation à un marché public prenant en compte des exigences en termes d’indépendance et d’impartialité.

Dans cette espèce, l’office national des forêts (ONF) avait lancé une consultation le 11 mai 2022 en vue de la passation, selon une procédure d’appel d’offres ouvert, d’un accord-cadre à bons de commande ayant pour objet la réalisation de missions de travail aérien et de transport de personnes en Guyane. Ces missions portaient notamment sur une activité de contrôle et de prévention du développement illégal d’activités minières et aurifères au sein de la forêt de Guyane.

L’ONF, souhaitant impérativement garantir l’indépendance du prestataire qui serait chargé de réaliser les vols en hélicoptère, a inséré des clauses restreignant l’accès au marché dans son CCAP ainsi que dans le règlement de sa consultation. Dans cette perspective, l’article 6.1 du règlement de la consultation relatif aux conditions de participation des candidats indiquait notamment que :

« Les opérateurs économiques ayant un lien organique ou capitalistique avec une personne physique et/ou morale exerçant une activité professionnelle, soit d’exploitation du sol ou du sous-sol (extraction minière notamment), soit étroitement liée à ce secteur d’activité, ne peuvent pas candidater à la présente consultation ».

La société Héli-Cojyp a contesté cette clause devant le juge des référés précontractuel dans la mesure où celle-ci avait pour effet de l’empêcher de déposer une offre eu égard le lien que sa présidente entretenait avec des entreprises minières.

Dans un premier temps, le Juge des référés du Tribunal administratif de la Guyane a enjoint l’ONF de supprimer la clause relative au lien organique et capitalistique des candidats et de relancer le marché. Cependant l’ONF a saisi le Conseil d’État qui a finalement estimé que :

« 2. Aux termes de l’article L. 2112-2 du code de la commande publique :  » Les clauses du marché précisent les conditions d’exécution des prestations, qui doivent être liées à son objet. / Les conditions d’exécution peuvent prendre en compte des considérations relatives à l’économie, à l’innovation, à l’environnement, au domaine social, à l’emploi ou à la lutte contre les discriminations « . Aux termes de l’article L. 2142-1 du même code :  » L’acheteur ne peut imposer aux candidats des conditions de participation à la procédure de passation autres que celles propres à garantir qu’ils disposent de l’aptitude à exercer l’activité professionnelle, de la capacité économique et financière ou des capacités techniques et professionnelles nécessaires à l’exécution du marché. / Ces conditions sont liées et proportionnées à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution « . Il résulte des dispositions de ce dernier article, lues à la lumière de l’article 58 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics qu’elles ont pour objet de transposer, qu’un pouvoir adjudicateur peut considérer qu’un opérateur économique ne possède pas les capacités professionnelles requises lorsqu’il a établi que l’opérateur économique se trouve dans une situation de conflit d’intérêts qui pourrait avoir une incidence négative sur l’exécution du marché. »

Le Conseil d’État a donc conclu que l’ONF avait effectivement la possibilité de définir, au titre des capacités professionnelles, des conditions qui visaient dès le stade de la présentation des candidatures à empêcher tout risque de conflit d’intérêts.

Pour ce faire, le Conseil d’État s’est explicitement référé au quatrième paragraphe de l’article 58 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics, aux termes duquel :

« Les pouvoirs adjudicateurs peuvent exiger notamment que les opérateurs économiques disposent d’un niveau d’expérience suffisant, démontré par des références adéquates provenant de marchés exécutés antérieurement. Un pouvoir adjudicateur peut considérer qu’un opérateur économique ne possède pas les capacités professionnelles requises lorsqu’il a établi que l’opérateur économique se trouve dans une situation de conflit d’intérêts qui pourrait avoir une incidence négative sur l’exécution du marché ».

Enfin, le Juge administratif a estimé qu’en l’état de l’instruction, aucune alternative à la clause litigieuse n’aurait permis à l’ONF de garantir que les candidats disposent des capacités professionnelles nécessaires à l’exécution du marché compte tenu des exigences de confidentialité et d’indépendance précitées et que la clause litigieuse, imposant aux candidats à ce marché de n’avoir ni lien organique ni lien capitalistique avec une personne physique ou morale exerçant une activité d’exploitation du sol ou du sous-sol, ne devait pas être regardée comme manifestement dépourvue de lien avec l’objet du marché ni manifestement disproportionnée, comme cela est posé par l’article L.2142-1 du Code de la commande publique.

L’arrêt du Conseil d’État ne permet pas d’identifier si des documents et renseignements auraient été demandés par l’ONF aux candidats du marché afin de vérifier qu’ils remplissaient effectivement la condition de participation de n’avoir ni lien organique, ni lien capitalistique avec une personne physique ou morale exerçant une activité d’exploitation du sol ou du sous-sol. Néanmoins, cet arrêt rappelle l’intérêt de veiller aux situations de conflits d’intérêts que peuvent créer, par leur candidature, certains opérateurs économiques vis-à-vis de l’exécution des prestations qui seront confiées.

On pense, en particulier, aux missions de conseil, de maîtrise d’œuvre, d’assistance à maîtrise d’ouvrage ou de contrôle confiées par un acheteur public, qui conduisent des opérateurs économiques à intervenir au niveau de l’exécution d’un contrat de la commande publique (marché public, concession…) ou de l’utilisation d’une subvention.

De telles missions exigent impartialité et indépendance du titulaire vis-à-vis de la ou des entités bénéficiant d’un contrat de la commande publique ou d’une subvention et on peut raisonnablement penser, tant au regard de cette nouvelle jurisprudence que des recommandations de l’Agence française anticorruption, que le degré de contrôle des conflits d’intérêts à assurer par les acheteurs publics va se renforcer dans le futur.

Pour la détection des possibles situations de conflits d’intérêts des conseils, maîtres d’œuvre, assistants à maîtrise d’ouvrage et auditeurs, on peut utilement se référer à la méthodologie de l’évaluation des tiers du Guide de l’achat public de l’Agence française anticorruption.