La règle du « 1 % artistique » qui impose aujourd’hui aux personnes publiques de consacrer 1 % du coût de leurs constructions à la commande ou à l’acquisition d’une œuvre, a permis l’exposition de nombreuses œuvres dans l’espace public.
En qualité de gestionnaires de ces espaces publics au sein desquels sont exposées ces œuvres (artistiques ou architecturales) dont elles sont propriétaires ou dont elles doivent assurer l’entretien, les personnes publiques sont régulièrement confrontées aux exigences de respect de l’intégrité de l’œuvre découlant du droit moral, que l’auteur conserve en toute circonstances du fait de son inaliénabilité.
Elles y sont notamment confrontées lorsqu’il est envisagé le déplacement ou le retrait d’une œuvre, dans le cadre de travaux de rénovation, de sécurisation ou de réhabilitation sur leur territoire, ou encore lorsque le coût d’entretien devient totalement exorbitant et décorrélé de ses ressources (humaines, financières).
En effet, lorsqu’il cède la propriété matérielle de son œuvre (œuvres artistiques, plans architecturaux…), l’auteur peut aussi céder ses droits patrimoniaux d’auteur afin d’en assurer l’exploitation. Toutefois, il conserve son droit moral qui lui permet de jouir notamment du droit au respect de son œuvre. Ce droit est perpétuel et se transmet à ses ayants droit. A l’appui de ce droit, l’auteur ou ses ayants droit peuvent demander réparation lorsqu’il y a été porté atteinte (I) au visa de critères d’évaluation du préjudice retenus par le juge (II). Enfin, il est intéressant d’observer les compétences exclusives croisés des juges judiciaires et administratifs en la matière (III).
I. Le droit moral de l’auteur de l’œuvre face aux droits et obligations des propriétaires
Si le droit à l’intégrité de l’œuvre peut a priori permettre à l’auteur ou ses ayants droit de s’opposer aux modifications, au déplacement ou au retrait envisagés par son propriétaire, ce droit doit toutefois être mis en balance avec le droit de propriété matérielle que ce dernier détient sur l’œuvre et avec lequel il doit se concilier pour parvenir à un juste équilibre.
Les modifications d’une œuvre présente sur l’espace public ne constituent ainsi pas toujours une atteinte au droit moral et n’ouvrent pas automatiquement droit à une indemnisation. Pour retenir une atteinte, la modification doit être susceptible de dénaturer l’œuvre et l’harmonie voulue par l’auteur lors de sa création.
En ce sens, si la modification de la structure visible d’un bâtiment peut être susceptible de porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre, des modifications n’entraînant pas une modification structurelle du bâtiment, ni son harmonie globale ne dénaturent pas l’œuvre et peuvent être effectuées sans ouvrir droit à une indemnisation[1].
Pour préserver cet équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du propriétaire de l’œuvre au sens matériel du terme, les juges recherchent si les modifications apportées sont nécessaires à l’adaptation de l’œuvre à des besoins nouveaux et si elles sont proportionnées au but poursuivi.
Pour ce faire, il sera tenu compte des raisons à l’origine de ces interventions (impératifs esthétiques, techniques, de sécurité publique, ou encore liés à l’adaptation de l’ouvrage à des besoins nouveaux, à des problématiques environnementales ou écologiques), afin d’en déterminer le caractère nécessaire et proportionné. Dans certains cas, la vocation utilitaire d’un bâtiment et les finalités de la mission de service public et d’accueil du public dudit bâtiment peuvent justifier les modifications entreprises.
Le caractère passif du propriétaire, qui s’abstiendrait de restaurer ou de réparer une œuvre dégradée, est également susceptible de constituer une atteinte à l’intégrité de l’œuvre.
En gardant toutefois à l’esprit que la jurisprudence reconnaît que l’obligation d’entretien constitue une obligation de moyen et non de résultat. Si son propriétaire doit pouvoir justifier de démarches accomplies pour l’entretien de l’œuvre et/ou pour faire cesser les dégradations de l’œuvre[2], il est de jurisprudence constante que cette obligation ne peut peser de manière démesurée sur son propriétaire.
Ainsi, s’agissant de propriétaires personnes publiques, les juges tiennent compte, en cas de reproche d’inaction face à des dégradations, de ses moyens financiers et aussi du fait qu’en tant que personnes publiques, ils sont soumis au principe du bon usage des deniers publics dont ils ne peuvent disposer librement.
En pratique, pour éviter tout débat, il est donc recommandé de définir en amont soit au sein du contrat de commande ou d’acquisition de l’œuvre, soit par contrat distinct, les obligations de chaque partie.
La charge de la preuve incombe à l’auteur, lorsqu’il avance une atteinte à son droit moral.
II. Les critères d’évaluation du préjudice par le juge
En cas d’atteinte retenue par le juge, ce dernier fixe le montant de l’indemnisation du préjudice subi, en fonction de diverses circonstances au cas par cas.
La difficile évaluation du préjudice pour atteinte au droit moral de l’auteur rend l’analyse des critères d’évaluation importante afin d’appréhender les montants octroyés. Ces derniers peuvent porter sur l’intention du propriétaire matériel de l’œuvre (1), sur le type d’atteinte (2), ou encore sur la valeur de l’œuvre et la cote du créateur (3).
1. L’intention du propriétaire matériel vis-à-vis de l’œuvre
Selon les cas, le juge pourra prendre en compte l’intention et le comportement du propriétaire matériel dans son évaluation du préjudice.
Participation du propriétaire matériel à la valorisation de l’œuvre (dans la mesure du possible) – Le juge peut être sensible à la volonté du propriétaire matériel de participer à la valorisation de l’œuvre à travers des communications, ou encore par des démarches d’inscription de l’œuvre comme site classé par exemple.
Information de l’auteur – Le propriétaire matériel de l’œuvre n’a en principe pas d’obligation d’informer préalablement l’auteur des travaux envisagés (lorsqu’il estime qu’il n’y a pas atteinte à son droit moral), ni de les lui confier ou encore de réaliser les modifications sous son contrôle.
Cette position retenue par les juges s’explique, en partie, par la nécessité ou l’urgence de certains travaux ou modifications notamment pour des motifs de sécurité, qui ne sauraient être entravés par une obligation d’information ou d’autorisation préalable[3].
Toutefois, en pratique, et dès lors que cela est possible, il est conseillé au propriétaire matériel de l’œuvre de se rapprocher de son auteur ou de ses ayants droit lorsqu’il envisage des travaux modificatifs ou de rénovation afin d’anticiper les risques de contentieux. Le juge pourra prendre en compte l’intention et le comportement des parties dans son évaluation du préjudice, et rechercher si le propriétaire a informé l’auteur avant les travaux envisagés ou prévus.
Une personne publique propriétaire d’une œuvre qui n’a pas avisé son auteur du déplacement de l’œuvre en question, et qui ne l’avait pas prévenu, après coup, de sa destruction, s’est ainsi vue condamnée à verser la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts[4].
2. Le type d’atteinte
Le type d’atteinte est évidemment pris en compte dans l’appréciation du préjudice.
A titre d’illustration, dans une affaire impliquant la destruction accidentelle d’une œuvre, il a été considéré que « l’atteinte [était] manifeste et complète s’agissant d’une destruction qui a entraîné la disparition de l’œuvre, avec pour conséquence, la perte pour l’auteur, d’une opportunité d’assurer la visibilité dans des conditions optimales, de sa production artistique »[5]. Dans ces conditions, le juge a considéré qu’il n’y avait pas lieu de rechercher d’autres éléments (tels que la cote de l’artiste) pour déterminer l’ampleur de l’atteinte portée à son droit moral, et a évalué le préjudice moral à 60.000 euros.
A l’inverse, dans les affaires afférentes à la modification ou au déplacement d’une œuvre, les juges ont fait droit à des indemnisations plus réduites.
3. La valeur de l’œuvre et la cote de l’artiste
La cote de l’artiste et la valeur de l’œuvre sont, dans certains cas, prises en compte par le juge dans son évaluation.
A l’inverse, en l’absence d’éléments suffisants pour permettre d’évaluer la valeur revendiquée d’une œuvre, le juge peut octroyer des dommages et intérêts d’un montant particulièrement faibles.
A titre d’exemple, et en l’absence d’éléments justificatifs sur la valeur de l’œuvre, le juge a évalué à 3.000 euros le préjudice d’un artiste ayant réalisé une fresque à l’aéroport de Beauvais en raison de sa destruction dans le cadre de travaux d’agrandissement de l’aéroport[6].
En pratique, aucune définition de méthode de calcul ne semble possible et l’évaluation reste étroitement liée aux faits. Il est dès lors très difficile d’évaluer le montant d’une indemnité pour atteinte au droit moral. L’on peut tout de même constater que le montant pour un tel préjudice est souvent (très) réduit par rapport aux demandes des auteurs et à leurs ayants droit.
III. Les compétences croisées du juge judiciaire et du juge administratif
Tandis que le juge judiciaire est seul compétent pour statuer sur l’existence de l’atteinte à un droit de propriété intellectuelle (et notamment du droit moral) et des préjudice allégués[7], le juge administratif bénéficie quant à lui d’une compétence exclusive s’agissant d’ordonner l’exécution de travaux sur un ouvrage public.
C’est ce qu’a d’abord confirmé le Tribunal des conflits dans le cadre de travaux d’aménagement d’un cimetière[8]. Le Tribunal judiciaire doit se déclarer incompétent pour ordonner l’exécution de travaux sur un ouvrage public, et de son côté, le Tribunal administratif ne peut statuer qu’après la décision du Tribunal judiciaire[9].
Ce raisonnement a été récemment suivi dans un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris du 9 avril 2025[10]. Dans cette affaire, la demande visant à rétablir l’état initial de l’œuvre impliquait une modification de l’ouvrage public de sorte que cette demande relevait de la compétence exclusive du juge administratif.
Si le principe semble clair, ce raisonnement effectué en deux temps à savoir (i) la qualification de l’atteinte par le juge judiciaire puis (ii) la modification d’un ouvrage public par le juge administratif, n’empêche pas un juge administratif d’enjoindre la sécurisation d’une œuvre même en l’absence de toute caractérisation d’atteinte au droit moral.
Les intérêts des personnes publiques propriétaires ou assurant la gestion d’œuvres placées dans l’espace public peuvent parfois entrer en contradiction avec celle des auteurs. Si les intérêts sont légitimes des deux côtés, il apparait nécessaire de souligner que les personnes publiques sont appelées à de plus en plus de transparence dans leur gestion des deniers publics, et qu’elles font face à des contraintes nouvelles (besoins nouveaux des usagers, évolution de la législation, contraintes d’espace, de végétalisation, ou encore d’ordre budgétaire, environnementale, écologique etc.) qui s’imposent dans l’élaboration des politiques publiques.
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[1] Tribunal judiciaire de Bordeaux, 31 octobre 2023, RG n°22/00027
[2] Cour d’appel de Paris, Pôle 5, Ch.1, 10 mars 2020, n°18/08248
[3] Cour d’appel de Paris, 2 août 2011, n° 2001/11331
[4] Cour d’appel de Limoges, 30 mars 2011, n°10/00172
[5] Tribunal de grande instance de Marseille, 1re ch. ca., 12 juin 2015, n° 11/15413, CA Aix-en-Provence, 17 mai 2018, n° 15/14561
[6] Tribunal administratif d’Amiens, 16 février 2010, n°0801776
[7] Articles R. 211-4, II et D. 211-6-1 du Code de l’organisation judicaire
[8] Conseil d’Etat, 12 décembre 1986, Cts Ferry c/ Commune de Grezsu-Loing, n° 47627
[9] Tribunal des conflits, 5 septembre 2016, C4069
[10] CA Paris, pôle 5 – ch. 1, 9 avr. 2025, n° 24/18170