Contrats publics
le 11/07/2024

Marchés de travaux : comment empêcher la naissance d’un décompte général définitif tacite ?

CE, 7 juin 2024, n° 490468

Depuis près d’une année, la jurisprudence sur la naissance d’un décompte général définitif tacite ne cesse de s’enrichir, ce qui nous avait conduit à consacrer un premier article à ce sujet en juillet 2023 (Marchés de travaux : points de vigilance pour l’acheteur et le titulaire sur le décompte général définitif tacite) et un deuxième au mois de novembre suivant (Même irrégulière, la notification d’un décompte général empêche la naissance d’un décompte général définitif tacite).

Jamais deux sans trois : le Conseil d’État vient d’apporter, par sa décision en date du 7 juin 2024, de nouvelles précisions sur ce sujet, en particulier sur les diligences que doit faire un acheteur pour faire obstacle à la naissance d’un décompte général définitif tacite.

Cette décision intervient dans le cadre d’un contentieux relatif au versement du solde d’un marché de travaux ayant pour objet la construction d’ateliers artisanaux dans une zone d’activités, attribué par la commune de Chessy à la Société Entreprise Construction Bâtiment (ECB). Après la réception avec réserves de ses travaux, l’entreprise avait adressé à la commune un projet de décompte final, puis un projet de décompte général. En l’absence de notification par le maître d’ouvrage d’un décompte général, la Société ECB a soutenu que son projet de décompte général était devenu définitivement tacite et a donc saisi le juge des référés afin d’obtenir le versement d’une provision correspondant au solde de ce décompte.

En première instance, la commune de Chessy a été condamnée à verser la provision réclamée, tout en obtenant que son maître d’œuvre soit condamné à la garantir à hauteur de 30 % des condamnations prononcées à son encontre. Mais, en appel, cette ordonnance a été annulée et les demandes de la Société ECB ont été rejetées comme irrecevables, au motif que l’entreprise n’aurait pas, sous quelque forme que ce soit, présenté un mémoire en réclamation relatif au paiement de la créance née du décompte litigieux.

Saisi par la Société ECB d’un pourvoi contre l’ordonnance rendue par la Cour administrative d’appel de Paris, le Conseil d’État commence par l’annuler pour dénaturation, considérant qu’il ressortait des pièces du dossier que l’entreprise avait bel et bien exposé, dans un courrier adressé à la commune et au maître d’œuvre, les raisons pour lesquelles elle estimait pouvoir se prévaloir d’un décompte général et définitif tacite et sollicité le règlement du solde correspondant.

De plus, le Conseil d’Etat précise que lorsque le titulaire d’un marché de travaux se prévaut d’un décompte général définitif tacite, il n’est pas tenu, pour saisir la juridiction d’une demande tendant au versement de son solde, de suivre au préalable la procédure de réclamation prévue à l’article 50 du Cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés de travaux (CCAG Travaux).

Ensuite – et c’est là l’apport principal de cette décision qui justifie sa mention dans les tables du recueil Lebon – le Conseil d’Etat pose le principe suivant :

 « 10. En troisième lieu, il résulte des stipulations des articles 13.4.2 et 13.4.4 du CCAG Travaux citées au point 3 que seule la notification au titulaire du marché d’un décompte général, même irrégulier, à laquelle le simple rejet des projets de décompte établis par le titulaire ne saurait être assimilé, fait obstacle à l’établissement d’un décompte général et définitif tacite à l’initiative du titulaire dans les conditions prévues par l’article 13.4.4 du CCAG ».

En d’autres termes, lorsque le titulaire d’un marché de travaux a respecté l’ensemble de la procédure d’élaboration de son projet de décompte général jusqu’à la notification de celui-ci au maître d’ouvrage et au maître d’œuvre, le maître d’ouvrage ne peut procéder qu’à une seule action pour empêcher que ce projet de décompte ne devienne tacitement définitif à l’issue d’un délai de dix jours à compter de sa notification : adresser au titulaire son propre décompte général, cette démarche ayant pour effet d’interrompre le délai de dix jours même si le décompte général est irrégulier (CE, 9 novembre 2023, Société Transport tertiaire industrie, n° 469673). Or, dans le cas présent, la commune de Chessy n’avait pas adressé à son cocontractant de décompte général dans un délai de dix jours suivant la réception du projet de décompte général élaboré par la Société ECB et s’était bornée à rejeter précédemment ses projets de décompte final puis général. Le Conseil d’Etat considère donc que ces rejets n’avaient pu faire obstacle à la naissance d’un décompte général définitif tacite et condamne la commune à verser à l’entreprise la provision correspondant au solde de ce décompte (en réduisant, ce faisant, le montant de la somme due par rapport à ce qu’avait fixé le juge des référés en première instance, lequel avait été au-delà des demandes de la requérante).

S’agissant de la demande de la commune tendant à ce que son maître d’œuvre soit appelé en garantie au motif qu’il n’aurait pas accompli les diligences lui incombant pour faire obstacle à la naissance d’un décompte général et définitif tacite, le Conseil d’Etat commence par rappeler que le préjudice dont la commune pouvait demander réparation de ce fait ne pouvait être que l’éventuel surcoût induit par ce décompte par rapport à la somme qu’un décompte général et définitif établi contradictoirement aurait mise à sa charge. Ensuite, il constate qu’en l’occurrence, la commune n’établit aucunement l’étendue ni même l’existence d’un tel préjudice, ce qui fait obstacle à ce que la créance dont elle se prévaut à l’égard de son maître d’œuvre puisse être regardée comme non sérieusement contestable. Par conséquent, il annule l’ordonnance de référé de première instance en ce qu’elle avait condamné le maître d’œuvre à garantir la commune à hauteur de 30 % de la condamnation prononcée à son encontre.