Contrats publics
le 20/07/2023

Marchés de travaux : points de vigilance pour l’acheteur et le titulaire sur le décompte général définitif tacite

Les marchés de travaux se singularisent des marchés de fournitures et de services notamment par la procédure d’élaboration d’un décompte général définitif, dont la mise en œuvre est, depuis sa création, la source d’une jurisprudence très fournie.

Cette procédure d’élaboration du décompte général définitif n’est pas issue d’un texte à portée obligatoire mais du Cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux (CCAG Travaux), dont trois versions se sont succédées depuis quarante-sept ans – celle du 21 janvier 1976, du 8 septembre 2009 et enfin celle du 30 mars 2021 – auquel les acheteurs peuvent choisir de déroger en tout ou partie par les clauses particulières de leurs marchés.

D’après le CCAG Travaux, le décompte général doit comprendre trois types de documents :

  • le décompte final, c’est-à-dire la demande de paiement finale du titulaire telle qu’acceptée ou rectifiée par le maître d’œuvre ;
  • l’état du solde, établi à partir du décompte final et du dernier décompte mensuel ;
  • et, la récapitulation des acomptes mensuels et du solde, étant précisé que le montant du décompte général est égal au résultat de cette dernière récapitulation.

Et, son élaboration doit suivre plusieurs étapes très précises.

Dans un premier temps, le titulaire doit transmettre au maître d’œuvre et au représentant du pouvoir adjudicateur son projet de décompte final, dans un délai de 30 jours à compter de la décision de réception des travaux.

Dans un deuxième temps, le représentant du pouvoir adjudicateur doit notifier au titulaire le décompte général, dont le projet doit avoir été établi par le maître d’œuvre, dans un délai de 30 jours à compter de la réception du projet de décompte final par le maître d’œuvre et le représentant du pouvoir adjudicateur (la date à retenir étant la plus tardive des deux réceptions).

Dans un troisième temps, deux hypothèses sont à distinguer :

  • Soit le pouvoir adjudicateur a, de manière normale, effectivement notifié son décompte général dans le délai précité.

Le titulaire dispose alors d’un délai de 30 jours à compter de la réception de ce décompte général pour exprimer ses éventuelles réserves au sein d’un mémoire en réclamation.

A défaut, le décompte général notifié par le pouvoir adjudicateur est réputé accepté tacitement par le titulaire,

  • Soit le pouvoir adjudicateur n’a pas notifié son décompte général dans le délai précité.

Traditionnellement, le titulaire n’avait alors d’autre choix, pour pallier l’inertie de l’acheteur public, que de mettre en demeure celui-ci de procéder à cette notification puis, en cas d’infructuosité de cette démarche, de saisir la juridiction administrative afin que celle-ci fixe elle-même le décompte général définitif. Cette procédure retardait significativement le versement du solde dû au titulaire.

Afin de permettre au titulaire d’être payé sans avoir à passer nécessairement par le juge, l’arrêté du 3 mars 2014, entré en vigueur le 1er avril suivant, a modifié le CCAG Travaux de 2009 afin d’y introduire une procédure de décompte général définitif tacite, qui a été reprise ensuite dans le CCAG Travaux de 2021.

Depuis lors, si le pouvoir adjudicateur n’a pas notifié son décompte général dans le délai qui lui est imparti, le titulaire peut alors notifier au représentant du pouvoir adjudicateur, avec copie au maître d’œuvre, son propre projet de décompte général signé.

Le pouvoir adjudicateur dispose ensuite d’un délai de 10 jours à compter de la réception de ce décompte pour notifier son propre décompte général au titulaire. A défaut, le décompte général élaboré par le titulaire est réputé accepté tacitement par le pouvoir adjudicateur et acquiert un caractère définitif.

A la suite de l’acceptation tacite par le pouvoir adjudicateur du projet de décompte général établi par le titulaire, ce décompte devient intangible et ne peut plus être remis en cause qu’en cas de fraude ou pour corriger une erreur purement matérielle (CE, 22 octobre 1965, Commune de Saint-Lary, req. n° 58876).

Il en résulte pour le pouvoir adjudicateur un devoir particulier de vigilance : le silence gardé sur un projet de décompte général établi par le titulaire ne vaut pas rejet mais au contraire acceptation et le délai pour s’y opposer à la suite de sa notification est très court (seulement 10 jours). Et, il n’est pas possible, pour faire obstacle à la naissance d’un décompte général définitif tacite, de se prévaloir de la carence du maître d’œuvre qui n’aurait pas rempli sa mission de préparer le décompte général.

Le pouvoir adjudicateur a d’autant plus intérêt à être vigilant qu’en cas de naissance d’un décompte général définitif tacite, le délai de paiement de 30 jours – dont le dépassement donne lieu à des intérêts moratoires – est décompté à partir du jour où le projet de décompte général du titulaire a acquis tacitement un caractère définitif, soit à l’expiration du délai de 10 jours à compter de sa notification, ainsi que l’a récemment précisé la jurisprudence (CAA Nancy, 22 décembre 2022, Société Samson¸ req. n° 21NC01617).

Pour autant, l’acheteur n’est pas le seul à devoir être vigilant vis-à-vis du décompte général définitif tacite.

En effet, le titulaire qui entend se prévaloir de la naissance d’un décompte général définitif tacite doit, pour ce faire, avoir lui-même scrupuleusement suivi les étapes préalables précitées, ainsi que l’illustre l’arrêt n° 23VE00021 rendu le 20 juin 2023 par la Cour administrative d’appel de Versailles.

Dans cette affaire, le titulaire d’un marché de plâtrerie/faux-plafonds intérieurs attribué par une commune dans le cadre de l’opération de construction d’un groupe scolaire avait saisi le juge des référés afin d’obtenir le versement d’une provision au titre du solde de ce marché. Il soutenait que sa créance n’était pas sérieusement contestable dès lors qu’était né tacitement un décompte général définitif du fait du silence gardé par la commune plus de dix jours à compter de la notification de son projet de décompte général. Toutefois, sa demande a été rejetée par une ordonnance en date du 21 décembre 2022.

Saisie par l’entreprise d’un recours contre cette ordonnance, la Cour administrative d’appel de Versailles commence par écarter les moyens contestant la régularité de la procédure de jugement (délai, absence d’audience).

Puis, statuant au fond, elle constate que le titulaire avait notifié son projet de décompte final à une entreprise qui, bien qu’assurant la mission d’ordonnancement, pilotage et coordination (OPC), n’était pas membre du groupement de maîtrise d’œuvre, alors même que celui-ci était clairement identifié par les documents contractuels.

La Cour administrative d’appel en conclut qu’en l’absence de notification du projet de décompte final au pouvoir adjudicateur et au maître d’œuvre, les délais pour les étapes suivantes susceptibles d’aboutir à la naissance d’un décompte général définitif tacite n’avaient pu commencer à courir et que le titulaire ne pouvait, par la suite, se prévaloir d’une créance non sérieusement contestable pour demander le versement d’une provision.

 

CAA Versailles, 20 juin 2023, n° 23VE00021

CAA Nancy, 22 décembre 2022, Société Samson¸ n° 21NC01617

Romain MILLARD