Fonction publique
le 16/03/2023

Evolutions inquiétantes de la jurisprudence sur l’encadrement du droit de grève dans la fonction publique territoriale

Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique

Le moins que l’on puisse dire est que la période est propice à une réflexion sur l’exercice du droit de grève. Comme l’avait compris le pouvoir constituant, dès 1946, ce droit doit être concilié avec le rôle que tient le service public dans le fonctionnement du pays. La recherche du compromis entre droit de grève et continuité du service public a été à l’origine de limitations importantes au sein de la fonction publique de l’État, notamment dans les services pénitentiaires ou la police nationale. Dans la fonction publique territoriale, ces limitations ont été moins fréquentes, du fait, notamment, des considérables difficultés juridiques qu’implique leur définition.

La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 a, dans ce contexte, consacré un dispositif assez complet d’encadrement de l’exercice du droit de grève dans la fonction publique territoriale.

Malheureusement toutefois, l’efficacité juridique du dispositif consacré par le législateur semble progressivement rognée par la jurisprudence des tribunaux administratifs. Cette évolution méritait que l’on prenne le temps de quelques réflexions sur la question.

Rappelons que le dispositif était entièrement défini dans un article 7-2 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, désormais codifié aux articles L. 114-7 à L. 114-10 du Code général de la fonction publique (CGFP).  Ils prévoient en réalité plusieurs outils d’encadrement de l’exercice du droit de grève.

Figure de proue du dispositif, l’article L. 114-7 consacre la possibilité, pour l’autorité territoriale, d’engager des négociations avec les organisations syndicales représentatives – c’est-à-dire disposant d’au moins un siège au comité social territorial de la collectivité – en vue de la signature d’un accord visant à assurer la continuité de certains services publics, à savoir la collecte et le traitement des déchets des ménages, le transport public de personnes, l’aide aux personnes âgées et handicapées, l’accueil des enfants de moins de trois ans, l’accueil périscolaire et la restauration collective et scolaire.

Conformément à l’article L. 114-8, cet accord a notamment pour objet de déterminer « les fonctions, le nombre d’agents indispensables, ainsi que les conditions dans lesquelles, en cas de perturbation prévisible de ces services, l’organisation du travail est adaptée et les agents présents au sein du service sont affectés ». Autrement dit, de définir un régime de service minimum, son cadre, et les pouvoirs dont sera investi l’employeur pour le mettre en œuvre.

Il s’agissait, en réalité, d’un pouvoir dont disposaient déjà les collectivités. Depuis la consécration du droit de grève par le Préambule de la Constitution de 1946, le droit de grève des fonctionnaires était définitivement consacré Le préambule prévoyait la possibilité, pour le législateur, d’en définir le cadre. Le Conseil d’État, constatant la nécessité de concilier le principe de continuité du service public avec le droit de grève reconnu aux fonctionnaires, avait reconnu pour sa part la possibilité pour les autorités administratives, en vertu de leur pouvoir d’organisation du service, de fixer la nature et l’étendue des limitations au droit de grève s’imposant[1]. Sur ce fondement, l’administration pouvait valablement désigner par circulaire le personnel nécessaire pour assurer la continuité du service public[2]. La ville de Paris avait d’ailleurs, en 2015, mis en place avec succès un dispositif assimilable à celui désormais consacré par le CGFP[3].

Pour autant, manier ce pouvoir restait délicat : la sécurité juridique du dispositif nécessitait une grande maitrise de la jurisprudence en la matière, sans garantie de la survie du dispositif par l’examen minutieux du juge administratif, qui fort légitimement contrôlait très strictement les restrictions que les administrations imposaient au droit constitutionnel à l’exercice du droit de grève. Par ailleurs, l’unilatéralité intrinsèque du dispositif ne jouait pas en faveur de son acceptabilité par les agents.

En donnant un cadre à cette possibilité, le législateur prive partiellement les collectivités de ce pouvoir unilatéral, puisqu’elle consacre de fait la législation annoncée par le Préambule de 1946, et remplit le vide que la jurisprudence Dehaene autorisait l’administration à combler. La récente ordonnance d’un tribunal administratif a d’ailleurs confirmé que, pour ce qui concerne ces services, la jurisprudence Dehaene n’était plus invocable[4]. En contrepartie, il donne à l’encadrement du droit de grève une légitimité renforcée par sa consécration explicite par le statut et sa mise en œuvre par une négociation avec les organisations syndicales, aboutissant à un accord approuvé par l’assemblée délibérante.

Le dispositif présente l’avantage de préserver un espace de dialogue social important, puisque la décision de l’assemblée délibérante ne peut intervenir unilatéralement qu’au terme d’une période de douze mois après le début des négociations. Il peut ainsi être mis en place unilatéralement par décision de l’assemblée délibérante, règle incitant donc fortement les organisations syndicales à rechercher activement et trouver un compromis dans le délai imparti.

La mise en place de ce dispositif, par accord ou à défaut unilatéralement, autorise alors l’administration à réaffecter, et surtout désigner, les agents indispensables à la continuité du service, en les privant donc, si nécessaire, de la possibilité d’exercer leur droit de grève.

Ce mécanisme est par ailleurs complété par d’autres dispositions, énoncées à l’article L. 114-9 du CGFP, qui prévoit deux dispositifs complémentaires.

D’une part, l’obligation, pour les agents territoriaux des services mentionnés à l’article L. 114-7 (déchets, transports, aide à la personne, etc.), d’informer leur administration de leur intention de participer au mouvement de grève quarante-huit heures avant, dispositif équivalent à celui qui existe, notamment, dans le secteur des transports[5] et dans l’éducation nationale[6].

D’autre part, la possibilité, prévue au dernier alinéa de l’article L. 114-9 du CGFP, d’imposer aux agents territoriaux ayant déclaré leur intention de participer à la grève d’exercer leur droit « dès leur prise de service et jusqu’à son terme », s’il apparaît que l’exercice du droit de grève en cours de service pourrait entraîner un risque de désordre manifeste dans l’exécution du service. La mesure est particulièrement utile dans la fonction publique territoriale, car au sein des services de l’État, la règle du trentième indivisible, qui implique la retenue de cette proportion de la rémunération quelle que soit la proportion de la journée de travail qui fait l’objet d’une cessation concertée, aboutit en pratique à ce que les personnels exercent leur droit sur l’ensemble de la journée de travail.

Dans la fonction publique territoriale, cette règle du trentième indivisible n’existe pas, et les tentatives de certaines collectivités de la mettre en place ont été censurées par le juge administratif. Les agents peuvent donc décider de n’exercer leur droit de grève que pendant une faible proportion de leur journée de travail, et ils font en pratique usage de cette possibilité pour limiter les retenues de rémunération opérées, tout en maintenant une pression suffisante sur le service public pour appuyer leurs revendications. Paradoxalement, la désorganisation du service provoquée est potentiellement plus importante de cette façon, puisqu’elle rend en pratique particulièrement difficile de suppléer à l’absence de l’agent.

Imposer l’exercice du droit de grève dès la prise de poste, et donc pour la journée, lorsque ces cessations sont susceptibles d’entraîner un risque de désordre manifeste dans l’exécution du service, permet donc d’assurer un meilleur fonctionnement du service pendant le mouvement de grève, sans remettre en cause l’exercice du droit de grève s’il y a bien cessation effective du travail. Elle lui impose seulement de l’exercer sur une journée complète.

Les deux dispositifs sont explicitement liés : les agents auxquels cet exercice du droit de grève à la prise de poste peut être imposé sont ceux qui ont signalé leur intention d’exercer le droit de grève, en application des premiers alinéas de l’article L. 114-9.

Le 20 décembre 2019 le Conseil d’État, saisi en appel dans le cadre d’un référé liberté, avait reconnu l’autonomie de ce dispositif, en jugeant que la mesure pouvait être imposée aux agents « sans que cette faculté instituée par la loi soit subordonnée à la conclusion de l’accord mentionnée au I de ces dispositions » c’est-à-dire, désormais, à l’article L. 114-7 du CGFP[7].

Mais, parallèlement, plusieurs tribunaux administratifs ont opposé à la mise en œuvre du dispositif plusieurs limites significatives.

Le 29 novembre 2019, le Tribunal administratif de Marseille a jugé que le directeur général des services d’une commune ne pouvait imposer d’office l’exercice du droit de grève dès la prise de fonction par une note de service adressée à l’ensemble des agents d’un service désignés à l’article L. 114-7 du CGFP. Selon ce tribunal, une telle obligation ne peut être imposée « indépendamment de toute appréciation de l’absence ou de la possibilité d’un risque de désordre manifeste lié à l’exercice du droit de grève ». En l’occurrence, le tribunal n’a pas cherché à examiner si un tel risque de désordre existait dans le service auquel il était imposé : le seul fait que cette obligation soit imposée « avant même de connaître leur intention », suffit à la rendre irrégulière[8].

Cette décision, qui laissait encore relativement imprécise l’interprétation que faisait le tribunal des conditions d’application du dispositif, a été précisée dans un nouveau jugement du même tribunal, deux ans plus tard, le 21 octobre 2021[9]. Dans ce cas, un dispositif similaire avait été mis en place, cette fois par une délibération validant le protocole qui le prévoyait : les agents des services d’accueil d’enfant et de restauration collective se sont tous vu imposer l’exercice du droit de grève dès la prise de fonction.

Saisi de la délibération, le Tribunal administratif de Marseille a réitéré : une telle obligation ne peut être imposée en présumant que le risque de désordre manifeste sera caractérisé sans cette précaution. Imposer à ces agents l’exercice du droit de grève dès la prise de service ne peut se faire, selon le tribunal, qu’une fois que l’autorité territoriale a pu effectivement constater l’existence de ce risque, c’est-à-dire une fois qu’il a connaissance du préavis de grève et des déclarations d’intention de participation au mouvement. Autrement dit, selon cette juridiction, l’obligation ne peut être imposée qu’au dernier moment, lorsque l’administration, qui a connaissance du taux potentiel d’absentéisme dans le service, peut constater l’existence d’un risque effectif de désordre du service.

Cette interprétation très restrictive des conditions d’application du dispositif ne s’imposait pas, et il pourrait d’ailleurs être soutenu qu’elle est contraire à la jurisprudence du Conseil d’État. En effet, en 2016[10], celui-ci avait jugé, concernant un dispositif mis en place par la ville de Paris, qu’« en imposant aux agents employés dans les équipements sportifs de la ville qui entendent exercer leur droit de grève de le faire à leur prise de service, le secrétaire général de la Ville de Paris a entendu prévenir les risques de désordres résultant notamment, en cas d’exercice du droit de grève en cours de service, de l’obligation d’évacuer de ces équipements le public qui y aurait déjà pénétré », et que, pour cette raison il n’avait pas porté une limitation illégale à l’exercice du droit de grève. Pourtant, ce dispositif, comme celui dont a eu à connaître le Tribunal administratif de Marseille, ne prévoyait pas la nécessité d’un constat du risque au dernier moment : il était présumé, du fait de la nature même du service auquel il s’appliquait.

Surtout, elle est une première atteinte à possibilité effective de mise en œuvre du dispositif. Par définition, l’administration ne pourra connaître des intentions de grève que 48 heures auparavant. Une fois cette connaissance acquise, et lorsque le risque de désordre est constaté, il lui faut alors notifier aux agents leur obligation d’exercer leur droit à la prise de service, ce qui n’est pas sans soulever de lourds problèmes matériels : la notification en recommandé est naturellement exclue dans un délai aussi court. La notification en main propre, si l’agent refuse d’attester de sa bonne réception, n’est pas davantage possible puisqu’elle posera alors des problèmes de preuve. La notification par courrier électronique, outre qu’elle posera également ce problème de preuve, n’est pas un moyen pertinent dans des services (accueil d’enfant, restauration, gestion des déchets) où les agents sont loin de disposer uniformément d’une adresse professionnelle de courriel, et encore moins de postes mis à disposition pour consulter leur messagerie professionnelle.

Ajoutons que la situation n’est pas sans poser de difficulté aux agents eux-mêmes, puisqu’ils ne pourront être informés qu’au tout dernier moment de cette obligation. Si, du fait des conséquences financières de cette obligation, l’agent entend renoncer à l’exercice du droit de grève, il s’exposera alors à des sanctions disciplinaires puisqu’il est censé informer son supérieur de cette renonciation vingt-quatre heures avant, en application L. 114-9 du CGFP, et que le respect de ce délai ne pourra en pratique être mis en œuvre.

Cet état du droit, assez regrettable, a encore récemment connu un nouveau revers à la suite d’une décision rendue cette fois par le Tribunal administratif de Lyon[11].

Jusqu’alors, l’arrêt du Conseil d’État conduisait à considérer que le dispositif imposant aux agents une déclaration d’intention de grève, et, le cas échéant, l’exercice du droit de grève à la prise de fonction, était indépendant du dispositif de service minimum qui pouvait être mis en place par la conclusion d’un accord : puisqu’imposer l’obligation d’exercice à la prise de confection n’était pas subordonné à la conclusion d’un accord, et que cette obligation ne pouvait être mise en œuvre qu’au vu des déclarations d’intention de grève, c’est nécessairement que l’ensemble de ce dispositif pouvait être mis en œuvre sans conclusion d’un accord.

Le Tribunal administratif de Lyon a retenu une interprétation différente : selon lui « les dispositions susmentionnées du II de l’article 7-2 de la loi du 26 janvier 1984 ne peuvent être lues que combinées avec celles du I du même article », c’est-à-dire, à jour de la codification du CGFP, que les dispositions de l’article L. 114-9 ne peuvent être lues que combinées avec celle des articles L. 114-7 et L. 114-8 du CGFP. Cette lecture conjointe implique, selon le tribunal, que seuls les agents désignés comme indispensables par l’accord conclu peuvent se voir imposer l’obligation de déclaration d’intention, et donc l’obligation d’exercice du droit de grève à la prise de fonction.

La restriction est considérable, et revient, en pratique, à invalider totalement le dispositif prévu à l’article L. 114-9 du CGFP. Les personnels indispensables, dans un dispositif de service minimum, sont « nécessaire au maintien des activités essentielles des services indispensables »[12]. Il s’agit donc d’une portion nécessairement congrue du personnel, et le juge administratif veillera d’ailleurs à ce que ce caractère indispensable ne soit pas attribué à un champ trop élargi d’agents[13].

Par conséquent, si l’on suit la logique du Tribunal administratif de Lyon, seuls de très rares agents pourraient se voir imposer une obligation de déclaration d’intention. Comment, dans ce cas, l’administration pourrait donc, en disposant d’une information aussi parcellaire, juger effectivement, comme le Tribunal administratif de Marseille entend le lui imposer, s’il existe un risque de désordre suffisamment conséquent pour autoriser l’adoption de mesures limitatives du droit de grève.

Surtout, dès lors que l’administration est informée qu’elle pourrait ne pas disposer des agents indispensables, on comprend mal à quoi lui servirait d’imposer à ces agents indispensables, non pas l’exercice obligatoire de leurs fonctions… mais l’exercice du droit de grève tout au long de la journée. Il va sans dire que, dans ce cas, l’administration n’aura d’autre choix dispositif de désignation dont elle sera dotée en application de l’accord et imposera à ses agents l’exercice de leurs fonctions afin d’assurer le service minimum.

On comprend que la volonté du Tribunal administratif de Lyon était de protéger le droit de grève des agents publics. Mais cette noble intention produira, à notre sens, l’effet inverse. Cette jurisprudence rend en pratique totalement inutilisable le dispositif, alors qu’il constituait avant tout une alternative à la mécanique de désignation moins attentatoire au droit de grève : au lieu d’interdire l’exercice de droit de grève aux agents indispensables, il permettait d’imposer un exercice encadré, pendant une journée entière, de ce droit. Le droit de grève était donc bien exercé, et l’était même, dans une certaine mesure, encore davantage.

Pourtant, la recherche de tels compromis est au cœur des enjeux qui entourent l’encadrement du droit de grève dans la fonction publique. Comme l’expliquait le commissaire au Gouvernement Gazier, dans ses conclusions sur l’arrêt Dehaene, le rôle de l’administration publique dans le fonctionnement du pays interdit d’envisager un exercice du droit de grève dans la fonction publique sans restriction. Pour autant, il n’est pas davantage envisageable d’interdire aux fonctionnaires l’exercice du droit de grève, alors que ce droit est tout autant au cœur du fonctionnement politique du pays et les avancées sociales qu’il a permises. Le dispositif mis en place par la loi en date du 6 août 2019, en prévoyant des dispositifs alternatifs à la réquisition et à la désignation, et surtout en plaçant l’encadrement du droit de grève dans le domaine nouveau de la négociation collective publique, ouvrait de nouveaux moyens de rechercher ce compromis.

Il faut donc espérer qu’en voulant protéger le droit de grève, le juge administratif ne viendra pas inutilement déséquilibrer le compromis mis en place par le législateur.

 

[1] CE, 7 juillet 1950, Dehaene, publié au recueil, p. 426, GAJA n° 58

[2] CE, Ass., 4 février 1966, syndicat national des fonctionnaires et agents du groupement des contrôles radioélectriques, publié au recueil, p. 80

[3] CE, 6 juillet 2016, n° 390031

[4] TA Melun, 16 février 2023, n° 2301353.

[5] L. 1324-7 du Code des transports

[6] L. 133-4 du Code de l’éducation

[7] CE, 20 décembre 2019, n° 436794.

[8] TA Marseille, 29 novembre 2019, n° 1909990.

[9] TA Marseille, 21 octobre 2022, n° 2103212.

[10] CE, 6 juillet 2016, n° 3900031.

[11] TA Lyon, 30 décembre 2022, n° 2106858

[12] CE, 14 octobre 1977, n° 98807

[13] CAA Bordeaux, 19 décembre 1996, n° 94BX01500