Economie sociale et solidaire
le 24/01/2023
Audrey LEFEVRE
Donya BURGUET

Arrêt « Yuka » : sur l’équilibre entre devoir d’alerte et concurrence déloyale

Arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 8 décembre 2022, n° 21/14555

« Yuka » est une application mobile développée par la société Yuca S.A.S., qui permet de scanner les produits alimentaires et cosmétiques pour décrypter leur composition et obtenir une information sur l’impact du produit sur la santé, notamment en leur attribuant une note de 0 à 100 et un commentaire « excellent, bon, médiocre ou mauvais ».

Dans un contentieux l’opposant au fabricant de charcuterie ABC Industrie, la société Yuca s’est vu reprocher d’avoir classé les jambons de ce fabricant comme « mauvais », compte tenu notamment de la présence de nitrites de sodium, additifs prolongeant la durée de conservation des charcuteries. En scannant le code barre de ces jambons sur l’application, il apparaissait la note de 9/100 ainsi qu’un bandeau renvoyant à signer une pétition pour l’interdiction des nitrites présentés comme des « additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac ».

Estimant que la société Yuca s’était rendue coupable de pratiques commerciales trompeuses et déloyales, de fautes par dénigrement et d’appel au boycott, la société ABC Industrie l’a assignée devant le Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence afin de la faire condamner au paiement de dommages-intérêts et obtenir diverses mesures d’interdiction et de publication.

Par un jugement en date du 13 septembre 2021, le Tribunal a donné raison au demandeur en jugeant que Yuca avait exercé une pratique commerciale déloyale et trompeuse au préjudice de ABC Industrie, et qu’elle avait par ailleurs commis des actes de dénigrement. Le Tribunal a ainsi condamné Yuca au paiement de la somme de 25.000 € au titre de dommages et intérêts, à supprimer « tout contenu trompeur ou dénigrant » sur les jambons fabriqués par ABC Industrie, et à retirer les mentions relatives aux risques de cancer liés à l’usage de nitrites dans la charcuterie. Pour ce faire, le Tribunal s’est fondé sur l’article L. 121-1 du Code de la consommation, aux termes duquel il est prévu qu’ « une pratique commerciale est considérée comme déloyale lorsqu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service ». La société Yuca a interjeté appel de ce jugement.

Par son arrêt en date du 8 décembre 2022, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a infirmé le jugement de première instance dans l’intégralité de ses dispositions. La Cour a considéré, en premier lieu, que la mauvaise note attribuée aux jambons était étayée par des « critères parfaitement explicités au consommateur sur l’application », ce qui permet d’écarter la responsabilité de Yuca sur la base de l’article L.121-1 du Code de la consommation.

La Cour a également infirmé le jugement du Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence sur les faits de pratique commerciale trompeuse, « le caractère mensonger des allégations et indications lui étant reproché ne concernant pas des services par elle proposés, mais des produits fabriqués par un tiers ».

Par ailleurs, s’il n’est pas contesté que la responsabilité extracontractuelle de Yuca pour dénigrement puisse être recherchée même en l’absence d’une concurrence directe et effective avec la société ABC Industrie (l’activité de Yuca visant avant tout à informer le consommateur et l’aider dans ses choix), la Cour a retenu que l’application Yuka « explicite les modalités de sa notation et de son appréciation et il ne résulte d’aucun document qu’elle ait en l’espèce violé ces modalités afin de créer un préjudice particulier à l’encontre de la société ABC ».

La Cour a enfin relevé qu’ « en diffusant les informations telles que portées sur son application, la société Yuca n’a pas outrepassé la liberté d’expression qui lui est reconnue par les textes à valeur constitutionnelle et conventionnelle » pour en déduire que Yuca est fondée, à ce titre, à proposer à ses utilisateurs de signer une pétition qui « entre de toute évidence dans le cadre de la liberté d’expression, rappel étant fait que l’interdiction des nitrites est un sujet de débat public ».

En conséquence, la Cour a débouté ABC Industrie de l’intégralité de ses demandes et l’a condamnée à verser à Yuca la somme de 20.000 € au titre de ses frais de justice (article 700 du Code de procédure civile).*

Cette décision est une première victoire judiciaire pour Yuca, après plusieurs condamnations en première instance dans des dossiers similaires. Il s’agit également de la reconnaissance du rôle des opérateurs privés dans les débats d’intérêt général et de leur pouvoir d’alerte, les juges admettant ainsi qu’une entreprise à but lucratif puisse critiquer un produit alimentaire et alerter sur son impact sur la santé, quand bien même la composition de ce produit serait conforme à la réglementation en vigueur.

Yuca a également interjeté appel de deux autres jugements ayant prononcé sa condamnation (TC Paris, 25 mai 2021, n° 2021001119 ; TC Brive-la-Gaillarde, 24 septembre 2021, n° 2021F00036), dont les audiences en appel auront lieu dans les prochains mois. Il sera intéressant d’observer si les juges suivront dans ces affaires la même voie que la Cour d’appel d’Aix-en-Provence.