Contrats publics
le 25/05/2023

Sur la prescription de l’action en réparation du préjudice subi par une personne publique du fait d’une entente anticoncurrentielle à laquelle certains de ses élus ont participé

CE, 9 mai 2023, n° 451710

CE, 9 mai 2023, n° 451717
En droit, il résulte de l’article 2224 du Code civil qu’une action personnelle ou mobilière se prescrit par cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l’exercer.

S’il est de jurisprudence constante que ces dispositions sont applicables lorsque la personne publique victime d’une telle pratique souhaite saisir le juge administratif en vue d’obtenir la réparation du préjudice qu’elle a subi du fait d’une entente anticoncurrentielle, la détermination du point de départ du délai de prescription pouvait toutefois, jusqu’alors, s’avérer particulièrement délicate lorsque la personne publique victime n’avait pas pu faire valoir ses droits à réparation, compte tenu de la participation de ses organes dirigeants à ladite pratique.

Deux récentes décisions rendues par la section du contentieux du Conseil d’Etat mettent un terme à cette incertitude et précisent l’application des règles de prescription en la matière (CE, 9 mai 2023, req. n° 451710 et 451817).

Ces deux décisions s’inscrivent dans le cadre d’un historique contentieux complexe, et nécessitent donc d’abord de revenir sur le contexte dans lequel elles ont été rendues.

En 2007, le Conseil de la concurrence avait sanctionné six grands groupes du secteur du bâtiment et des travaux publics en raison de pratiques mises en œuvre dans le cadre d’un certain nombre de marchés publics de rénovation des lycées d’Ile-de-France, entre 1988 et 1997 (décision n° 07-D-15 du 9 mai 2007). Au cours de l’enquête, il avait été établi que la répartition des marchés avait été rendue possible grâce à une phase de présélection des candidatures réalisées en dehors de tout contrôle de la Commission d’appel d’offre, et que la sélection de ces entreprises avait été conditionnée au versement d’une contribution de 2 % à la Région pour le financement des partis politiques. Pour ces raisons, la Cour d’appel de Paris avait retenu la culpabilité personnelle d’élus et de personnalités politiques de la Région, dans un arrêt en date du 27 février 2007 devenu définitif.

Postérieurement au rendu de la décision du Conseil de la concurrence – et après que le Tribunal des conflits s’était prononcé à la suite d’une première saisine du Tribunal de grande instance de Paris – la Région avait saisi le Tribunal administratif de Paris afin de voir condamner solidairement les six groupes membres de ce cartel à lui réparer le préjudice matériel subi du fait de cette entente anticoncurrentielle. Toutefois, par deux jugements rendus le 29 juillet 2019 (TA Paris, 29 juillet 2019, req. n° 1705349 et 1711026), le Tribunal administratif de Paris avait rejeté ses demandes, en estimant que les actions étaient prescrites. Plus précisément, la Juridiction de première instance avait considéré que la Région ne pouvait raisonnablement être regardée comme ayant pu ignorer les comportements anticoncurrentiels en cause, le préjudice causé et l’identité des personnes y ayant participé, alors que des élus du Conseil régional avaient porté à la connaissance du Procureur de la République des irrégularités susceptibles de recevoir une qualification pénale à l’occasion de la passation de ces marchés, dès 1996.

Puis, par des arrêts rendus le 19 février 2021 (CAA Paris, 19 février 2021, req. n° 19PA03200 et 19PA03201), la Cour administrative d’appel de Paris avait réformé les jugements du Tribunal administratif de Paris en considérant que les courriers alertant le Procureur de la République ne traduisaient que de simples soupçons de délit de favoritisme relatif à seulement une partie des marchés, et qu’ils n’étaient donc pas de nature à établir que la Région avait eu, dès cette date, connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime. La Cour avait donc retenu la date de la décision du Conseil de la concurrence comme point de départ de la prescription quinquennale prévue à l’article 2224 du Code civil, et avait toutefois jugé que la responsabilité des entreprises devait être limitée aux deux tiers du préjudice subi par la Région. Des expertises avaient alors été ordonnées afin d’en déterminer le montant.

Saisi de pourvois dans le cadre de ces deux affaires, le Conseil d’Etat rappelle d’abord, dans les deux décisions commentées, les dispositions de l’article 2224 du Code civil et de l’article L. 481-1 du Code de commerce fixant les règles relatives à la prescription d’une telle action, et tranche ensuite l’épineuse question de la détermination du point de départ de ce délai lorsque les dirigeants de la personne morale victime de ces agissements ont participé aux pratiques en cause, en considérant que le délai ne peut courir qu’à la date à laquelle les nouveaux organes dirigeants de la personne publique victime acquièrent une connaissance suffisamment certaine de leur étendue :

« Pour l’application de l’ensemble de ces dispositions, le délai de prescription qu’elles prévoient ne peut commencer à courir avant la date à laquelle la personne publique a eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés. Dans l’hypothèse où le préjudice de la personne publique résulte de pratiques auxquelles ses organes dirigeants ont participé, de sorte qu’en raison de leur implication elle n’a pu faire valoir ses droits à réparation, la prescription ne peut courir qu’à la date à laquelle, après le remplacement de ses organes dirigeants, les nouveaux organes dirigeants, étrangers à la mise en œuvre des pratiques anticoncurrentielles, acquièrent une connaissance suffisamment certaine de l’étendue de ces pratiques ».

Le Conseil d’Etat rappelle ensuite que la détermination du point de départ relève de l’appréciation du juge du fond et considère que, dans ces affaires, la Cour a très justement retenu la date de la décision du Conseil de la concurrence.

L’action indemnitaire de la Région Ile-de-France n’était donc pas prescrite au moment où elle a saisi le juge administratif : celle-ci était encore en droit de solliciter la réparation des préjudices qu’elle avait subis du fait de cette entente.

Ces décisions apparaissent en cohérence avec la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière d’ententes anticoncurrentielles, puisque celle-ci tend vers une optimisation de la réparation du préjudice subi par la personne publique.

Il convient toutefois de noter que la participation de certains élus auxdites pratiques n’est pas sans conséquence sur l’indemnisation de la personne morale, puisque dans ces deux décisions, le Conseil d’Etat confirme, in fine, l’exonération partielle de la responsabilité des sociétés requérantes en considérant qu’en favorisant ces pratiques, certains élus et agents de la Région avaient commis des fautes non détachables du service.