Contrats publics
le 13/12/2023

Sur la possibilité d’attribuer un contrat de délégation de service public sur la base des offres intermédiaires en cas de fuite d’informations confidentielles

TA de Paris, 29 novembre 2023, n° 2325466

Par une récente ordonnance[1], les Juges des référés précontractuels du Tribunal administratif de Paris statuant en formation collégiale ont eu l’occasion de rappeler que, dans des circonstances très particulières, l’autorité concédante peut décider de mettre un terme anticipé à la procédure de passation d’une délégation de service public, et d’attribuer le contrat sur la base des offres intermédiaires remises par les candidats, alors même qu’une étape de remise des offres finales était prévue par le règlement de consultation.

Dans cette affaire, le Syndicat des Eaux d’Ile-de-France (SEDIF) a lancé une procédure de mise en concurrence en vue de l’attribution d’un contrat de concession portant sur le renouvellement de la délégation de la gestion du service public de l’eau potable pour une durée de douze ans, à compter du 1er janvier 2025.

Au cours de la procédure de négociations à laquelle la Société Suez Eau France et la Société Veolia avaient été admises à participer, la Société Véolia a été destinataire de documents confidentiels relatifs aux négociations de sa concurrente et de son projet d’offre.

Après en avoir été informé par la Société Véolia (sept jours plus tard !), le président du SEDIF a missionné un expert informatique pour analyser les causes et les conséquences du dysfonctionnement, et rechercher les mesures de remédiation qui pourraient être mises en œuvre pour reprendre les négociations avec les soumissionnaires dans le respect de l’égalité de traitement. Il en est notamment ressorti que cette fuite d’informations avait été causée par une erreur de programmation de la plateforme sécurisée de mise à disposition de documents, et que la Société Veolia avait téléchargé, pris connaissance, copié et imprimé les documents relatifs à l’offre de sa concurrente.

A l’issue de cette expertise, le président du SEDIF a donc estimé, par une décision en date du 17 octobre 2023, que les conditions d’une reprise des négociations n’étaient pas réunies, et qu’il convenait d’y mettre un terme pour l’attribution du contrat. Les soumissionnaires ont alors été informés qu’ils ne seraient pas invités à soumettre d’offre finale, que l’attribution du contrat de concession s’effectuerait au regard des offres intermédiaires d’ores et déjà remises par les soumissionnaires, et qu’il serait procédé à une « mise au point » avec chacun d’entre eux.

Non contente que le SEDIF n’ait pas plutôt fait le choix d’exclure la candidature de la Société Véolia, la Société Suez Eau France a introduit un référé précontractuel aux fins d’annulation de la procédure de passation de la concession au stade de cette décision.

A l’appui de sa requête, la Société Suez Eau France arguait d’abord que le SEDIF aurait dû exclure de la procédure de passation la Société Véolia, en s’appuyant sur l’article
L. 3123-8 du Code de la commande publique, repris à l’article 10 du règlement de consultation, qui dispose que :

« L’autorité concédante peut exclure de la procédure de passation d’un contrat de concession les personnes qui ont entrepris d’influer indûment le processus décisionnel de l’autorité concédante ou d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du contrat de concession, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d’avoir une influence déterminante sur les décisions d’exclusion, de sélection ou d’attribution ».

Les Juges des référés ont toutefois écarté ce moyen, en considérant qu’en ayant averti le SEDIF de cette fuite d’information, la Société Veolia avait renoncé à tirer parti de ces éléments confidentiels dans le cadre de cette procédure.

Dans un second moyen, la Société Suez Eau France arguait également que le SEDIF avait remis en cause, au cours de la procédure, une étape essentielle de la procédure de négociation.

Pour rappel, en droit, en vertu de l’article L. 1411-58 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) et de l’article L. 3124-1 du Code de la commande publique (CCP), l’autorité concédante dispose d’une liberté de négociation, et aucune disposition ne lui fait obligation de définir préalablement à l’engagement de la négociation les modalités de celle-ci, ni de prévoir un calendrier de ses différentes phases. Toutefois, il est de jurisprudence constante que, dans le cas où le règlement de consultation prévoit des modalités et un calendrier pour la remise des offres, le respect du principe de transparence des procédures exige, en principe, que l’autorité délégante ne puisse remettre en cause les « étapes essentielles » de la procédure et les conditions de la mise en concurrence. Cette interdiction vaut également s’agissant de l’étape de la remise d’une offre finale, qui constitue sans nul doute une étape essentielle de la procédure, en ce sens qu’elle doit permettre aux candidats d’ajuster leurs offres en fonction de leurs derniers échanges, et que cette étape fait partie intégrante de leur stratégie de négociation et de dévoilement.

Mais, pour écarter ce moyen tiré de la remise en cause d’une étape essentielle de la procédure, les Juges des référés ont pu très largement s’inspirer d’une solution qui avait été dégagée par le Conseil d’Etat en 2017, et qui avait été rendue dans des circonstances « très particulières »[2], relativement similaires au cas qui leur était soumis.

Dans cette affaire, la Haute juridiction avait en effet considéré, après avoir rappelé les principes précités, qu’il appartenait à l’autorité délégante « de veiller en toute hypothèse au respect des principes de la commande publique, en particulier à l’égalité entre les candidats et à la transparence des procédures », et que la décision consistant à figer l’état des offres à la date de la divulgation des informations confidentielles avait permis, dans les circonstances très particulières de l’espèce, de pallier une atteinte à l’égalité de traitement des candidats.

Au cas présent, les Juges ont donc, de la même manière, relevé que la décision prise par le SEDIF avait été prise précisément pour remédier à la transmission par erreur des documents confidentiels, et que les candidats avaient été mis en mesure de présenter une offre initiale et une offre améliorée, lesquelles étaient complètes et formalisées à l’issue d’échanges approfondis avec l’autorité concédante.

En substance, les Juges se sont attachés à constater que l’égalité entre les candidats avait été respectée :

« A supposer même que ces offres avaient vocation à évoluer et que l’offre finale était susceptible de comporter de nouveaux éléments, dès lors que les deux soumissionnaires, qui ont bénéficié des mêmes délais, des mêmes temps d’échanges avec l’autorité concédante et d’un volume comparable de questions, propositions d’amendements et commentaires de sa part, ont été traités dans le respect du principe d’égalité, tout au long de la procédure de négociation ».

Ils ont également noté qu’il existait un intérêt public à ce que le SEDIF demeure en mesure d’examiner des offres concurrentes en vue de la passation de la concession de la gestion du service public de l’eau potable, et que celui-ci justifie qu’il poursuive la procédure de passation de la concession de ce contrat, et ont précisé qu’il est loisible au SEDIF d’exclure la société Veolia à tout moment de la procédure jusqu’à l’attribution de la concession, sur le fondement de l’article 10 du règlement de consultation, ou de clore la procédure en la déclarant sans suite.

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[1] TA Paris, 29 novembre 2023, req. n° 2325466.

[2] CE, 8 novembre 2017, Société Transdev, req. n° 412859. Dans cette affaire, l’un des deux candidats avait été destinataire, par erreur, d’une clé USB contenant un certain nombre d’éléments qui portaient sur l’offre de son concurrent. L’autorité concédante avait alors décidé de supprimer la phase de remise des offres finales, et de procéder au choix du délégataire sur la base des offres intermédiaires d’ores et déjà remises par les candidats. La société qui avait été destinataire de ces documents avait ensuite saisi le juge des référés précontractuels d’une demande d’annulation de cette décision.