- Domanialité publique
le 13/02/2025

Servitudes et ouvrages publics : la compétence juridictionnelle à la croisée des chemins

Tribunal des conflits, 2 décembre 2024, n° C4329

Un ciel sombre et un château d’eau communal. Une trombe, une voie d’accès et un mur de soutènement privés. Ajoutez une servitude de passage au profit d’une petite commune audoise et des intempéries qui conduisent à l’effondrement du mur. Vous obtiendrez l’incipit d’un roman de terroir… ou la réponse à la question : quel juge pour l’appel en garantie de la commune ?

Par une décision en date 2 du décembre 2024, le Tribunal des Conflits rappelle qu’en présence d’une servitude de passage au profit d’une personne publique, la qualification d’ouvrage public est l’orienteur vers le bon ordre de juridiction.

Ainsi, en octobre 2018, des intempéries causent l’effondrement d’une partie du mur de soutènement d’un chemin sur le terrain d’une propriétaire privée. En juin 2019, une ordonnance de référé rendue par le juge judiciaire ordonne à cette propriétaire de réparer et de renforcer le mur, sur la demande de voisins. Toutefois, le tribunal se déclare incompétent pour traiter l’appel en garantie que la propriétaire a formé contre la commune bénéficiant d’une servitude de passage pour accéder à des installations du réseau d’alimentation en eau potable. Saisie en appel, la Cour administrative d’appel de Toulouse décline sa compétence[1].

L’ouvrage public, l’arc-boutant du raisonnement

La notion d’ouvrage public a été consolidée par le Conseil d’Etat au sein d’un avis du 29 avril 2010 aux termes duquel :

La qualification d’ouvrage public peut être déterminée par la loi. Présentent aussi le caractère d’ouvrage public notamment les biens immeubles résultant d’un aménagement, qui sont directement affectés à un service public, y compris s’ils appartiennent à une personne privée chargée de l’exécution de ce service public

CE, 27 mars 2015, Société Titaua limited compagny : n° 361673

Cette définition de principe ainsi figée a en réalité repris les trois critères d’identification qui résultaient déjà de la jurisprudence administrative :

  • l’ouvrage doit présenter un caractère immobilier et non mobilier[2];
  • il doit résulter d’un aménagement, autrement dit d’un travail humain[3],
  • et être affecté à l’utilité publique, notamment à l’usage direct du public ou aux besoins d’un service public.

Dans ce cadre, il est important de bien distinguer domaine public et ouvrage public : ces deux notions sont bien distinctes. Il est en conséquence indifférent, pour la qualification d’ouvrage public, que le bien soit implanté sur le domaine public[4], voire appartienne lui-même au domaine public. C’est ainsi que le Conseil d’État a retenu que :

la circonstance qu’un ouvrage n’appartienne pas à une personne publique ne fait pas obstacle à ce qu’il soit regardé comme une dépendance d’un ouvrage public s’il présente, avec ce dernier, un lien physique ou fonctionnel tel qu’il doive être regardé comme un accessoire indispensable de l’ouvrage
CE, 7e – 2e ch. réunies, 17 mars 2017 : n° 397035

Servitude au profit d’une personne publique + ouvrage public = juge administratif

Encadrée par l’article 686 du Code civil, la servitude de passage peut être mise à profit par une personne publique, par exemple pour permettre la circulation piétonne ou encore pour traverser une propriété privée et accéder à un ouvrage nécessaire à l’exécution d’un service public.

Appréhendée par le régime des servitudes civiles et tout en s’appuyant sur ces principes ainsi précisés, une propriété privée affectée à la circulation publique relève de l’ouvrage public selon le Conseil d’Etat, et ce, déjà, en 1947[5].

Ce principe a été traité par la juridiction administrative sans écart, comme en témoigne, par exemple, un arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille :

la circonstance que cette voie serait ouverte à la circulation générale est seulement susceptible de conférer à ladite voie la nature d’un ouvrage public, mais non d’attribuer à la commune la propriété de cet ouvrage, lequel dès lors ne peut être incorporé au domaine public avant son acquisition par la commune
CAA Marseille, 7e ch. – formation à 3, 8 janv. 2008, n° 05MA03341.

Plus récemment encore, le Tribunal administratif de Grenoble a rappelé ce principe au terme d’une formule ciselée :

bien qu’appartenant en totalité à une personne privée, ce qui fait obstacle à son incorporation au domaine public, cette dalle constitue, dans sa partie affectée à l’usage direct du public, un ouvrage public.
TA Grenoble, 3e ch., 16 avr. 2024, n° 2100041[6]

Servitude au profit d’une personne publique – ouvrage public = juge judiciaire

C’est précisément l’intérêt de la décision du Tribunal des conflits étudiée, tenu à une qualification juridique de l’ouvrage plus exigeante. Certes, la commune bénéficiait d’une servitude de passage pour accéder au château d’eau. Mais s’agissant d’une voie non ouverte à la circulation publique, pouvait-on donner à celle-ci ou au mur effondré la qualité d’ouvrage public – ce que la Cour administrative d’appel de Toulouse ayant décliné sa compétence ne s’était pas risquée[7] ? La réponse est négative et il est jugé que :

le chemin et le mur de soutènement, qui ne sont pas incorporés à l’ouvrage public que constitue le château d’eau et ne peuvent être regardés comme étant affectés directement au service public de l’alimentation en eau potable, ne présentent pas le caractère d’ouvrages publics
T. confl., 2 déc. 2024, n° C4329, Lebon T.[8]

Le Tribunal des Conflits oriente donc vers la juridiction judiciaire pour trancher la question de l’appel en garantie de la commune.

Or, être conduit vers le juge judiciaire n’est pas neutre. En effet, dès lors qu’il existe une communauté d’usage de l’assiette de la servitude par le propriétaire du fonds servant et celui du fonds dominant, ce dernier doit contribuer aux frais d’entretien et de réparation de la servitude (C.cass. civ. 3, 14 novembre 1990 : n° 89-10.210[9]).

Le juge administratif peut au contraire se montrer plus sévère pour le propriétaire du fonds servant puisque c’est au prisme des stipulations de l’acte qu’il envisage une éventuelle ventilation du coût des répartitions entre fonds dominant et fonds servant en cas de travaux[10]. Au reste, les dispositions relatives aux servitudes visées au Code civil ne s’appliquent, non sans sévérité, qu’aux rapports entre propriétaires privés[11].

Ainsi, un mur s’effondre et sa qualification ou non d’ouvrage public est ici la clef – de voûte.

______

[1] CAA Toulouse, 3e ch., 1er oct. 2024, n° 22TL22418.

[2] CE, 26 septembre 2001, département du Bas-Rhin : n° 204575.

[3] CE, 3 juillet 1970, Ville de Dourgne : n° 76289

[4] Voir par exemple CE, 30 mai 1986, Laugier : n° 43684.

[5] CE, 30 mai 1947, commune de Rueil-Malmaison : Rec. CE, p. 234 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30591129)

[6] Jugement frappé d’appel à la date de publication.

[7] CAA Toulouse, 3e ch., 1er oct. 2024, n° 22TL22418, préc. A noter que la Cour statue au fond sur la responsabilité de la commune recherchée sur le fondement de la faute et l’écarte.

[8] Pour des faits analogues, rapprocher de CE, sect., 8 mai 1970, n° 69324, Lebon.

[9] Voir encore : Cour d’appel de Chambéry, 2e chambre, 2 février 2023, n° 20/00425 ; CA Pau, 21 septembre 2016, n° 16/03503.

[10] TA Grenoble, 3e ch., 16 avr. 2024, n° 2100041, préc., par exemple, avec des stipulations mettant à la charge du fonds servant des obligations en termes d’entretien d’une dalle.

[11] CAA Lyon, 6e ch., 19 nov. 2020, n° 18LY04441 ; CAA Marseille, 5e ch. – formation à 3, 28 nov. 2014, n° 13MA00332.