Urbanisme, aménagement et foncier
le 29/08/2024

Recours gracieux non obligatoires : faut-il prendre en compte la date d’envoi ou la date de réception pour vérifier le respect du délai de recours ?

CAA Versailles, 1er juillet 2024, n° 21VE03465

Pour rappel, la jurisprudence a récemment évolué s’agissant de la date à prendre en compte pour le délai de recours contentieux. En effet, par une décision en date du 13 mai 2024, le Conseil d’Etat a jugé que :

« 2. Sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires, telles les dispositions relatives à la contestation des élections politiques ou celles prévoyant des délais exprimés en heures ou expirant à un horaire qu’elles précisent, la date à prendre en considération pour apprécier si un recours contentieux adressé à une juridiction administrative par voie postale a été formé dans le délai de recours contentieux est celle de l’expédition du recours, le cachet de la poste faisant foi. » (CE, 13 mai 2024, n°466541, publié au Recueil).

Cette affaire concernait précisément le cas d’un appel interjeté par voie postale devant une juridiction de Paris par une personne habitant en Polynésie Française. Il s’en évince qu’il faut désormais prendre la date d’envoi par voie postale d’un recours contentieux à une juridiction pour apprécier le respect du délai de deux mois et non la date de réception par la juridiction. Mais qu’en est-il pour les recours gracieux ? D’abord, l’on rappelle que l’article L. 411-2 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) dispose que :

« Toute décision administrative peut faire l’objet, dans le délai imparti pour l’introduction d’un recours contentieux, d’un recours gracieux ou hiérarchique qui interrompt le cours de ce délai. ».

Ensuite, l’article R. 421-1 du Code de justice administrative dispose que :

« La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. ».

Toutefois, le principe découlant de la décision du Conseil d’Etat de mai 2024 précitée nous parait uniquement applicable aux recours contentieux et non aux recours gracieux, mais une distinction s’impose pour ces derniers. En effet, il convient de distinguer ici recours gracieux préalables obligatoires et recours gracieux non obligatoires. A ce titre, l’on relève que le rapporteur public de cette affaire, Monsieur Jean-François de Montgolfier, rappelle dans ses conclusions sous la décision du Conseil d’Etat du 13 mai 2024, la distinction entre recours gracieux obligatoire et recours non obligatoires, et qu’il tend, selon nous, vers une uniformisation de la règle quel que soit le recours :

« La complexité résulte en particulier de la coexistence de règles différentes pour les recours administratifs et pour les recours contentieux. Ainsi, le principe de la date d’envoi s’applique au recours administratif préalable obligatoire (27 juillet 2005, Mme H…, n° 271916, A ou 30 mars 2011, Association des parents d’élèves des collèges du canton de Saint-Lys, n° 344811, T). Au contraire, pour apprécier si un recours administratif, gracieux ou hiérarchique, a conservé le délai de recours contentieux, vous jugez que c’est la date de sa réception qui s’applique (21 mars 2003, Préfet de police c/ Mme X P…, n° 240511, B ; 30 janvier 2019, MM…, n° 410603, B). ».

Cela étant dit, d’une part, à aucun moment le Conseil d’Etat n’indique expressément dans sa décision de mai 2024 qu’il étendrait ce principe aux recours gracieux, a fortiori les recours non obligatoires. D’autre part, si l’article L. 112-1 du Code des relations entre le public et l’administration dispose que :

« Toute personne tenue de respecter une date limite ou un délai pour présenter une demande, déposer une déclaration, exécuter un paiement ou produire un document auprès d’une administration peut satisfaire à cette obligation au plus tard à la date prescrite au moyen d’un envoi de correspondance, le cachet apposé par les prestataires de services postaux autorisés au titre de l’article L. 3 du code des postes et des communications électroniques faisant foi.
Ces dispositions ne sont pas applicables :

1° Aux procédures d’attribution des contrats administratifs ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation ;

2° Aux procédures pour lesquelles la présence personnelle du demandeur est exigée en application d’une disposition particulière. ».

Cet article ne s’applique pas aux recours gracieux facultatifs mais seulement aux recours administratifs préalables obligatoires :

« 3. L’institution d’un recours administratif, préalable obligatoire à la saisine du juge, vise à laisser à l’autorité compétente pour en connaître le soin d’arrêter définitivement la position de l’administration. Pour autant, dès lors que le recours administratif obligatoire a été adressé à l’administration préalablement au dépôt de la demande contentieuse, la circonstance que cette dernière demande ait été présentée de façon prématurée, avant que l’autorité administrative ait statué sur le recours administratif, ne permet pas au juge administratif de la rejeter comme irrecevable si, à la date à laquelle il statue, est intervenue une décision, expresse ou implicite, se prononçant sur le recours administratif. Il appartient alors au juge administratif, statuant après que l’autorité compétente a définitivement arrêté sa position, de regarder les conclusions dirigées formellement contre la décision initiale comme tendant à l’annulation de la décision, née de l’exercice du recours administratif préalable, qui s’y est substituée.

  1. En l’espèce, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. B…, par deux lettres recommandées avec accusés de réception datées du 20 août 2020, a respectivement adressé un recours administratif préalable au président du conseil départemental de l’Essonne et un recours contentieux au tribunal administratif de Versailles. Le tribunal administratif, après avoir relevé que le recours administratif préalable, exigé par l’article L. 262-47 du code de l’action sociale et des familles, alors au demeurant qu’il n’est pas applicable aux litiges relatifs à l’attribution ou à la récupération de l’aide exceptionnelle de fin d’année, qui est une allocation versée au nom de l’Etat, avait été exercé par M. B… de telle sorte qu’il avait été reçu par le département de l’Essonne le mardi 1er septembre 2021 postérieurement à l’enregistrement de sa requête au greffe du tribunal le samedi 28 août 2021, a rejeté cette dernière comme manifestement irrecevable au motif qu’il n’avait pas formé de recours administratif préalablement à la saisine du juge. En statuant ainsi, alors qu’il lui appartenait de tenir compte, non de la date de réception par le département du recours administratif formé par M. B…, mais de sa date d’envoi, et au surplus, compte tenu de la date à laquelle il statuait, de regarder les conclusions de M. B… comme dirigées contre la décision implicite née du rejet de son recours administratif préalable, qui s’était substituée aux décisions initiales portant sur ses droits au revenu de solidarité active et sur l’indu de revenu de solidarité active, le tribunal administratif a commis une erreur de droit. M. B… est, par suite, fondé à demander pour ce motif l’annulation de l’ordonnance qu’il attaque.» (CE, 28 avril 2022, n° 450339 ; voir encore : CAA Bordeaux, 27 avril 2021, n° 19BX01273).

Selon nous, le recours gracieux doit être effectué dans le délai de deux mois à compter de la notification si la décision en litige contient les voies et délais de recours. L’intéressé devra donc veiller à ce que son recours gracieux soit réceptionné dans le délai de deux mois imparti et non simplement envoyé dans ce même délai. Pour un exemple :

« 4. D’autre part, il est constant que la décision du 6 juillet 2021 par laquelle le président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur a infligé la sanction d’exclusion temporaire de fonctions d’une durée de trois jours à M. A… lui a été notifiée le 20 juillet 2021, et que cette décision comportait la mention des voies et délais de recours. Pour rejeter la demande d’annulation de cette décision en raison de sa tardiveté, l’ordonnance attaquée relève que si un recours gracieux a été adressé par M. A… à son employeur, celui-ci a été réceptionné le 22 septembre 2021 seulement, soit au-delà du délai de deux mois qui lui était imparti à cette fin, lequel a expiré le 21 septembre 2021. Si, pour justifier de ce que ce recours gracieux a été réceptionné par l’administration avant le 21 septembre 2021, M. A… produit un rapport d’émission de télécopie du 20 septembre 2021 attaché au courrier du même jour tendant au retrait de la décision du 6 juillet 2021, un tel document ne peut à lui seul, eu égard aux conditions techniques dans lesquelles il est établi, apporter la preuve de la réception effective du recours de M. A… avant l’expiration du délai de deux mois, dont l’effectivité est expressément contestée par la région. Dans ces conditions, le recours gracieux réceptionné le 22 septembre 2021 n’a pu avoir aucun effet sur le délai de recours de deux mois, lequel a expiré le 21 septembre 2021. Par suite, la décision du 10 novembre 2021 par laquelle le président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur a rejeté ce recours n’a pu rouvrir un nouveau délai de deux mois au bénéfice de M. A…. Il suit de là que sa demande introduite le 7 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif de Marseille était tardive. » (CAA Marseille, 30 mars 2023, n° 22MA00413).

Plus encore, le centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat, qui a commenté la décision de mai 2024, indique que si la distinction recours obligatoires ou recours gracieux n’a plus lieu d’être, il rappelle bien qu’elle n’a pas été formellement abandonnée par le Conseil d’Etat :

« S’agissant ensuite du délai imparti pour l’exercice d’un recours administratif préalable, il faut ici distinguer les recours obligatoires des recours gracieux ou hiérarchiques de droit commun. Le principe de la date d’envoi s’applique déjà aux recours administratifs préalables obligatoires (RAPO ; CE 27 juill. 2005, n° 271916, Houdelette, Lebon ; AJDA 2005. 2087), par application du CRPA. Quant aux recours administratifs de droit commun, ils sont soumis à la règle de la date de réception (CE 21 mars 2003, n° 240511, Préfet de police c/ Pan, Lebon T. ; AJDA 2003. 1345, concl. S. Austry). Cette spécificité, historiquement rattachée à celle des recours contentieux, n’a plus lieu d’être, même si ce précédent de 2003 n’a pas été formellement abandonné par la décision commentée. » (AJDA 2024, n°1381, Double date, par Alexis Goin et Louise, Cadin, maîtres des requêtes au Conseil d’Etat et responsables du centre de recherches et de diffusion juridiques).

Enfin, la doctrine semble également aller dans le sens de la date de réception et non d’envoi du recours gracieux, même si elle serait a priori en faveur d’une uniformité :

« On prendra garde néanmoins à ne pas confondre recours contentieux et recours administratif. En effet en ce qui concerne les recours gracieux ou hiérarchiques dirigés à l’encontre d’un acte administratif, la règle demeure en l’état antérieur : le délai n’est interrompu que par la réception par l’Administration de la lettre constituant ledit recours administratif (CE, 15 mars 1961, Baillot). Enfin, il faut souligner que la solution n’a pas vocation à affecter la grande majorité désormais des situations, à savoir celles où la saisine de la juridiction est opérée par l’application Télérecours. » (Lexis360, Délai de recours – revirement de jurisprudence : le délai de recours interrompu par l’envoi postal de la requête – Procédures n°7, juillet 2024. Comm 188, par Serge DEYGAS, Avocat).

Enfin, nous vous indiquons le commentaire récent d’un juge rapporteur public du Tribunal administratif de Melun, Manon Van Daele (Lexis360 Procédure contentieuse – Date d’envoi ou date de réception des recours administratifs non obligatoires : qu’en dit la jurisprudence aujourd’hui ?, dans La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 28, 15 juillet 2024, act.397), qui commente un arrêt récent de la Cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles, 1er juillet 2024, n° 21VE03465) qui étend la jurisprudence du Conseil d’Etat à tout recours gracieux même non obligatoire :

« 8. D’autre part, le délai de l’article R. 421-1 du code de justice administrative est un délai franc. S’il expire un samedi, un dimanche ou un jour férié ou chômé, il est prorogé jusqu’au premier jour ouvrable suivant. Et sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires, telles les dispositions relatives à la contestation des élections politiques ou celles prévoyant des délais exprimés en heures ou expirant à un horaire qu’elles précisent, la date à prendre en considération pour apprécier si un recours contentieux adressé à une juridiction administrative par voie postale a été formé dans le délai de recours contentieux est celle de l’expédition du recours, le cachet de la poste faisant foi. Ces principes sont également applicables aux recours administratifs non obligatoires.

  1. Il ressort des pièces du dossier que le recours gracieux du 29 mai 2018 par lequel M. A… a demandé le retrait des arrêtés litigieux, notifiés le 28 mars 2018, a été adressé par lettre recommandée et reçue par la commune le 30 mai 2018. A la date de l’expédition de ce recours gracieux le 29 mai 2018, le délai de recours contentieux, qui est un délai franc, n’était pas expiré. Ainsi, le recours gracieux du 29 mai 2018 a interrompu le délai de recours contentieux à l’encontre des arrêtés du 27 février 2018. » (CAA Versailles, 1er juillet 2024, n° 21VE03465).

Cet arrêt est donc postérieur à la décision du Conseil d’Etat précitée. Selon ce juge administratif : « un éventuel pourvoi dira si le Conseil d’État confirme cette extension retenue par les cours administratives d’appel de Douai et de Versailles ou s’il s’en tiendra à ses jurisprudences de mars 2003 et janvier 2019. » (source précitée). Nous sommes donc face à une jurisprudence mouvante. La position du Conseil d’Etat est susceptible d’évoluer soit explicitement par exemple dans le cadre d’un pourvoi en cassation en confirmant la position extensive de certains juges du fond, soit implicitement s’il laisse les juridictions du fond étendre l’application de sa nouvelle règle. Au contraire, l’on peut considérer que le fait pour le Conseil d’Etat de ne pas avoir établi un considérant de principe général dans sa décision de mai dernier signifie qu’il ne souhaite pas l’extension de ce principe au recours gracieux.