Urbanisme, aménagement et foncier
le 18/01/2024

Rapprochement du droit de préemption commercial et du droit de préemption urbain

CE, 15 décembre 2023, n° 470167

Dans cette affaire, une société d’auto-école a souhaité céder son droit au bail commercial à sa voisine, la société NM Market, qui exploite déjà un commerce de boucherie et qui souhaite s’agrandir et diversifier son activité par une offre de traiteur oriental, sur la place Saint-Luc à Sainte-Foy-lès-Lyon.

Toutefois, le maire a exercé son droit de préemption au nom de la commune sur le fondement de l’article L. 214-1 du Code de l’urbanisme. Pour rappel, cet article permet à une commune de délimiter, par délibération motivée, un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat de proximité, à l’intérieur duquel les aliénations à titre onéreux de fonds artisanaux, de commerce ou de baux commerciaux, sont soumises au droit de préemption.

L’acquéreur évincé a alors saisi le juge du référé-suspension, lequel a rejeté sa requête. La société NM Market s’est alors pourvue en cassation contre cette ordonnance.

Après avoir rappelé l’article L. 214-1 du Code de l’urbanisme, le Conseil d’Etat a également fait référence aux articles L. 210-1 et L. 300-1 du Code de l’urbanisme, pour en déduire que les collectivités titulaires du droit de préemption « commercial » :

« peuvent légalement exercer ce droit, d’une part, si elles justifient, à la date à laquelle elles l’exercent, de la réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n’auraient pas été définies à cette date, et, d’autre part, si elles font apparaître la nature de ce projet dans la décision de préemption. En outre, la mise en œuvre de ce droit doit, eu égard notamment aux caractéristiques du bien, en l’occurrence le fonds artisanal ou commercial ou le bail commercial, faisant l’objet de l’opération ou au coût prévisible de cette dernière, répondre à un intérêt général suffisant ».

Il s’en évince qu’une collectivité, pour exercer son droit de préemption sur les fonds artisanaux, de commerce et les baux commerciaux présents dans un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat de proximité, doit :

  • Justifier, à la date de la décision de préemption, de la réalité d’un projet d’action ou d’opération au sens de l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme, même si les caractéristiques précises du projet n’auraient pas encore été définies.

Il s’agit ici de l’application de la jurisprudence Commune de Meung-sur-Loire propre au droit de préemption urbain. A ce titre le rapporteur public dans ses conclusions sur la présente affaire, Monsieur Thomas JANICOT, indique que : « rien ne fait donc selon nous obstacle à ce que vous transposiez votre jurisprudence Commune de Meung-sur-Loire au droit de préemption commercial, alors au demeurant que la commune se place elle-même dans ce cadre d’analyse, à l’image de l’approche également retenue par la doctrine […] ».

  • Faire apparaitre la nature du projet dans la décision de préemption ;
  • Justifier de ce que cette préemption, eu égard notamment aux caractéristiques du bien objet de la préemption ou au coût prévisible de celle-ci, répond à un intérêt général suffisant.

Or, au présent cas, le Conseil d’Etat a relevé que la décision de préemption se bornait à se référer à la délibération ayant délimité plusieurs périmètres de sauvegarde du commerce et de l’artisanat, et à indiquer que l’extension d’un commerce déjà existant va à l’encontre de l’objectif de la diversité commerciale et artisanale ayant conduit au choix de délimiter ledit périmètre. Selon le Conseil d’Etat, cette décision de préemption n’apportait donc pas de précision quant à la nature du projet poursuivi, notamment la/les activités commerciales ou artisanales dont l’installation ou le développement seraient organisés dans le périmètre en cause. Aussi, toujours selon le Conseil d’Etat, la nature du projet poursuivi ne ressortait pas non plus de la délibération délimitant le périmètre de sauvegarde, ni des autres pièces du dossier.

Plus précisément, le rapporteur public indiquait dans ses conclusions que : « en l’espèce, la décision de préemption attaquée est assez laconique sur le projet poursuivi par la commune. Selon elle, la préemption se justifie par le choix de maintenir une diversité commerciale et artisanale forte dans le quartier de la place Saint-Luc, excentré du centre-ville et dont la population reste majoritairement résidentielle«  et le fait que « l’extension d’un commerce déjà existant va à l’encontre de cet objectif« . La commune y joint aussi la délibération instaurant un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat de proximité dans les secteurs «  où des menaces pèsent sur la diversité commercial et artisanale« , comme la place Saint-Luc. Mais c’est à peu près tout… A raisonner comme en droit de préemption urbain, nous pensons que la décision attaquée n’est pas suffisamment justifiée. ».

Ce qui manque, selon le rapporteur public, est le fait qu’à « aucun moment la commune ne dit ce qu’elle souhaite réaliser à l’issue de la préemption du local de l’auto-école. […] Ici la commune ne produit aucun document laissant apparaître une réflexion en ce sens. Et le pourvoi indique qu’aucun projet de préemption n’a été mené depuis l’instauration du périmètre de sauvegarde, de sorte qu’aucun précédent ne viendrait conforter ou témoigner des intentions de la commune dans cette zone ».

Au surplus, le rapporteur public a affirmé que la simple référence à l’existence du périmètre de sauvegarde ne suffit pas à établir, à elle seule, à la réalité du projet. A l’inverse, le rapporteur public estime qu’ « exiger que la commune justifie de la réalité d’un projet motivant la préemption ne nous semble pas être une contrainte insurmontable ». Selon lui, il suffirait de préciser dans la décision de préemption le type d’activités commerciales/artisanales que la collectivité souhaite voir s’installer (commerces de bouche, cafés, restaurants, etc.), ou même de renvoyer à la délibération définissant le périmètre, dès lors qu’elle contiendrait un programme de diversification et de développement du commerce de proximité.

Partant, le Conseil d’Etat a considéré que le juge du référé de première instance avait dénaturé les pièces du dossier et commis une erreur de droit. Il a annulé son ordonnance et rejugé l’affaire :

  • Sur l’urgence, brièvement, le Conseil d’Etat a rappelé que la condition d’urgence devait en principe être regardée comme remplie face au recours d’un acquéreur évincé ;
  • Sur l’existence d’un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision de préemption de la commune, il a confirmé qu’en l’état de l’instruction, les moyens tirés de l’absence de justification de la réalité d’un projet et de ce que la mise en œuvre du droit de préemption par la commune ne répond pas à un intérêt général suffisant, sont propres à créer un doute sérieux.

Par conséquent, le Conseil d’Etat a suspendu la décision de préemption.