Contrats publics
le 12/07/2022

Rappel des conditions d’indemnisation du titulaire d’un marché public de travaux conclu à prix forfaitaire sur le fondement de la théorie des sujétions imprévues et des travaux supplémentaires réalisés

CE, 10 juin 2022, Société Voirie Assainissement Travaux Publics, n° 451334

La société Voirie Assainissement Travaux Publics (ci-après, le « Titulaire ») a été désignée attributaire, par le syndicat intercommunal à vocation multiple de la communauté du Béthunois (ci-après, le « Syndicat »), de deux lots d’un marché public de travaux (ci-après, le « Marché ») conclus à prix forfaitaire.

Le Titulaire a saisi la juridiction administrative d’une demande tendant notamment à obtenir la rémunération de travaux supplémentaires réalisés ainsi que la prise en charge des incidences financières des aléas et sujétions qu’il estimait avoir subis lors de l’exécution de ce marché. La Cour administrative d’appel de Douai ayant rejeté les demandes précitées, le Titulaire a introduit un pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt de la Cour. Le Conseil d’État a ainsi eu l’occasion de revenir sur les conditions aux termes desquelles un entrepreneur peut prétendre à une rémunération complémentaire sur le fondement de la théorie des sujétions imprévues et la réalisation de travaux supplémentaires non prévues par les stipulations contractuelles.

Le Conseil d’État commence par rappeler les conditions de mise en œuvre de la théorie des sujétions imprévues en énonçant que « même si un marché public a été conclu à prix forfaitaire, son titulaire a droit à être indemnisé des dépenses exposées en raison de sujétions imprévues, c’est-à-dire de sujétions présentant un caractère exceptionnel et imprévisible et dont la cause est extérieure aux parties, si ces sujétions ont eu pour effet de bouleverser l’économie générale du marché ».

L’indemnisation de l’entrepreneur pour sujétions imprévues n’étant possible que si l’ensemble des conditions précitées sont cumulativement réunies, l’absence de l’une seulement d’entre elles suffit à rendre inapplicable la théorie des sujétions imprévues[1], le Conseil d’État approuve la Cour administrative d’appel de Douai d’avoir rejeté les conclusions indemnitaires de la société aux motifs que « les écritures [du Titulaire] n’établissaient pas que les surcoûts des travaux dont elle demandait l’indemnisation au titre des sujétions imprévues avaient eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat ».

On rappellera utilement que s’agissant des marchés publics conclus à titre forfaitaire, la théorie des sujétions imprévues n’a pas vocation à indemniser les simples surcoûts mais uniquement les surcoûts résultant des sujétions imprévues qui ont pour effet de bouleverser l’économie générale du marché. Un tel bouleversement de l’économie générale du marché n’est réputé survenir que lorsque les surcoûts excèdent un certain pourcentage du montant total du marché. Le Conseil d’État n’a jamais fixé de seuil et la jurisprudence administrative rendue en la matière est extrêmement casuistique ce qui rend délicat l’appréciation d’un tel bouleversement. On peut toutefois retenir que le montant des surcoûts minimum dont le titulaire d’un marché public doit faire état pour justifier d’un bouleversement de l’équilibre économique semble osciller entre 7 % et 10 % du montant global du marché[2].

 Le Conseil d’État procède dans un second temps à l’analyse des demandes indemnitaires au titre des travaux supplémentaires réalisés par le Titulaire. Il énonce dans un considérant de principe les deux fondements juridiques qui permettent au titulaire d’un marché public conclu à prix forfaitaire d’obtenir le paiement de tels travaux en jugeant que « le caractère global et forfaitaire du prix du marché ne fait pas obstacle à ce que l’entreprise cocontractante sollicite une indemnisation au titre de travaux supplémentaires effectués, même sans ordre de service, dès lors que ces travaux étaient indispensables à la réalisation de l’ouvrage dans les règles de l’art. Dans ce cadre, l’entreprise peut également solliciter l’indemnisation des travaux supplémentaires utiles à la personne publique contractante lorsqu’ils sont réalisés à sa demande ».

Le Conseil d’État distingue ici les deux hypothèses où un cocontractant peut être amené à réaliser des travaux supplémentaires non prévues par les documents contractuels et précise les fondements contractuels au titre desquels il peut prétendre à en être indemnisé.

Selon une première hypothèse, le cocontractant de l’administration peut réaliser des prestations supplémentaires non prévues par les stipulations contractuelles mais en raison d’une demande de l’administration sous la forme d’un ordre de service irrégulier en la forme, généralement sur ordre verbal[3] mais également sous la forme d’une acceptation tacite[4].

Le cocontractant de l’administration peut alors formuler sa demande indemnitaire sur deux fondements juridiques distincts. Sur un fondement contractuel, d’une part, il doit alors démontrer que la réalisation des prestations supplémentaires non prévues par les stipulations contractuelles était indispensable à la réalisation de l’ouvrage suivant les règles de l’art[5]. Sur un fondement quasi contractuel, d’autre part, il suffira alors au cocontractant de l’administration de démontrer que les conditions de la théorie de l’enrichissement sans cause sont réunies soit en pratique que les dépenses ont été utiles à l’administration. La démonstration de l’utilité de la prestation pour l’administration est beaucoup plus aisée à rapporter que celle du caractère indispensable de cette dernière à la réalisation de l’ouvrage suivant les règles de l’art. Cependant, le choix du fondement quasi contractuel se révèle moins favorable pour le cocontractant de l’administration puisqu’il ne sera indemnisé que des dépenses utiles pour l’administration, déduction faite de son bénéfice[6].

Selon une seconde hypothèse, les travaux supplémentaires sont réalisés par le cocontractant sans qu’une telle demande n’ait été formulée par l’administration. Le cas échéant, le cocontractant de l’administration peut uniquement formuler une demande indemnitaire sur un fondement contractuel en démontrant que la réalisation de ces travaux était indispensable à la réalisation de l’ouvrage suivant les règles de l’art.

En l’espèce, le Conseil d’État relève notamment que la Cour administrative d’appel a rejeté une partie des conclusions du Titulaire tendant à l’indemnisation de travaux supplémentaires aux motifs que la totalité de ces travaux n’étaient pas indispensables. Or, la Haute juridiction constate qu’il ressortait « des pièces du dossier soumis au juges du fond, notamment des observations du maître d’œuvre, agissant pour le compte du maître de l’ouvrage, sur le projet de décompte final établi par le [Titulaire], que ces travaux ont été réalisés à la demande du maître de l’ouvrage ». Le Conseil d’État juge donc que la Cour administrative d’appel a commis une erreur de droit puisqu’elle ne pouvait rejeter la demande indemnitaire du Titulaire sur ce seul fondement et il lui appartenait de rechercher si les dépenses engagées n’avaient pas été utiles au Syndicat. Il casse donc l’arrêt litigieux en ce qu’il a rejeté la demande indemnitaire tendant au paiement des travaux supplémentaires précités.

 

[1] CE, 27 septembre 2006, Société GTM Construction, n° 269925.

[2] CAA Marseille, 17 janvier 2008, Société ALTAGNA, n° 05MA00492. CAA Bordeaux, 26 avril 2018, Société Eiffage TP SO, n° 15BX02295. CAA Marseille, 31 décembre 2015, M. B. A., n° 13VE03894.

[3] CE, 27 septembre 2006, Société GTM Construction, n° 269925.

[4] CE, 18 novembre 2011, Communauté de communes de Verdun, n° 342642.

[5] CE, 15 février 1984, Commune d’Alsting, RDP, 1985, p. 224.

[6] CE, 27 septembre 2006, Société GTM Construction, n° 269925.