Vie des acteurs publics
le 12/07/2022

Questionnements autour de l’ordonnance de référé du Conseil d’Etat sur le règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble (port du burkini)

CE, 21 juin 2022, Commune de Grenoble, n° 464648

Le Conseil d’Etat s’est prononcé par une ordonnance en date du 21 juin 2022 prise dans le cadre du « déféré laïcité », introduit par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et prévu au cinquième alinéa de l’article L. 2131-6 du CGCT, sur le règlement intérieur des piscines municipales de la Commune de Grenoble modifié le 16 mai dernier par le conseil municipal (CE, 21 juin 2022, Commune de Grenoble, n° 464648).

La disposition en litige portait sur la règlementation des tenues de bain et permettait, à la suite de sa modification, le port d’un burkini, cette tenue de baignade couvrant entièrement le corps à l’exception du visage, des mains et des pieds. Les tenues devaient en effet seulement être « faites d’un tissu spécifiquement conçu pour la baignade » et « ajustées près du corps », alors qu’étaient uniquement interdites « les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse » (le burkini étant notamment composé d’une tunique descendant à mi-cuisses et ressemblant, pour le reste, à une combinaison de bain).

Cette disposition avait été suspendue par le Tribunal administratif de Grenoble le 25 mai 2022 à la demande du Préfet de l’Isère et la Commune avait interjeté appel devant le Conseil d’Etat.

Ce dernier a d’abord rappelé que le gestionnaire d’un service public n’est pas, en principe, tenu de prendre en compte les convictions religieuses des usagers lorsqu’il définit ou redéfinit les règles d’organisation et de fonctionnement de ce service, mais qu’il lui est loisible de le faire, dès lors que les principes de laïcité et de neutralité du service public n’y font pas obstacle, par eux-mêmes (v. en ce sens, s’agissant du service public de la restauration scolaire : CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483).

Dans une telle hypothèse, il est précisé que le gestionnaire du service public doit alors veiller à ce que les adaptations ne portent pas atteinte à l’ordre public ni ne nuisent au bon fonctionnement du service, ce qui est parfaitement cohérent.

Le Conseil d’Etat précise ensuite que le bon fonctionnement d’un service public peut être affecté « notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, [les adaptations] rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public ».

Ce considérant de principe, c’est-à-dire de portée générale et transposable à de multiples hypothèses, est source d’interrogations et méritera d’être explicité, en doctrine et par des applications jurisprudentielles ultérieures.

La notion de justification « réelle » tout d’abord risque de remettre en cause le principe énuméré plus haut, selon lequel il est possible de tenir compte des convictions religieuses des usagers. En effet, en dehors du motif tiré de cette prise en compte, il n’y aura probablement pas de justification « réelle » à la dérogation.

Ensuite, la première hypothèse est difficile à cerner. Dans quels cas faut-il en effet considérer que les adaptations susceptibles d’être prévues afin de permettre à des usagers d’accéder aux services publics tout en respectant leurs convictions religieuses pourraient rendre « difficile » le respect des règles de droit commun, c’est-à-dire applicables au reste des usagers ? La difficulté évoquée correspond-t-elle à une difficulté pratique ou à l’illégitimité de la règle de droit commun au vu de la dérogation envisagée ?

S’agissant de la seconde hypothèse, on comprend mal en quoi les adaptations pourraient introduire une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, sauf à ce qu’un droit réellement dérogatoire soit expressément, voire implicitement, réservé à une catégorie d’usagers en raison de leur religion. Ce serait par exemple le cas si la distribution de repas végétariens dans les cantines scolaires était réservée aux seuls enfants de confession juive ou musulmane, à l’exclusion des enfants végétariens en raison des convictions environnementales ou animalistes de leurs parents. Mais une telle réglementation relève davantage de la fiction.

L’application de ce considérant de principe au cas d’espèce interroge également.

Le Conseil d’Etat affirme en effet que l’adaptation de la tenue de bain décidée par la Commune de Grenoble, est « fortement dérogatoire à la règle commune » et « sans réelle justification ». Il en conclut « qu’elle est de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l’égalité de traitement des usagers ».

D’un point de vue strictement juridique, les présents développements n’ayant pas vocation à débattre du caractère positif ou négatif de l’accès aux piscines municipales de femmes revêtues d’un burkini, il semble possible de s’étonner des conclusions du juge des référés de la Haute juridiction, réuni pour l’occasion en formation collégiale.

En effet, on voit mal où est la dérogation forte au droit commun, le burkini étant fait d’un tissu spécifiquement conçu pour la baignade et étant près du corps, à l’exception de la tunique.

A cet égard, on relèvera que la règle tenant au port d’une tenue de bain près du corps est justifiée par des considérations d’hygiène et de sécurité, qui sont des composantes de l’ordre public.

Or ce n’est pas sur ce terrain qu’est allé le Conseil d’Etat, qui avait en outre déjà jugé que le port d’un burkini sur la plage n’était pas de nature à porter atteinte à l’ordre public (CE, 26 août 2016, n° 402742).

La conclusion selon laquelle la règle ainsi posée est de nature à affecter le respect du droit commun par les autres usagers laisse également perplexe car, précisément, le règlement intérieur voté était assez libéral et permettait également, par exemple, le topless pour les femmes ou le port d’un cuissard de bain pour un homme (pourvu qu’il soit près du corps).

Quant à la rupture d’égalité de traitement, les mêmes règles étant applicables à tous, on ne l’identifie aucunement.

Pour finir, on relèvera que, selon les règles du « déféré laïcité », l’acte attaqué doit « porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité ». Or le Conseil d’Etat n’a pas consacré de développements spécifiques à la qualification de l’atteinte qu’il identifie, de sorte que la seule existence de celle-ci semble suffire pour conclure à sa gravité.

Outre l’avis des commentateurs et les jurisprudences internes futures, une décision sur ce point de la CEDH serait intéressante.

A cet égard, il convient de relever que la CEDH a récemment été saisie d’une requête dirigée contre la Belgique portant sur l’interdiction faite aux requérantes, deux femmes de confession musulmane, sur le fondement du règlement de police de la Ville d’Anvers, d’accéder à une piscine de la ville, revêtues d’un maillot de bain intégral (Requête n°54795/21, Cour Européenne des Droits de l’Homme).