- Domanialité publique
le 12/10/2023

Promesse de bail commercial sur le domaine public : le chant des sirènes

TA Caen, 1ère, 23 juin 2023, n° 2101312

Une convention de location-gérance d’un fonds de commerce contenant une promesse de bail commercial, sur le domaine public : « ne montre jamais ça à personne » ! Ou les déboires des gérants d’un bar-brasserie-restaurant-salon de thé souhaitant s’installer sur le front de mer de Villerville.

Par un jugement en date du 23 juin 2023, le Tribunal administratif de Caen[1] applique sans écart les principes issus d’une décision du Conseil d’Etat rendue en 2014[2] qui sera notre fil rouge. Il rappelle utilement le régime indemnitaire du commerçant ayant été laissé dans la croyance de pouvoir signer, un jour, peut-être, un bail commercial.

En mai 2014, la commune et le gérant de cet établissement concluent une convention de location-gérance du fonds de commerce sur trois ans. Cette convention vise une promesse de bail commercial. En 2017, la société informe la commune de sa volonté de se prévaloir de la promesse de bail commercial contenue dans la convention. Les parties échangent, mais la commune s’oppose notamment à ce que les locaux donnés à bail incluent la terrasse sur la digue, en front de mer. Devant les juridictions judiciaires, la commune obtient la restitution du fonds de commerce mis à disposition en location-gérance. La société est placée en liquidation judiciaire.

Le liquidateur judiciaire porte dans un premier temps l’enjeu indemnitaire devant les juridictions judiciaires, incompétentes. Il parvient à la juridiction administrative avec une ardoise de 665.710 euros en réparation des préjudices allégués compte tenu de la faute commise concernant la promesse de bail commercial.

L’indemnisation du préjudice tiré de la fausse croyance du bénéfice des garanties des baux commerciaux : Perdu d’avance

Utile rappel : l’article L. 2124-32-1 du Code général de la propriété des personnes publiques précise depuis la loi du 18 juin 2014[3] qu’« un fonds de commerce peut être exploité sur le domaine public sous réserve de l’existence d’une clientèle propre ». Ces dispositions ne sont applicables qu’aux contrats d’occupation qui sont postérieurs au texte[4]. En outre, le fonds de commerce doit ici être distingué du bail commercial, lequel demeure interdit sur le domaine public compte du caractère précaire et révocable de l’occupation[5]. Enfin, il n’est pas possible d’écarter la possibilité de constituer un fonds de commerce dans un contrat d’occupation domaniale[6].

Ces éléments précisés, revenons aux juges normands qui commencent par indiquer que :

En raison du caractère précaire et personnel des titres d’occupation du domaine public et des droits qui sont garantis au titulaire d’un bail commercial, un tel bail ne saurait être conclu sur le domaine public. Lorsque l’autorité gestionnaire du domaine public conclut un « bail commercial » pour l’exploitation d’un bien sur le domaine public ou laisse croire à l’exploitant de ce bien qu’il bénéficie des garanties prévues par la législation sur les baux commerciaux, elle commet une faute de nature à engager sa responsabilité. Cet exploitant peut alors prétendre, sous réserve, le cas échéant, de ses propres fautes, à être indemnisé de l’ensemble des dépenses dont il justifie qu’elles n’ont été exposées que dans la perspective d’une exploitation dans le cadre d’un bail commercial ainsi que des préjudices commerciaux et, le cas échéant, financiers qui résultent directement de la faute qu’a commise l’autorité gestionnaire du domaine public en l’induisant en erreur sur l’étendue de ses droits.

Exposé en 2014 par le Conseil d’Etat[7], le principe est aujourd’hui éculé[8]. Il tire sa généalogie de décisions plus anciennes, mais non moins importantes qui se limitaient à suggérer que le cocontractant de l’administration « est toutefois en droit d’obtenir réparation du préjudice résultant de cette résiliation unilatérale dès lors qu’aucune stipulation contractuelle n’y fait obstacle »[9]. Gare néanmoins aux illusions perdues, car la déconvenue peut être sévère[10].

Au cas présent, le contrat de location-gérance vise également une « promesse de bail commercial » selon laquelle, durant la seconde période de location gérance, le locataire bénéficiera, s’il le désire, du sésame. Néanmoins, et c’est là la difficulté : le contrat est censé porter sur une digue incorporée au domaine public communal. Dupé et induit en erreur, le gérant de l’établissement se voit reconnaitre l’existence d’une faute commise par la commune de Villerville :

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et alors que la convention ne prévoit aucune condition particulière pour l’occupation de la digue contrairement à l’usage du premier étage notamment, et dont les conditions ont été précisées, les requérants ont légitimement pu croire, à tort, que la promesse de bail commercial portait également sur la terrasse alors qu’il est constant que celle-ci est incorporée au domaine public de la commune. Dans ces conditions, les requérants sont fondés à soutenir que la commune a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en leur laissant croire qu’ils pouvaient bénéficier, selon leur volonté, des garanties prévues par la législation sur les baux commerciaux sur une terrasse appartenant au domaine public.

Pour quelle indemnité ? Modique : la somme de 3000 euros est allouée pour le préjudice moral subi à raison de l’arrêt de l’activité commerciale dans laquelle le gérant s’est investi. Si peu ? selon le Tribunal administratif, le titre dont disposait le gérant ayant été délivré antérieurement à l’entrée en vigueur en juin 2014 de l’article L. 2124-32-1 précité, celui-ci n’a dès lors jamais été en mesure de revendiquer un fonds de commerce sur le domaine public et ne pouvait y prétendre. Le contrat initial ayant été conclu en mai 2014, l’affaire semble donc s’être jouée à un mois près.

On pourrait néanmoins se livrer une analyse critique de cette position, car le jugement semble faire de l’entrée en vigueur du texte une date pivot pour déterminer l’éligibilité du requérant à une indemnisation plus généreuse. Cependant, c’est davantage le recours au contrat de location-gérance, qui, par sa nature, n’entraine pas le transfert de propriété du fonds, mais sa mise à disposition en vue de sa seule exploitation, qui apparait devoir prédominer pour écarter l’allocation d’une somme d’argent plus substantielle. En effet, un contrat de location-gérance[11] ne permet pas, sinon empêche expressément par une clause idoine, la possibilité de revendiquer un tel fonds. Sous cette analyse, la solution serait donc probablement identique si le contrat de location-gérance avait été conclu après juin 2014.

Allons plus loin : les juges ont également pu voir dans la promesse de bail commercial l’assurance, en germe, de la détention future d’un fonds de commerce pour estimer nécessaire d’invoquer la loi du 18 juin 2014, mais le jugement ne le dit pas. Rappeler les dispositions du Code civil relatives à la promesse[12] eut été opportun. Et dans ce cas, l’on aurait tout aussi bien pu alléguer que la consolidation du droit à revendiquer la détention d’un fonds de commerce par l’effet de la promesse serait intervenue le 30 novembre 2017, date d’échéance du contrat de location-gérance, soit postérieurement à juin 2014. Ne nous risquons pas à une telle supposition, mais il pourrait au moins être reproché aux juges ne pas avoir déterminé à quel moment la croyance d’un droit a pu émerger : à échéance ou ab initio ?

La requalification du bail commercial en convention d’occupation domaniale : La fête est finie

A présent, quel sort réserver au contrat de droit privé autorisant une dépendance qui s’avère relever du domaine public ? Le Tribunal administratif de Caen compulse encore la décision de référence du Conseil d’Etat de 2014 selon laquelle :

En outre, l’autorité gestionnaire du domaine met fin avant son terme au bail commercial illégalement conclu en l’absence de toute faute de l’exploitant, celui-ci doit être regardé, pour l’indemnisation des préjudices qu’il invoque, comme ayant été titulaire d’un contrat portant autorisation d’occupation du domaine public pour la durée du bail conclu. Il est à ce titre en principe en droit, sous réserve qu’il n’en résulte aucune double indemnisation, d’obtenir réparation du préjudice direct et certain résultant de la résiliation unilatérale d’une telle convention avant son terme, tel que la perte des bénéfices découlant d’une occupation conforme aux exigences de la protection du domaine public et des dépenses exposées pour l’occupation normale du domaine, qui auraient dû être couvertes au terme de cette occupation.

Cette transmutation du contrat pensée pour la nécessité de protéger le domaine public n’est pas atypique : on la retrouve également avec un bail rural[13], toute chose étant égale par ailleurs. La particularité du raisonnement pousse ainsi à penser l’indemnisation non sous l’égide du bail commercial anéanti, mais sous celui du contrat d’occupation du domaine public frais émoulu. Hélas pour les commerçants, on l’a vu, les garanties d’un tel titre sont moindres.

L’issue de ce litige est d’autant plus étonnante que des solutions existent afin de garantir les droits des commerçants et commuer un contrat douteux en un titre solide. Le déclassement[14] du bien en vue de la conclusion d’un bail commercial global (pourvu naturellement que le déclassement soit possible, ce qui ne semblait pas être le cas en l’espèce) ou à la conclusion d’une autorisation domaniale distincte avec reconnaissance explicite d’un fonds de commerce sur la portion relevant du domaine public sont autant de voies possibles pour une issue négociée. A Villerville, cependant, après avoir fait le tour du monde, le dialogue n’a pas dû aboutir.

En résumé, bien qualifier son domaine en amont de la conclusion du contrat, c’est simple, basique, et cela permet d’éviter les pérégrinations judiciaires.

 

[1] Voir Orelsan, Dans ma ville, on traîne, Orelsan, (4’00), Album : La Fête est finie, CD Wagram Music 3351932, 2017

[2] CE, 8e – 3e ss-sect. réunies, 24 nov. 2014, société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais : n° 352402, Lebon.

[3] relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, dite loi Pinel.

[4] CE, 8e – 3e ss-sect. réunies, 24 nov. 2014 : n° 352402, Lebon, préc.

[5] CE, 8e ch, 27 déc. 2021, n° 452381, pour un exemple, à propos d’un pourvoi non admis.

[6] CE, 11 mars 2022, M. B. c. commune de Cap-d’Ail, n° 453440 – Commentaire https://www.seban-associes.avocat.fr/fonds-de-commerce-et-domaine-public-les-liaisons-toujours-dangereuses/#_ftnref2

[7] CE, 8e – 3e ss-sect. réunies, 24 nov. 2014, société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais : n° 352402, Lebon.

[8] CAA Lyon, 4e ch. – formation à 3, 17 déc. 2015, n° 14LY03708 ; CE, 10e ch., 19 janv. 2017, n° 388010 ; CAA Marseille, 2e ch. – formation à 3, 29 juin 2017, n° 17MA00294 ; CAA Paris, 4e ch., 9 avr. 2021, n° 20PA01314  20PA01315 pour quelques illustrations éparses.

[9] CE, 7e et 2e ss-sect. réunies, 31 juill. 2009, société Jonathan Loisirs : n° 316534, Lebon T. ; voir encore CE, 2 / 6 ss-sect. réunies, 6 déc. 1985, n° 44716, Lebon. ; pour l’archéologie du principe : CE, sect., 21 déc. 1977, n° 03997, Lebon.

[10] CAA Marseille, 7e ch. – formation à 3, 21 avr. 2023, n°21MA03573, s’agissant d’un bar-restaurant dans l’aérodrome de Barcelonnette Saint-Pons pour une convention signée en 1995.

[11] Pour le régime de la location-gérance : art. L. 144-1 et suivants du Code de commerce, notamment.

[12] Art. 1124 du Code civil, alinéa 1 et 2 : « La promesse unilatérale est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat dont les éléments essentiels sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire. La révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis. »

[13] CE, 5-6 chr, 7 juin 2023, Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres : n° 447797, Lebon.

[14] Art. L. 2141-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.