Contrats publics
le 15/02/2024

Précisions sur le devoir de conseil du maître d’œuvre

CE, 22 décembre 2023, OPH Domanys, n° 472699

Pour rappel, la réception d’un ouvrage, qui est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserve, met fin aux rapports contractuels entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l’ouvrage ; par conséquent, le maître de l’ouvrage ne peut, postérieurement à la réception, invoquer à l’encontre des constructeurs de nouveaux désordres apparents causés à l’ouvrage ou des désordres causés aux tiers, sous réserve de la garantie de parfait achèvement.

En application de ce principe, le Conseil d’Etat a jugé que lorsque le maître d’œuvre a en charge la conception de l’ouvrage et est donc lui-même un constructeur, la réception de l’ouvrage fait obstacle à ce que sa responsabilité puisse être recherchée pour des fautes de conception qui n’auraient pas antérieurement fait l’objet de constats ou de réserves (CE, 2 décembre 2019, Guervilly, req. n° 423544).

Cependant, la responsabilité du maître d’œuvre peut-elle être recherchée postérieurement à la réception non pas au titre de sa mission de constructeur mais au titre de sa mission de conseil du maître d’ouvrage ?

C’est à cette question que répond, par l’affirmative, la décision OPH Domanys rendue le 22 décembre 2023.

Cette décision est intervenue à l’occasion d’un litige relatif à la réception d’un ensemble de quarante logements commandés par l’Office public de l’habitat (OPH) Domanys. Postérieurement à la décision de réception avec réserve des ouvrages, l’OPH a été mis en demeure par la direction départementale des territoires de l’Yonne de mettre les logements en conformité aux normes portant sur leur aération et leur accessibilité aux personnes handicapées. Ces non-conformités réglementaires n’avaient pas été signalées lors des opérations de réception et les travaux de reprise ont généré un surcoût pour l’OPH. Celui-ci a donc recherché la responsabilité du maître d’œuvre pour manquement à son devoir de conseil, afin de lui faire supporter ce surcoût.

En première instance, l’OPH avait obtenu gain de cause. Mais, le jugement rendu par le Tribunal administratif de Dijon le 2 juin 2020 a été annulé par la Cour administrative d’appel de Lyon qui, par son arrêt du 2 février 2023, a rejeté les conclusions de l’OPH. La Cour administrative d’appel a en effet jugé que les non-conformités réglementaires relevées par la direction départementale des territoires de l’Yonne n’auraient pas pu figurer au nombre des réserves assortissant la réception, dès lors qu’elles ne constituaient pas des non-conformités aux spécifications des marchés de travaux. Et, en admettant que ces réserves relevassent d’erreurs de conception de l’ouvrage, leur signalement ne relevait pas, selon la Cour, de la mission d’assistance aux opérations de réception incombant au maître d’œuvre.

Saisi par l’OPH d’un pourvoi, le Conseil d’Etat prononce l’annulation de l’arrêt pour erreur de droit. Et, pour cause : la jurisprudence avait déjà précisé que le devoir de conseil du maître d’œuvre implique pour celui-ci de signaler au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage (CE, 10 décembre 2020, req. n° 432783).

Dès lors, la circonstance que les non-conformités réglementaires affectant ne constituaient pas des non-conformités aux spécifications du marché ne pouvait avoir d’incidence sur les obligations pesant sur le maître d’œuvre en vertu de son devoir de conseil, contrairement à ce qu’a jugé la Cour administrative d’appel.

En outre, cette nouvelle décision nous apprend que la responsabilité du maître d’œuvre peut être engagée même lorsque les vices de construction non-signalés en phase de réception alors qu’ils étaient décelables par un maître d’œuvre normalement diligent résultent non pas d’une évolution de la réglementation en cours de chantier (comme cela avait été le cas pour l’affaire ayant fait l’objet de la décision précitée du 10 décembre 2020), mais d’une méconnaissance de ces normes dès l’origine, au stade de la conception de l’ouvrage.

Ainsi, le Conseil d’Etat pose un considérant de principe qui constitue tout l’apport de cette décision OPH Domanys et explique sa mention aux tables du Recueil Lebon :

« La responsabilité des maîtres d’œuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée dès lors qu’ils se sont abstenus d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves. Ce devoir de conseil implique que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage toute non-conformité de l’ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage ».

Cette solution vient significativement limiter la portée de la décision Guervilly de 2019 : même si la responsabilité du maître d’œuvre ne peut plus être engagée au titre de sa mission de constructeur pour des vices de conception postérieurement à la réception, elle peut toujours l’être au titre de son devoir de conseil.

En d’autres termes et pour reprendre la formule du rapporteur Nicolas Labrune dans ses conclusions : « les deux responsabilités du maître d’œuvre – comme constructeur et comme conseil du maître d’ouvrage – sont distinctes et se cumulent : le fait que la réception éteigne l’une doit, selon nous, demeurer sans incidence sur l’autre ».

Faisant application de cette solution ainsi dégagée au cas d’espèce, le Conseil d’Etat juge que l’OPH Domanys était bien fondé à soutenir que le devoir de conseil de son maître d’œuvre impliquait que ce dernier lui signalât, lors des opérations de réception, toute non-conformité de l’ouvrage aux normes applicables, notamment aux prescriptions techniques en matière de construction relatives à l’aération des logements et à leur accessibilité aux personnes handicapées, afin qu’il puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à leur mise en conformité. Il renvoie ainsi l’affaire au fond.