Contrats publics
le 13/01/2022
Thomas ROUVEYRAN
Yvonnick LE FUSTEC

Le régime de passation des accords-cadres de fourniture d’énergie à l’épreuve du juge administratif : quelles conséquences pratiques pour les acheteurs ?

Dans une affaire concernant la procédure de passation d’un accord-cadre multi-attributaire et celle d’un marché subséquent pour la fourniture d’électricité, lesquelles connaissent des spécificités qui n’avaient pas encore fait l’objet d’un contrôle de la part du Juge administratif, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a, dans un arrêt du 2 décembre 2021, remis en cause la pratique consistant à ne pas utiliser de critère prix lors de la passation de l’accord-cadre mais validé la pratique consistant à réutiliser la note que les titulaires de l’accord-cadre ont obtenu sur ce critère lors de la passation de ce premier contrat afin de noter ce même critère lors de la passation du marché subséquent.

A ce titre, il faut rappeler que la fourniture d’électricité, comme celle du gaz, connaît une spécificité liée à la forte volatilité des prix ; lesquels peuvent évoluer d’heure en heure. Tous les acheteurs sont d’ailleurs actuellement confrontés à une très forte hausse de ces prix.

Face à cette situation, les acheteurs avaient élaboré une pratique, depuis de nombreuses années, consistant à sélectionner les titulaires de l’accord-cadre uniquement sur des critères liés à la valeur technique afin de fixer le prix, dans de très courts délais – le plus souvent de quelques heures –, lors de la passation des marchés subséquents.

Le critère prix était donc utilisé uniquement à ce stade avec, le plus souvent, une reprise de la note technique pour être en mesure de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse, étant précisé qu’aucune modification n’était apportée dans le marché subséquent aux caractéristiques techniques définies dans l’accord-cadre.

Toutefois, alors que l’article 53 du Code des marchés publics ne posait pas l’obligation d’utiliser un critère prix en cas d’utilisation de plusieurs critères, la réforme de la commande publique a inséré une telle obligation avec l’article R. 2152-7 du Code de la commande publique (CCP).

Par un jugement du 8 février 2021 rendu sur déféré du Préfet de la Dordogne, le Tribunal administratif de Bordeaux a résilié l’accord-cadre conclu par le Département en considérant qu’un accord-cadre devait être qualifié de marché public et, partant, que sa passation devait être soumise à l’article R. 2152-7 du CCP et donc donner lieu à l’utilisation d’un critère prix.

Ensuite, le Tribunal a résilié le marché subséquent au motif que la méthode de notation consistant à réutiliser la note technique ferait obstacle à une remise en concurrence pleine et entière des titulaires de l’accord-cadre et conduirait à priver les critères de sélection de leur pleine portée.

Toutefois, saisie d’un recours en appel contre ce jugement et d’un recours tendant au sursis à l’exécution de ce dernier de la part du Département ainsi que d’un recours en appel de la part de la société titulaire du marché subséquent, la Cour administrative d’appel a annulé ce jugement et rejeté l’intégralité des demandes du Préfet.

 

1. L’obligation d’utiliser un critère prix lors de la passation d’un accord-cadre y compris pour l’achat d’électricité

En premier lieu, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a donc conclu à l’existence d’une obligation générale d’utiliser un critère prix pour la passation d’un accord-cadre y compris pour l’achat d’électricité.

Cette solution peut être discutée au regard des arguments juridiques avancés par le Département pour soutenir l’absence d’une telle obligation.

D’une part, le Département avait défendu le caractère facultatif de ce critère lors de la passation de l’accord-cadre en se fondant, entre autres, sur le fait que rien n’oblige un acheteur à fixer, à ce stade, les stipulations financières qui seront appliquées lors de l’exécution du ou des marchés subséquents.

En effet, dans un accord-cadre à marchés subséquents et en vertu des articles R. 2162-2 et R. 2162-7du CCP, les acheteurs sont autorisés à conclure :

  • dans un premier temps, l’accord-cadre, dans lequel ils fixent une partie seulement des stipulations contractuelles ;
  • et, dans un second temps, un ou plusieurs marchés subséquents, dans lesquels ils définissent « les caractéristiques et les modalités d’exécution des prestations demandées qui n’ont pas été fixées dans l’accord-cadre ».

De plus, il avait été relevé que ces textes ne prévoient aucune obligation de fixer les stipulations financières au stade de l’accord-cadre.

A cet égard, il importe de noter, à titre de comparaison, que les contrats-cadres – lesquels ont un objet identique à certains accords-cadres et notamment ceux à marchés subséquents multi-attributaires –, peuvent être valablement conclus sans que le prix ne soit déterminé (voir en ce sens : C. Cass., Ass. plén, 1er décembre 1995, n° 93-13.688, n° 91-15.578, n° 91-15.999, n° 91-19.653 et article 1164 du Code civil).

Pour le Département ainsi, un acheteur est en droit d’attribuer ce contrat sur la base de plusieurs critères autres que le prix, à condition toutefois que ce critère soit utilisé lors de la passation du ou des marchés subséquents.

D’autre part, le Département avait fait état de la réelle difficulté, pratique, à utiliser un critère prix lors de la passation d’un accord-cadre à marchés subséquents portant sur la fourniture d’électricité. A cet effet, il avait notamment rappelé devant la Cour que la Direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie avait recommandé aux acheteurs, dans son Guide de l’achat d’énergie – d’ailleurs toujours disponible sur son site –, de lancer une « consultation pour l’accord-cadre […] avec jugement des offres sur la valeur technique uniquement ».

Toutefois, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a jugé autrement.

Certes, relevons avec intérêt que la Cour n’a pas qualifié l’accord-cadre de marché public comme l’avait fait à tort le Tribunal administratif. Cela nous semble pertinent car si l’article 4 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 disposait que « les marchés publics […] sont les marchés et les accords-cadres », tel n’est plus le cas aujourd’hui puisque l’article L. 2125-1 du CCP qualifie un accord-cadre de « technique d’achat » ».

En revanche, la Cour a considéré qu’il résulte des dispositions de l’article L. 2125-1 du CCP « que le recours à l’accord-cadre, comme aux autres techniques d’achat, doit respecter les procédures prévues pour la passation des marchés publics » de telle sorte que l’article R. 2152-7 rendant obligatoire l’utilisation d’un critère prix s’applique aux accords-cadres.

Par cette décision, la Cour revient donc sur la pratique précédemment exposée consistant à réserver l’utilisation du critère prix lors de la passation du marché subséquent. Il en résulte incontestablement une complexification de la passation des accords-cadres pour la fourniture d’électricité mais aussi pour la fourniture de gaz et une nécessité de mener des réflexions afin de définir une nouvelle méthode permettant l’utilisation de ce critère tout en tenant compte des contraintes liées à la volatilité des prix.

A ce titre, il peut être envisagé de demander aux opérateurs de présenter des prix « plafonds » au stade de l’accord-cadre qui ne pourraient donc pas être dépassés lors de la passation du marché subséquent. Toutefois, au vu de la forte volatilité des prix de l’électricité et de l’importante hausse des prix de l’énergie actuelle, les opérateurs seraient fort probablement contraints de présenter des prix plafond excessivement élevés. Cela reviendrait donc à analyser les offres sur la base de prix ne reflétant pas la réalité du marché.

Une autre solution peut consister à demander aux opérateurs de remettre une offre comportant des prix simplement indicatifs. Toutefois, cette autre méthode présente elle aussi le risque pour l’acheteur d’analyser des prix ne reflétant pas la réalité du marché car les opérateurs pourraient être tentés de présenter des prix particulièrement bas en sachant qu’ils ne seront pas engagés contractuellement à les maintenir lors de la passation du marché subséquent.

A défaut d’une décision de jurisprudence contraire et tout particulièrement de la part du Conseil d’Etat, il pourrait être réfléchi aux adaptations de la réglementation nationale en la matière, dans le respect bien évidemment des directives européennes.

Sur un tout autre aspect, purement contentieux cette fois, la décision de la Cour présente un intérêt.

En effet, la Cour a finalement censuré le jugement du Tribunal administratif en écartant la résiliation de l’accord-cadre au motif que l’irrégularité qui avait été commise par le Département consistant à ne pas utiliser de critère lié au prix n’avait pas eu d’incidence sur la concurrence. La Cour a relevé que le règlement de la consultation prévoyait que l’accord-cadre devrait être conclu avec quatre titulaires, que seulement trois opérateurs ont soumissionné et, que ces derniers ayant tous été désignés titulaires de l’accord-cadre, l’irrégularité liée à l’absence du critère prix « n’a pas eu d’effet sur le choix des attributaires et la conclusion de l’accord-cadre » de sorte que « la poursuite de l’exécution du contrat est possible ».

 

2. Le droit de réutiliser la note technique pour la passation du marché subséquent

En second lieu, la Cour administrative d’appel de Bordeaux, en revanche, a reconnu le droit pour les acheteurs de réutiliser la note technique pour la passation d’un marché subséquent.

La Cour a jugé que « la seule circonstance que la remise en concurrence, au stade de la passation du marché subséquent, s’effectue, de facto, sur le fondement du seul critère du prix, les notes obtenues par chacune des entreprises retenues à l’issue de l’accord-cadre leur étant conservées, ne contrevient pas en elle-même aux dispositions précitées de l’article R. 2162-10 du Code de la commande publique et n’est pas davantage de nature à conduire au choix d’une offre qui ne serait pas économiquement la plus avantageuse, en l’absence, notamment, de toute variation des caractéristiques des prestations attendues entre l’étape de l’accord-cadre et celle du marché subséquent ».

Cette décision valide ainsi une autre pratique, dont le but est d’offrir un gain de temps aux titulaires de l’accord-cadre lesquels n’auront pas à remettre un nouveau mémoire technique, ainsi qu’aux acheteurs, lesquels n’auront pas à procéder à une nouvelle analyse de la valeur technique des offres. La procédure de remise en concurrence des titulaires de l’accord-cadre peut dès lors être menée sur une durée très courte, parfois de quelques heures. Et l’on sait que les offres de prix des fournisseurs d’énergie sont d’autant plus compétitives que la durée de leur engagement de prix est limitée.

En revanche, si la Cour a validé cette méthode de notation, elle l’a fait en posant la condition d’une absence de modification des caractéristiques des prestations lors de la passation du marché subséquent. C’est cependant une solution intéressante car elle signifie que, même si les offres peuvent techniquement évoluer entre la notification de l’accord-cadre et la date à laquelle est lancée la consultation pour les marchés subséquents, cela n’emporte pas l’obligation pour l’acheteur de permettre aux titulaires de l’accord-cadre de remettre une nouvelle offre technique.

Au final, si la décision de la Cour administrative d’appel de Bordeaux a le mérite de valider la méthode consistant à réutiliser la note technique lors de la passation du marché subséquent, elle contraint toutefois les acheteurs à utiliser un critère prix lors de la passation de l’accord-cadre ce qui nécessite de la part de ces derniers de réfléchir à la manière dont ce critère pourra être utilisé en tenant compte, une nouvelle fois, des contraintes liées à la forte volatilité des prix de l’énergie.

 

Thomas Rouveyran & Yvonncik Le Fustec