Fonction publique
le 19/05/2022

Le refus de mettre en place une enquête administrative n’est pas contestable

CAA Paris, 11 mars 2022, n° 21PA04591

Il y a si peu de décisions rendues sur la question des enquêtes administratives que chacune d’entre elles est scrutée à la loupe…surtout quand il n’y a pas grand-chose à voir.

Les enquêtes internes ont toujours existé, elles sont indispensables à l’employeur pour éclaircir certains faits ou comprendre l’origine d’une situation parfois complexe. Appelées enquêtes administratives dans le secteur public – on notera d’ailleurs que la décision commentée reprend la terminologie du privé – elles se sont considérablement développées d’une part du fait du contrôle du juge sur la matérialité des faits qui motivent les décisions (la faute a-t-elle bien été commise ?), d’autre part en raison de la mise en place des mécanismes de signalement de harcèlement moral, sexuel et actes sexistes qui requièrent que l’employeur, afin de protéger ses agents, détermine la réalité des actes signalés.

Si quelques rares décisions ont pu être rendues permettant d’encadrer juridiquement le déroulement de ces enquêtes, aucune à notre connaissance n’était venue préciser si la décision refusant de mettre en place une telle enquête pouvait être utilement déférée au Juge administratif.

Donc, dans l’affaire ici brièvement commentée, on notera que la requérante, étudiante en thèse d’après la décision de première instance, a saisi l’Administrateur général du Collège de France d’un signalement relatif à des « faits constitutifs d’abus de fonctions et d’une violation des devoirs de l’enseignant » et a sollicité en conséquence qu’une enquête interne soit organisée afin probablement de les voir établis et l’enseignant sanctionné.

C’est le refus implicite opposé à cette demande qui a fait l’objet d’un recours initial devant le Tribunal administratif de Paris, lequel a été rejeté et dont l’appel a été transmis à la Cour administrative d’appel de Paris.

Pour mémoire, le Collège de France est un établissement public d’enseignement supérieur et de recherche, dont l’administrateur général a l’autorité sur tous les personnels. La procédure disciplinaire est encadrée par le Code de l’éducation qui renvoie à la procédure, en tout cas pour les enseignants chercheurs, applicable au sein des universités. Or, cette précision revêt toute son importance puisque cette procédure spécifique comporte une phase d’instruction au cours de laquelle une commission d’instruction « instruit l’affaire par tous les moyens qu’elle juge propres à l’éclairer », en étant notamment obligée d’entendre l’enseignant visé, et rend un rapport dans un délai maximal de deux mois sur lequel la section disciplinaire se fondera pour décider (ou pas) d’une sanction[1].

En réalité, le Président de l’Université (ou en l’espèce l’Administrateur général du Collège de France) dispose naturellement de l’opportunité des poursuites : tous les faits qui lui sont signalés ne déboucheront pas nécessairement sur l’ouverture d’une procédure disciplinaire et donc sur la saisine de cette commission d’instruction. Il a, dans ses compétences en qualité d’autorité disciplinaire[2], l’obligation d’apprécier si les faits sont suffisants pour saisir la commission d’instruction.

Et c’est probablement précisément à ce stade que se joue notre affaire : la requérante a, semble-t-il, sollicité qu’une enquête administrative, qui aurait eu pour effet d’éclairer l’Administrateur général sur l’opportunité de saisir la commission d’instruction, soit diligentée. Ce dernier, estimant sans doute que les faits et les preuves soumis n’étaient pas suffisants, n’a pas donné suite à cette demande.

La Cour administrative d’appel de Paris, saisie en appel de la décision du Tribunal administratif de rejeter le recours de la requérante à l’encontre de cette décision implicite de rejet, l’a également déboutée, toujours sur le fondement de l’irrecevabilité de la demande.

On aurait pu imaginer que cette irrecevabilité soit fondée sur l’absence d’intérêt à agir de la requérante, reprenant ainsi la jurisprudence constante du Conseil d’Etat qui considère que le droit disciplinaire intéressant au premier chef les rapports de l’administration et de ses agents, un tiers n’a pas d’intérêt à agir contre une sanction disciplinaire infligée à un fonctionnaire, alors même que le comportement de l’agent sanctionné lui avait causé un préjudice (CE 17 mai 2006, Bellanger, req. 268938). C’est d’ailleurs un des arguments retenus par le Tribunal administratif : « A supposer que la requérante ait entendu demander à l’Administrateur du Collège de France l’ouverture d’une enquête disciplinaire à l’encontre de son ancien directeur de thèse, elle serait en tout état de cause dépourvue d’intérêt à déférer au juge administratif le refus de prendre une telle mesure ».

On notera que le tribunal opère une différence claire entre l’enquête administrative, et l’enquête disciplinaire qui est probablement celle de la commission d’instruction préalablement citée.

Mais quoi qu’il en soit, la Cour, à l’instar du tribunal, s’est fondée sur non pas la qualité du demandeur, mais sur la nature même de l’acte. Quel que soit le requérant, la décision de refuser d’organiser une enquête administrative ne pourra être utilement déférée au juge administratif, lequel considère qu’il s’agit là d’une mesure d’ordre intérieur, non susceptible de recours.

Il s’agit là en réalité de l’application d’une jurisprudence ancienne[3] mais constante du Conseil d’Etat.

Pour mémoire, la notion de mesures d’ordre intérieur est employée par le juge administratif « pour qualifier certains actes pris par l’autorité administrative pour l’organisation du service ou pour des motifs disciplinaires, dans des domaines où elle jouit d’un très large pouvoir discrétionnaire »[4] ou, plus concrètement, « les mesures d’ordre intérieur n’affectent pas l’ordonnancement juridique et la situation de leurs destinataires de manière suffisamment immédiate ou grave pour justifier qu’un juge en connaisse ».[5]

En d’autres termes, la décision de mettre en place, ou non, une enquête administrative est une décision éminemment discrétionnaire mais de faible gravité, dont les conséquences juridiques sont mineures. Le Tribunal administratif précise d’ailleurs que la décision est une « simple » mesure d’ordre intérieur.

Le Rapporteur public sous cet arrêt de la Cour administrative d’appel, Marc Baronnet, a considéré dans ses conclusions que la qualification de mesure d’ordre intérieur se justifiait non seulement par la volonté d’éviter à l’administration de justifier des demandes d’enquêtes inopportunes (ce dont on peut respectueusement disconvenir), mais également en raison de l’existence de voies alternatives telles que, notamment dans l’hypothèse de harcèlement moral ou sexuel, le recours indemnitaire contre l’administration ou la plainte pénale.

C’est cependant bien mal connaître les délais de traitement des plaintes et des recours devant les juridictions administratives, qui peuvent frôler les trois ans.

Bref : l’intérêt pratique de cet arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris est que les employeurs publics ne sont pas tenus d’organiser des enquêtes administratives dès lors qu’un fait est dénoncé, et leur refus (ou leur acceptation) ne pourra pas faire l’objet d’une quelconque annulation, le recours étant ab initio irrecevable. Cette décision ne pourra pas plus fonder un recours en responsabilité d’ailleurs, et l’employeur n’aura donc aucun compte à rendre à cet égard.

Mais pour autant, l’absence de peur du gendarme ne saurait conduire à ne pas en organiser : les enquêtes administratives permettent d’établir les faits et ainsi de sécuriser les décisions prises en matière disciplinaire, mais également de protection fonctionnelle.

Dès lors que l’employeur respecte le formalisme nécessaire, elles sont d’une aide précieuse, et peuvent y compris permettre de dénouer une situation complexe, notamment quand on les confie à des tiers expérimentés.

 

[1] cf. article R. 712-33 du Code de l’éducation.

[2] TC, 20.10.2008, req. 08-03695.

[3] CE, 18 juin 1971, Bordesoules, T. p.1142.

[4] Gilles Pelissier, Répertoire de contentieux administratif, Recours pour excès de pouvoir : conditions de recevabilité, n° 136 et s.

[5] Bernard Seiller, Répertoire de contentieux administratif, Acte administratif : identification, n° 315 et s.