Vie des acteurs publics
le 11/12/2025

Le Conseil d’Etat rejette deux recours tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration de prendre des mesures utiles à la lutte contre les déserts médicaux et au respect de l’interdiction de la vente de tabac aux mineurs

CE, 1er octobre 2025, n° 489511

CE, 1er octobre 2025, n° 498453

Le 1er octobre dernier, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur deux recours pour excès de pouvoir (REP) dits « injonction », en matière de lutte contre les déserts médicaux ainsi que de vente de tabac aux mineurs.

Pour rappel, l’objet d’un REP injonction est d’obtenir du juge administratif qu’il censure l’illégalité du refus de l’administration d’agir pour se conformer à une obligation légale et qu’il lui ordonne, en conséquence, de prendre toutes les mesures utiles afin de garantir le respect de cette obligation.

Le régime de ce type de recours a été défini par la Haute juridiction dans ses décisions d’assemblée « Ligue des droits de l’homme et autre » et « Syndicat de la magistrature et autre » en date du 11 octobre 2023 (nos 467771 et 467781), dans lesquelles elle a jugé que le refus de l’administration de prendre toutes mesures utiles afin d’assurer le respect d’une obligation déterminée devait être annulé et, le cas échéant, une injonction être prononcée, lorsque deux conditions sont réunies : l’existence d’une obligation légale dont l’administration est tenue d’assurer le respect et l’existence d’un manquement, par celle-ci, à cette obligation.

Le Conseil d’Etat a néanmoins précisé qu’il n’appartenait pas dans ce cadre au juge administratif, « en toute hypothèse », de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire. Par cette « clause de politique publique »[1], il a ainsi entendu faire obstacle à ce que le juge administratif, saisi d’un tel recours, endosse le rôle d’administrateur.

Cette réserve faite, il a ensuite précisé que, lorsque le juge administratif constate, eu égard notamment à la gravité ou à la récurrence des défaillances relevées, la méconnaissance caractérisée d’une règle de droit dans l’accomplissement de ses missions par l’administration et que certaines mesures seraient, de façon directe, certaine et appropriée, de nature à en prévenir la poursuite ou la réitération, il lui revient, dans les limites de sa compétence et sous la réserve susmentionnée de ne pas se substituer à l’administration, d’apprécier si le refus de l’administration de prendre de telles mesures est entaché d’illégalité.

Toutefois, le cas échéant, cette illégalité ne peut être regardée comme constituée que s’il apparaît qu’au regard de la portée de l’obligation qui pèse sur l’administration, des mesures déjà prises, des difficultés inhérentes à la satisfaction de cette obligation, des contraintes liées à l’exécution des missions dont elle a la charge et des moyens dont elle dispose ou, eu égard à la portée de l’obligation, dont elle devrait se doter, celle-ci est tenue de mettre en œuvre des actions supplémentaires.

C’est de cet office que le Conseil d’Etat a été amené à faire application à l’occasion des recours introduits par l’Union fédérale des consommateurs – Que Choisir (UFC Que Choisir ?) d’une part (1), et par l’association Alliance contre le tabac (association ACT) d’autre part (2).

1. Le recours introduit par l’UFC Que Choisir ? (n° 489511) était dirigé contre le refus implicite de la ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des professions de santé de prendre des mesures destinées à lutter contre les déserts médicaux.

La requérante sollicitait en particulier, soit l’adoption de dispositions législatives nouvelles touchant aux conditions d’installation des médecins libéraux, soit la définition, par voie de convention passée entre l’Union nationale des caisses d’assurance maladie et les organisations syndicales représentatives de médecins, de nouvelles modalités de conventionnement prenant en compte l’offre de soins déjà disponible dans le territoire d’exercice.

Le Conseil d’Etat a néanmoins jugé que « Prises dans leur ensemble, ces mesures tendent […] à ce que soient modifiés certains choix de politique publique, touchant notamment aux conditions tarifaires de l’exercice médical ou à la liberté d’installation des médecins ».

Il a ainsi estimé qu’il ne lui appartenait pas de se substituer aux pouvoirs publics en leur enjoignant de les adopter et a, ce faisant, rejeté les conclusions par lesquelles la requérante demandait l’annulation de la décision implicite de rejet de la Ministre et, par voie de conséquence, ses conclusions à fin d’injonction et d’astreinte.

 

2. Le recours introduit par l’association ACT (n° 498453) était, quant à lui, dirigé contre les décisions implicites de plusieurs ministres de prendre toutes mesures utiles afin de faire cesser la méconnaissance de l’interdiction de la vente ou de l’offre gratuite aux mineurs des produits du tabac et du vapotage, ainsi que de certains ingrédients, prévue aux articles L. 3512-12 et L. 3513-5 du Code de la santé publique (CSP).

Cette fois, contrairement à la première affaire dont était saisie la Haute juridiction et comme l’avait relevé son rapporteur public, l’association ACT ne demandait pas de redéfinir une politique publique, mais l’application effective de la politique existante de lutte contre le tabagisme chez les jeunes, déjà prévue au sein du CSP.

Après avoir écarté la clause de politique publique opposée en défense, le Conseil d’Etat a ensuite estimé qu’une obligation pesait bien sur l’administration en matière d’interdiction de la vente de tabac aux mineurs et que celle-ci y avait effectivement manqué dès lors qu’il résultait des études scientifiques produites en demande que les mineurs parvenaient encore très facilement à se procurer du tabac chez les buralistes, de sorte que les interdictions prévues par les textes étaient « très insuffisamment respectées ».

Il lui restait néanmoins à examiner, au regard des mesures déjà prises et des moyens dont dispose l’administration, si celle-ci était tenue de mettre en œuvre des actions supplémentaires.

Or l’administration n’avait pas été inactive puisqu’elle avait pris un certain nombre de mesures pour remédier à ces défaillances, parmi lesquelles, notamment, la signature d’un protocole d’accord sur l’accompagnement du réseau des buralistes 2023-2027, prévoyant des sanctions en cas de méconnaissance, par ces derniers, de leurs obligations légales en matière d’interdiction de vente de tabac aux mineurs, ainsi que l’édiction d’un décret du 27 juin 2025 relatif aux espaces sans tabac et à la lutte contre la vente aux mineurs des produits du tabac et du vapotage, portant de la quatrième à la cinquième classe l’amende encourue en cas de méconnaissance de cette interdiction.

Le Conseil d’Etat a alors estimé que, à la date de sa décision et au vu des moyens dont dispose l’administration, la méconnaissance caractérisée des missions dont elle a la charge en matière de vente des produits du tabac et du vapotage aux mineurs n’était pas établie et a rejeté la requête de l’association ACT.

Si le REP injonction constitue une voie de droit intéressante contre les carences de l’administration, ces deux affaires témoignent néanmoins de l’office limité du juge administratif dans ce cadre. Celui-ci ne saurait en effet se substituer à l’administration en définissant lui-même une politique publique et doit, par ailleurs, tenir compte des contraintes auxquelles l’administration est confrontée et qui restreignent l’efficacité de son action.

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[1] Expression utilisée par Thomas Janicot, rapporteur public, dans ses conclusions sur la décision commentée.