Vie des acteurs publics
le 12/03/2025

L’allégation publique de faits matériellement erronés constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l’administration

TA Paris, 16 janvier 2025, n° 2022217/5-1

Dans un jugement rendu le 16 janvier dernier, le Tribunal administratif de Paris a jugé que l’allégation publique de faits matériellement erronés par le garde des Sceaux constitue une faute engageant la responsabilité de l’Etat.

Notons d’emblée que si cette solution concerne les propos tenus par un ministre, elle pourrait également trouver à s’appliquer au cas de l’élu local, dont les propos mensongers et rendus publics seraient susceptibles de constituer une faute de nature à engager la responsabilité de sa collectivité.

Pour en revenir au litige dont était saisi le Tribunal administratif de Paris, celui-ci trouve son origine dans l’enquête préliminaire (dite « procédure 306 ») ouverte par le parquet national financier (PNF) en 2014 – en marge d’une information judiciaire pour trafic d’influence et corruption à l’encontre de l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy et de son avocat Thierry Herzog –, enquête qui avait pour objet d’identifier le tiers, au sein du milieu judiciaire, susceptible d’avoir informé ces derniers qu’ils étaient sur écoute téléphonique.

Éric Dupond-Moretti, alors avocat et dont les factures téléphoniques avaient été exploitées, avait déposé plainte contre X pour atteinte à la vie privée, du secret des correspondance et abus d’autorité[1].

Le 1er juillet 2020, Nicole Belloubet, à l’époque garde des Sceaux, avait confié une inspection de fonctionnement concernant la conduite de cette enquête à l’inspection générale de la justice (« IGJ »). C’est son successeur, Eric Dupond-Moretti, nommé garde des sceaux le 6 juillet 2020, qui en a été destinataire le 15 septembre suivant.

Le 18 septembre 2020, le nouveau garde des Sceaux a publié un communiqué de presse informant avoir demandé à l’IGJ de mener une enquête administrative sur le comportement professionnel de deux magistrats du PNF et de leur responsable hiérarchique lors de la procédure 306.

Il a par ailleurs affirmé publiquement, au cours de la séance de questions posées au Gouvernement devant l’Assemblé nationale, puis à l’antenne de plusieurs radios, que les deux magistrats n’avaient pas déféré aux convocations de l’IGJ et avaient refusé de répondre à ses questions lors de l’inspection de fonctionnement.

C’est dans ce contexte que ces deux magistrats ont saisi le Tribunal administratif de Paris d’une requête indemnitaire collective[2] afin d’obtenir réparation des préjudices qu’ils estimaient avoir subi du fait de leur mise en cause publique par le garde des Sceaux.

Dans son jugement du 16 janvier dernier, le Tribunal a retenu que cette mise en cause publique constituait une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

Il a plus précisément rappelé que, si les membres du Gouvernement ne sont pas, à la différence des fonctionnaires, formellement soumis à l’obligation de réserve, l’allégation publique de faits matériellement inexacts portant atteinte à la réputation professionnelle, à l’honneur ou à la considération d’une personne est susceptible de constituer une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

Or, en l’occurrence, il ressortait de la synthèse du rapport remis au garde des Sceaux que la quasi-totalité des magistrats et agents du PNF avaient été rencontrés par l’IGJ, seul le magistrat ayant exercé les fonctions de procureur de la République financier entre février 2014 et juin 2019 ayant décliné la proposition d’entretien. En outre, l’annexe au rapport dressant la liste des personnes entendues mentionnait expressément les noms des requérants.

Partant, le Tribunal a retenu qu’en déclarant que ces derniers avaient refusé de déférer aux convocations de l’IGJ et de répondre à ses questions alors que ces allégations étaient démenties par les termes mêmes du rapport qui lui avait été remis, le garde des Sceaux avait, eu égard au large traitement médiatique qu’il a entendu donner à ses propos erronés, commis une faute engageant la responsabilité de l’État.

Il a alors jugé que cette faute avait causé un préjudice moral d’atteinte à l’honneur, à la réputation professionnelle et à la considération des requérants, des troubles dans les conditions d’exercice de leur profession ainsi que, pour l’un d’entre eux, des troubles dans les conditions d’existence et a, par conséquent, condamné à l’Etat à leur verser respectivement 15.000 et 12.000 euros.

C’est donc au seul motif de la mise en cause publique des magistrats par le garde des Sceaux que l’État a été condamné.

A cet égard, notons que les requérants reprochaient une autre faute au garde des Sceaux, tirée de la méconnaissance du principe d’impartialité et, ce faisant, de l’illégalité de l’acte de saisine de l’IGJ aux fins d’enquêtes administratives à leur encontre.

Mais si le Tribunal administratif a admis que le garde des Sceaux s’était placé, par cette saisine, dans une situation objective de conflit d’intérêts compte tenu des reproches qu’il a antérieurement et publiquement adressés aux requérants lorsqu’il était avocat et de sa plainte contre X à cette époque toujours en cours d’examen par le parquet de Nanterre[3], fondée sur des faits inhérents à la procédure 306, les juges ont considéré que cet acte de saisine, pourtant « entaché d’illégalité » et donc « susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat », n’était pas à l’origine des préjudices invoqués dès lors que la même décision de saisine aurait pu légalement intervenir, celle-ci demeurant justifiée par les difficultés relevées par le rapport de l’inspection de fonctionnement.

Ce constat d’une situation de conflits d’intérêts par le tribunal constitue néanmoins un utile rappel de ce que l’obligation déontologique d’abstention prévue par la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, qui s’impose également aux élus locaux[4], est susceptible, lorsqu’elle n’est pas respectée, d’entacher d’illégalité les décisions auxquelles ils ont pris part.

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[1] Plainte qu’il a retirée plusieurs jours après sa nomination comme garde des Sceaux.

[2] Une requête indemnitaire émanant de plusieurs requérants étant recevable si les conclusions qu’elle comporte présentent entre elles un lien suffisant (CE, 10 décembre 2021, n° 440845), ce lien a en l’occurrence été retenu par le tribunal au motif que les deux requérants sollicitaient la réparation de préjudices résultant des mêmes faits dommageables.

[3] Le retrait de plainte n’arrêtant l’action publique que lorsque la poursuite est subordonnée au dépôt d’une plainte (articles 2, al. 2, et 6, al. 3 du Code de procédure pénale ; Cass. Crim. 22 mai 1986, Bull. crim. n° 168). 

[4] Articles 1er et 2, 2° de la loi.