Droit pénal et de la presse
le 17/03/2022
Matthieu HÉNON
Lilia BEN MUSTAPHA

La réforme du délit de prise illégale d’intérêts

L’article 15 de la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a opéré une modification de l’élément matériel du délit de prise illégale d’intérêts relative à la définition de l’intérêt prohibé.

  1. Rappelons que, dans sa version qu’il faut aujourd’hui qualifier d’ancienne, l’article 432-12 du Code pénal sanctionnait « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».

La constitution du délit de prise illégale d’intérêts supposait ainsi en substance la réunion de quatre éléments :

  • La qualité de l’auteur, qui ne peut être que personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif ;
  • Le fait pour cette personne d’exercer un pouvoir de surveillance, de liquidation ou de paiement dans une entreprise ou une opération ;
  • L’existence concomitante d’un intérêt – qualifié de quelconque – dans cette entreprise ou opération ;
  • Une action commise sciemment.

C’est la condition tenant à l’existence d’un intérêt dans l’entreprise ou l’opération que la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire a précisé en imposant désormais que cet intérêt soit « de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité » de son détenteur, exerçant par ailleurs un pouvoir de surveillance de l’opération concernée.  

Parce qu’il qualifie l’intérêt prohibé, ce nouveau texte – contemporain de la Loi 3DS qui elle-même introduit plusieurs dispositifs d’exemption dans le cas de conflit d’intérêts public / public[1] – semble donc bien restreindre le champ du délit de prise illégale d’intérêts, jusque-là largement formulé et appliqué largement par la jurisprudence.

2. Quelle modification ? – Confronté à la pratique, le texte d’incrimination du délit de prise illégale d’intérêt s’est avéré particulièrement large, du fait notamment de la référence à deux notions climatériques très ouvertes, et que la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait fait le choix d’interpréter littéralement.

La notion d’acte de surveillance – qui demeure inchangée – peut ainsi s’entendre d’un pouvoir personnel, mais encore partagé, voire même relever d’un simple pouvoir de préparation de décision, sans y participer soit même[2]. La vote, par la voie d’un pouvoir en blanc, peut également être considéré comme l’exercice d’un pouvoir de surveillance[3].

Mais c’est sur la notion d’intérêt qu’il nous faut aujourd’hui nous attarder, puisqu’elle l’objet de la modification apportée par le Législateur.

Puisque que le texte – ancien – de l’article 432-12 le qualifiait de quelconque, cet intérêt pouvait être de nature privée comme publique, matériel comme moral[4], s’avérer conforme à l’intérêt général[5] ou résulter de fonctions exercées ès qualités[6] – en tant que représentant d’une personne morale par exemple, gratuitement et alors même que cet intérêt serait conforme à l’intérêt général.

La Cour de cassation considérait ainsi que l’intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu’ils présidaient, fut-ce ès qualités, entrait dans les prévisions de l’article 432-12 du Code pénal, et ce alors même qu’ils n’en avaient tiré aucun bénéfice et que la collectivité n’avait souffert d’aucun préjudice[7]

Dès 2011, la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique avait appelé de ses vœux la modification de l’article 432-12 du Code pénal, du fait de son champ d’application « potentiellement très large »[8].

Et la nouvelle formulation du délit de prise illégale d’intérêts semble directement inspirée des propositions faites par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP)[9], qui plaidait notamment pour une convergence des conceptions du conflit d’intérêt issues de l’article 432-12 du Code pénal et de la Loi sur la transparence de la vie publique.

Consacrée à l’article 2 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013,  la notion de conflit d’intérêt s’entend en effet de « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Dans son dernier rapport, la HATVP relevait en outre que l’article 432-12 du Code pénal, tel qu’appliqué par la jurisprudence, s’articulait difficilement avec les exigences du statut des élus locaux lorsqu’ils siégeaient ès qualités au sein d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), de sociétés d’économie mixte (SEM) ou de sociétés publiques locales (SPL).

C’est peut-être dans ce champ, celui du conflit d’intérêts public / public, que l’impact de la modification du délit de prise illégale d’intérêt pourrait s’apprécier.

3. Pour quels effets ? – Rappelons, à titre d’exemple, que le Code général des collectivités territoriales[10] prévoit la représentation des collectivités territoriales au conseil d’administration ou de surveillance des SEM ou SPL dont elles sont actionnaires.

Ces élus – représentants de la collectivité au sein d’une SEM, d’un EPIC ou d’une SPL – se trouvaient dans la situation de devoir se déporter des décisions de la Collectivité intéressant cette structure – alors même qu’ils y siégeaient pour la représenter.

L’on peut penser que cette modification de l’article 432-12 du Code pénal devrait conduire le Juge pénal à infléchir sa jurisprudence vers une acception plus restrictive du délit de prise illégale d’intérêt, notamment dans de tels cas – conflits d’intérêts publics / publics.

En ce sens, cette modification pourrait être considérée comme une loi pénale plus douce, et avoir ainsi vocation à s’appliquer aux procédures en cours – principe de la rétroactivité in mitius (article 112-1 du Code pénal).

Certes, cette évolution demeure très contingente des décisions à venir.

Et s’il est une chose qui ne semble pas devoir évoluer, c’est la nature d’infraction obstacle du délit de prise illégale d’intérêts : il ne requiert pas la démonstration d’un impact avéré sur la décision concernée mais l’existence d’un intérêt « de nature » à affecter le processus de décision, une sorte d’impact potentiel apparent.

Mais cette modification du délit de prise illégale d’intérêt doit également être mise en perspective avec les termes de la loi n° 2022-217 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (« Loi 3DS »), promulguée le 21 février 2022.

Rappelons simplement sur ce point – qui sera plus largement abordé dans une prochaine Lettre d’actualités juridiques SEBAN & ASSOCIES – que l’article 217 de la loi 3DS a inséré un nouvel article L. 1111-6 dans le Code général des collectivités territoriales, selon lequel « les représentants d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales désignés pour participer aux organes décisionnels d’une autre personne morale de droit public ou d’une personne morale de droit privé en application de la loi ne sont pas considérés, du seul fait de cette désignation, comme ayant un intérêt, au sens de l’article L. 2131-11 du présent Code, de l’article 432-12 du Code pénal ou du I de l’article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur une affaire intéressant la personne morale concernée ou lorsque l’organe décisionnel de la personne morale concernée se prononce sur une affaire intéressant la collectivité territoriale ou le groupement représenté ».

Le second alinéa du nouvel article L. 1111-6 du CGCT prévoit toutefois que les représentants mentionnés au premier alinéa devront se déporter lorsque l’assemblée délibérera sur l’attribution à cette personne morale d’un contrat de la commande publique, d’une des aides financières listées par la loi et notamment d’une subvention ou sur leur propre désignation ou rémunération.

L’article 217 de la loi 3DS procède, par ailleurs, à la modification des alinéas 11 et 12 de l’article L. 1524-5 du CGCT qui disposent désormais :

« Nonobstant l’article L. 1111‑6 du présent Code, les élus locaux agissant en tant que mandataires des collectivités territoriales ou de leurs groupements au sein du conseil d’administration ou de surveillance des sociétés d’économie mixte locales et exerçant les fonctions de membre ou de président du conseil d’administration, de président-directeur général ou de membre ou de président du conseil de surveillance, ne sont pas considérés, de ce seul fait, comme étant intéressés à l’affaire, au sens de l’article L. 2131-11 du présent code, de l’article 432‑12 du code pénal ou du I de l’article 2 de la loi n° 2013‑907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur ses relations avec la société d’économie mixte locale. Cette seule qualité emporte les mêmes conséquences lorsque l’élu local participe aux délibérations du conseil d’administration ou de surveillance de la société portant sur ses relations avec la collectivité ou le groupement qu’il représente. Elle n’entraîne pas davantage l’application des articles L. 225‑40 et L. 225‑88 du code de commerce.

Toutefois, lorsque la société d’économie mixte locale est candidate à l’attribution d’un contrat de la commande publique, ils ne peuvent participer aux commissions d’appel d’offres, ni aux commissions mentionnées à l’article L. 1411‑5, ni à la délibération attribuant le contrat. De la même façon, ils ne peuvent participer aux délibérations accordant à cette société une aide régie par le titre Ier du présent livre ou une garantie d’emprunt prévue aux articles L. 2252‑1, L. 3231‑4 ou L. 4253‑1, ni aux délibérations mentionnées aux premier, troisième et dixième alinéas du présent article ».

***

En résumé, les signaux semblent bien là, la volonté d’inflexion du Législateur semble bien présente comme en témoignent les récentes modifications de l’article 432-12 du Code pénal et les apports explicites de la Loi du 21 février 2022 ; leur portée demeure néanmoins incertaine en l’état, faute d’un recul jurisprudentiel suffisant à quelques mois de la promulgation de ces textes.

Les décisions à venir des Juridictions pénales, et notamment de la première d’entre elles, seront, espérons-le, éclairantes sur ce point.

Matthieu HENON et Lilia BEN MUSTAPHA

 

[1] Ce texte fera l’objet de prochaines analyses dans la Lettre d’actualités Juridiques SEBAN & ASSOCIES.

[2] Cass. Crim., 19 sept. 200,: JurisData n° 2003-021728

[3] Cass. Crim., 9 févr. 2005, n° 03-85.697:,JurisData n° 2005-027420,  RSC 2005, p. 560

[4] Cass. Crim., 5 avr. 2018, n° 17-81.912

[5] Cass. Crim., 19 mars 2008, n° 07-84.288 : JurisData n° 2008-043608

[6] Cass. Crim., 22 octobre 2008, Commune de Bagneux, n° 08-82.068

[7] Cass. Crim., 22 oct. 2008, n°97-80.419 ; Cass. Crim., 29 sept. 1999, n° 98-81.796

[8] Rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique 2011: https://www.viepublique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/114000051.pdf

[9] Rapport de la HATVP pour l’année 2020 publié le 3 juin 2021 : https://www.hatvp.fr/wordpress/wp-content/uploads/2021/06/HATVP_RA2020_web_PAP_VF.pdf

[10] Articles L. 1524-5 et L. 1531-1 du Code général des collectivités territoriales