Fonction publique
le 14/03/2024

La prévention des conflits d’intérêts lors du recrutement d’un agent public venant du secteur privé

La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 se donnait notamment pour objectif de développer les échanges de personnels entre les secteurs publics et privés, en élargissant notamment les possibilités de recrutement d’agents contractuels sur certains postes à responsabilité dans la fonction publique.

Pour répondre aux risques de conflit d’intérêts que ces allers et retours sont inévitablement susceptibles de générer, la même loi a modifié en profondeur la nature des contrôles déontologiques dans la fonction publique. Procédant à une forme de décentralisation du contrôle déontologique, elle a supprimé la commission de déontologie et confié aux administrations employeurs l’essentiel des contrôles déontologiques à accomplir lors du départ des agents vers le secteur privé, à l’exception des contrôles subsidiaires, lorsque l’employeur justifie d’un doute sérieux quant aux risques associés à la situation dont il est saisi, et ceux qui concernent les emplois chargés d’importantes responsabilités, qui font l’objet d’un contrôle direct par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Mais elle a également instauré un nouveau contrôle déontologique, qui doit être mis en œuvre préalablement au recrutement d’un agent qui a exercé, dans les trois dernières années, une activité privée lucrative[1].

Encore récent, ce contrôle est peu maitrisé et son objet est mal compris. Il présente pourtant un enjeu majeur pour les administrations, y compris au-delà de son champ d’application de principe.

I. L’objet du contrôle déontologique préalable à la nomination

Le contrôle a pour objet d’examiner « si l’activité qu’exerce ou a exercée l’intéressé risque de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service, de le mettre en situation de méconnaître tout principe déontologique mentionné au chapitre IV de la loi du 13 juillet 1983 [désormais article L. 121-1 à L. 121-11 du CGFP] susvisée ou de commettre les infractions prévues à l’article 432-12 du code pénal »[2].

On peut résumer l’objet de ce contrôle ainsi : il s’agit d’examiner si l’activité privée de l’agent risque de le placer, ou de placer le service dans lequel il sera employé, en situation de conflit d’intérêts, c’est-à-dire de les placer dans une « situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions de l’agent public ».

Le principe même de ce contrôle peut surprendre. Spontanément, on pourrait penser que le seul fait que l’agent ait cessé son activité privée suffit à faire disparaître l’intérêt qui s’y attache, et donc tout risque d’interférence avec l’activité du service.

Telle n’est toutefois pas la position du Conseil d’Etat. Dans ses conclusions sur un arrêt Société Applicam[3], le rapporteur public du Conseil d’État, Monsieur Gilles Pelissier, exposait ainsi qu’un intérêt de nature à faire naître un conflit peut résider dans un lien financier, économique ou personnel, y compris lorsque ce lien est passé. Selon lui, ces liens « peuvent perdurer au-delà des liens matériels qui les ont fait naître, de sorte que la seule circonstance que le lien soit rompu ne suffit pas à écarter tout risque d’intéressement ». En 2021, le Conseil d’État confirmait ainsi l’annulation d’un marché public, en considération du fait que le technicien en charge d’instruire les candidatures était un ancien employé de la société attributaire[4].

Si, comme il le souligne, la persistance de ces liens ne peut perpétuellement être retenue comme compromettant l’impartialité des agents, elle doit l’être pendant une certaine période, au-delà de laquelle le lien est considéré comme devenu « suffisamment ancien pour ne plus alimenter d’intérêts ». En pratique, le Conseil d’Etat a considéré que plusieurs années étaient nécessaires pour que le lien s’estompe suffisamment pour écarter le risque[5].

Le constat d’un risque de conflit d’intérêt n’implique pas nécessairement, pour l’administration, de renoncer au recrutement de l’intéressé, car bien souvent, la mise en place de mesures de déport relatives à l’entreprise dont vient l’agent pourront suffire à écarter le risque. C’est d’ailleurs le sens des délibérations de la HATVP, lorsqu’elle assure ce contrôle de prénomination : elle émet un avis de « compatibilité avec réserve », qui valide le recrutement de l’agent sous réserve qu’il se déporte de toute intervention ou prise de décisions relatives aux organismes ou entreprises à l’égard desquels il détient un intérêt, et notamment l’ancien employeur de l’agent[6]. Il ne sera ainsi nécessaire de renoncer au recrutement que lorsqu’il apparaît en pratique impossible pour l’agent de respecter ce déport, par exemple lorsque les fonctions publiques qu’il a vocation à rejoindre impliquent inévitablement un lien avec son ancien employeur.

On comprend donc tout l’intérêt du contrôle ainsi exercé. Il permet de détecter les risques associés à l’exercice, par l’agent, des fonctions pour lesquels il a été recruté, et ainsi, non seulement prémunir son administration de l’annulation des actes qu’il aura instruit, mais également pour l’agent lui-même, qui s’expose non à un risque de sanction disciplinaire, mais aussi à un risque pénal, la détention d’un intérêt moral à l’égard de son ancien employeur étant suffisant pour le placer en situation de prise illégale d’intérêt[7] – raison pour laquelle, d’ailleurs, l’examen du risque associé à cette infraction fait partie du contrôle que l’administration doit opérer.

Mais, précisément lorsque l’on constate à quel point ce contrôle est crucial, on doit s’interroger sur la raison pour laquelle la loi a limité son champ d’application à un nombre très limité d’emplois, laissant tous les autres – pourtant tout autant concernés par ces risques – échapper à cette vérification.

II. Un champ d’application trop limité du contrôle de prénomination

Le Code général de la fonction publique ne prévoit la réalisation d’un contrôle déontologique préalable à la nomination que pour deux catégories d’emplois, relevant de procédures distinctes. La HATVP assure par exemple, dans la fonction publique territoriale, directement le contrôle déontologique des recrutements sur les emplois de directeur général des services des régions, département, communes ou EPCI de plus de 40 000 habitants, et, dans la fonction publique de l’Etat, ceux des directeurs d’administration centrale ou de dirigeant d’un établissement public nommé par décret[8]. Hors de ces hypothèses, l’autorité hiérarchique assure le contrôle déontologique des recrutements sur les emplois qui sont soumis à une obligation de transmission préalable de déclaration d’intérêts[9]. Ne sont donc concernés que les emplois de direction ou impliquant d’importantes responsabilités au sein des administrations. Les autres, y compris ceux qui peuvent impliquer d’importantes responsabilités en pratique, en sont exonérés.

Or, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs la jurisprudence précitée du Conseil d’État, les risques auxquels l’agent et l’administration s’exposent du fait d’une situation potentielle de conflit d’intérêts généré du fait de l’activité privée antérieure ne se limitent pas à ces seuls emplois. Le conflit d’intérêts de l’ingénieur chargé d’instruire les candidatures d’un marché provoquera aussi aisément l’annulation que celui du directeur général qui validera le choix du candidat ou signera le contrat. Limiter ce contrôle déontologique de prénomination à ces seuls emplois constitue donc, selon nous, une carence regrettable des textes. Cela, d’autant plus que le contrôle inverse, exercé lors du départ d’un agent vers le secteur privé, s’applique à tout agent, quelles que soient les fonctions qu’il exerce.

Non seulement elle tend à limiter la vigilance de l’administration face à ces situations, en faisant entièrement reposer la responsabilité de la prévention du risque de conflit d’intérêts sur l’agent, à qui il incombe de s’en prémunir spontanément[10], mais elle prive en outre l’administration qui s’interrogerait sur une telle situation, de la possibilité d’une saisine subsidiaire de la HATVP en cas de doute, cette dernière ne s’estimant compétente que pour  connaître de la situation que si l’agent entre dans le champ d’application du contrôle prévu par les textes.

Comme souvent en la matière, c’est donc à l’administration de compenser le caractère très parcellaire des textes régissant la prévention des conflits d’intérêts.

III. La nécessité de réaliser un contrôle déontologique au-delà des cas prévus par les textes

Non seulement la prudence devrait conduire l’administration à procéder systématiquement à un contrôle déontologique lorsqu’elle recrute un agent venant du secteur privé, mais, en tout état de cause, il est clair que les textes l’impliquent indirectement, et qu’un manquement sur ce point pourrait être lui être reproché.

Le statut prescrit en effet à l’autorité hiérarchique, et à l’administration en général, de se prémunir des situations de conflits d’intérêts et de ne pas commettre, ou mettre un agent en situation de commettre, du fait de sa nomination ou de la définition de ses fonctions, une infraction pénale. Dès lors, si c’est l’objet du contrôle imposé par les dispositions précitées, une telle analyse reste juridiquement imposée, même lorsque l’agent recruté ne relève pas des dispositions précitées.

D’une part, l’article L. 121-4 du CGFP prescrit à tout agent public l’obligation de prévenir ou faire cesser immédiatement les situations de conflit d’intérêts dans lesquelles il se trouve ou pourrait se trouver. Le fait pour l’agent de se trouver dans une telle situation le place donc en position irrégulière, et c’est le devoir de l’administration qui l’emploie, tout autant que de cet agent, d’y remédier.

D’autre part, l’article L. 124-1 dispose qu’« il appartient à tout chef de service de veiller au respect des principes énoncés aux articles L. 121-1 et L. 121-2 dans les services placés sous son autorité », ce qui inclut notamment le devoir de probité qui constitue le fondement de l’ensemble des dispositions relatives aux conflits d’intérêts[11]. Dans le même sens, les dispositions de l’article L. 122-1 font également reposer la prévention des conflits d’intérêts sur la hiérarchie de l’agent concerné, en mettant à la charge du supérieur hiérarchique, dès lors qu’il a connaissance d’un risque de conflit, le soin de confier le traitement du dossier ou l’élaboration de la décision à une autre personne.

D’une façon ou d’une autre, le contrôle déontologique devra donc être réalisé, au risque de placer l’agent et son administration en difficulté. Cela ne veut certes pas dire que cette analyse sera toujours complexe, approfondie et formalisée : lorsqu’il apparaît manifeste que les responsabilités confiées à l’agent ne le mettront pas en rapport avec son ancien employeur, le « contrôle déontologique » pourra débuter et se conclure dans l’esprit du recruteur.

Pour autant, il sera toujours de bonne pratique que la question soit posée systématiquement, a fortiori dans les situations les plus à risque : service marché d’une administration, ou administration qui, du fait de son activité, recrute souvent des personnels extérieurs à la fonction publique. Et, lorsqu’il apparaît que la réponse n’est pas évidente, de saisir un interlocuteur compétent pour l’examiner : service juridique de la collectivité, référent déontologue, etc.

 

[1] Article 124-7 et 124-8 du Code général de la fonction publique.

[2] Article 5 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020 relatif aux contrôles déontologiques dans la fonction publique

[3] CE, 14 octobre 2015, n° 390968, concl. G. Pelissier.

[4] CE, 25 novembre 2021, n° 454466

[5] Cf., notamment, CE, 27 juillet 2001, Société Degrémont, n° 232820, écartant le conflit d’intérêt au vu des neuf années qui séparaient le recrutement de l’agent et son intervention dans un dossier relatif à son employeur.

[6] Cf., notamment, Délibération HATVP n° 2023-71 du 2 mai 2023 ; délibération n° 2020-75 du 12 mai 2020 ; délibération HATVP n° 2002-147 du 28 juillet 2020.

[7] Cass. Crim., 13 janvier 2016, n° 14-88-382

[8] L. 124-8 du CGFP.

[9] Article 5, renvoyant aux emplois désignés à l’article 2 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020 dans la fonction publique territoriale.

[10] L. 121-4 du CGFP

[11] La probité impose qu’un « fonctionnaire ne doit pas se trouver dans une situation dans laquelle son intérêt personnel puisse être en contradiction avec celui de la collectivité qu’il sert » A. Plantey et M.-C. Plantey, La fonction publique, 3e éd., LexisNexis, 2012, p. 768.