Urbanisme, aménagement et foncier
le 14/03/2024

Délaissement, ZAC, détournement de pouvoir… Un arrêt riche en enseignements

CAA Versailles, 31 janvier 2024, n° 22VE00765-22VE00835-22VE00836

Le 31 janvier 2024, la Cour administrative de Versailles a rendu un arrêt intéressant à plusieurs titres en ce qu’il précise et illustre diverses notions juridiques : d’une part, la problématique du droit de délaissement en ZAC et la modification de son périmètre ; d’autre part, la procédure de préemption et l’avis du service des domaines estimant le prix du bien préempté.

Rappel des faits :

Dans cette affaire, il était question de la société Klécar, propriétaire de locaux commerciaux dans un centre commercial situé à la Madeleine à Chartres, dans lequel se situait également un hypermarché Carrefour. La société Klécar avait conclu, le 24 janvier 2014, une promesse de vente de ces locaux commerciaux sous la condition suspensive de purger le droit de préemption urbain. Et la société publique locale (SPL) Chartres Aménagement a décidé de préempter, après délégation du droit de préemption urbain par le maire de la commune de Chartres. La décision de préemption en date du 26 mars 2014 mentionnait un prix de 5.382.000 euros, selon l’estimation du service des domaines.

La décision de préemption de la SPL Chartres Aménagement était motivée par le projet de réalisation de l’opération d’aménagement dit du « Plateau Nord-Est » dont le périmètre – incluant le centre commercial de la Madeleine – devait correspondre au périmètre de la future ZAC du Plateau Nord-Est, créée quelques mois plus tard. En effet, la ZAC devait notamment permettre de transférer le centre commercial de la Madeleine, jugé vieillissant, au Nord de l’avenue Jean Mermoz où était envisagée la création d’un nouveau complexe commercial, ainsi que de remplacer le centre de la Madeleine par des logements. Toutefois, la préemption ayant été faite à un prix inférieur de 80 % par rapport au prix de la promesse de vente, la société Klécar a refusé de vendre ses locaux commerciaux à la SPL à ce prix, laquelle a donc saisi le juge de l’expropriation en juin 2014 en vue de faire fixer le prix du bien. En cours de procédure de fixation judiciaire du prix, la SPL a cependant notifié, le 8 février 2016, sa renonciation à la préemption. La procédure devant le juge de l’expropriation en fixation du prix n’a donc pas abouti. La procédure aurait donc pu s’en arrêter là, cependant, le 24 juillet 2017, la société Klécar a mis en œuvre son droit de délaissement, ses locaux commerciaux étant compris au sein de la ZAC, et a donc invité la commune à les acquérir.  Faute d’accord amiable dans le délai d’un an à compter de l’exercice du droit de délaissement, la société Klécar a saisi le juge de l’expropriation le 6 août 2018 afin qu’il prononce le transfert de propriété au profit de la Commune et fixe le prix de vente consécutif au délaissement.

Dans ce contexte, postérieurement à l’exercice par la société Klécar de son droit de délaissement, et avant la saisine du juge de l’expropriation, la commune a décidé de lancer une procédure de modification du périmètre de la ZAC pour en exclure le centre commercial de la Madeleine. Cette modification a été entérinée par délibération du 23 mai 2019. La société Klécar a alors exercé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la délibération portant modification du périmètre de la ZAC devant le Tribunal administratif d’Orléans. En effet, cette délibération l’excluant de la ZAC, elle remettait en cause le principe même de son droit de délaissement. En parallèle, la société Klécar a sollicité du juge de l’expropriation qu’il prononce un sursis à statuer dans l’attente du jugement du Tribunal administratif. Plus encore, estimant illégale la décision de préemption, la société Klécar a également saisi le Tribunal administratif d’un recours indemnitaire à l’encontre de la SPL et la commune aux fins de l’indemniser de son manque à gagner. Enfin, la société Klécar a engagé devant ce même Tribunal la responsabilité de l’Etat en raison de la faute du service des domaines lors de l’estimation du prix du bien.

Par trois jugements du 7 décembre 2021, le Tribunal administratif d’Orléans a rejeté :

  • le recours en annulation de la société Klécar contre la délibération excluant le centre commercial – au sein duquel elle détient des locaux commerciaux – du périmètre de la ZAC (1.) ;
  • le recours indemnitaire de la société Klécar à l’encontre de la SPL et de la commune pour son manque à gagner (2.), ainsi que pour faute de l’Etat du fait de l’avis du service des domaines (3.), car le Tribunal a jugé que la société n’avait pas établi la réalité de ses préjudices.

La société Klécar a alors interjeté appel de ces trois jugements devant la Cour administrative d’appel de Versailles qui a rendu son arrêt le 31 janvier 2024. C’est l’arrêt ci-après commenté.

I. Sur l’annulation du jugement ayant rejeté la requête tendant à l’annulation de la délibération emportant modification du périmètre de la ZAC

En appel, la Cour a considéré que la modification du périmètre de la ZAC, quelques mois après la mise en œuvre par la société Klécar de son droit de délaissement auprès de la commune, avait pour objectif de faire obstacle au droit de délaissement de la société Klécar, car le prix du bien, qui devait être initialement fixé par le juge de l’expropriation selon la méthode de valorisation par capitalisation de revenu, méthode traditionnellement appliquée, allait vraisemblablement être bien supérieur de dix voire quinze millions par rapport à l’estimation de l’avis du service des domaines selon la méthode de comparaison réalisée, ayant justifié initialement la décision de préemption. Sur ce point, la Cour a rappelé que la commune faisait valoir que la modification du périmètre de la ZAC était justifiée par le fait que son projet aurait évolué compte tenu notamment de ce que le secteur fera l’objet d’une opération de renouvellement urbain (ORT) liée au dispositif « Action Cœur de Ville ».

Toutefois, la Cour relève qu’à la date de la délibération arrêtant le principe de la modification du périmètre de la ZAC, la commune n’avait réalisé aucune étude sur cette nouvelle opération d’aménagement, et que le dossier de création de la ZAC modifié ne comprenait pas davantage d’étude d’impact de la modification du périmètre envisagée, et la Cour a d’ailleurs relevé que ce dossier était particulièrement lapidaire sur les motifs justifiant la modification du périmètre excluant la Madeleine.

En outre, la Cour a jugé qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que le projet de transfert du centre commercial de la Madeleine dans le nouveau complexe prévu au Nord de l’avenue Jean Mermoz avait été abandonné à la date de la délibération litigieuse modifiant le périmètre. Et la Cour précise que la commune n’a jamais expliquée comment elle entendait procéder au transfert des commerces en excluant le centre commercial de la Madeleine de la ZAC, ni en quoi cette modification du périmètre était de nature à simplifier la réalisation de ce transfert des commerces ou de l’opération d’aménagement.

De plus, selon la Cour, aucun élément ne corrobore une quelconque modification du projet sur le centre commercial de la Madeleine qui devait être transformé en logements. Plus encore, la commune soutenait que la modification du périmètre de la ZAC avait été décidée en raison de l’abandon par la société liée par la promesse de vente avec la société Klécar de son projet de création d’un complexe commercial à la suite de l’avis défavorable de la commission nationale d’aménagement commercial (CNAC). Or, selon la Cour, ces déclarations du maire n’étaient pas corroborées par des pièces du dossier car la société qui devait acquérir les biens de la société Klécar n’avait abandonné son projet qu’en 2019, soit un an après le lancement de la modification du périmètre de la ZAC et trois ans après la décision de la CNAC.

Enfin, la Cour confirme qu’une modification du périmètre compte tenu de l’impossibilité pour une commune d’assurer le financement de l’opération, notamment en raison du décalage entre les sources de financement et la mise en œuvre du droit de délaissement par les propriétaires dont les biens sont compris au sein de la ZAC, est possible. Cependant, la Cour a remarqué, en l’espèce, d’une part, qu’un tel motif n’a jamais été évoqué par la Commune pour justifier la modification du périmètre de la ZAC, et, d’autre part, que le projet d’aménagement n’avait pas été modifié.

Par conséquent, pour toutes ces raisons, la Cour administrative d’appel de Versailles a jugé que la modification du périmètre de la ZAC a été décidée par la commune dans l’unique but de faire obstacle au droit de délaissement de la société Klécar et est donc entachée d’un détournement de pouvoir. Le jugement de première instance a donc été annulé. En conséquence, la délibération doit être considérée comme ayant toujours existé, de sorte que la société Klécar retrouve son droit de délaissement, et le juge de l’expropriation doit désormais constater le transfert de propriété des biens de la société Klécar vers la commune et doit en fixer le prix.

II. Sur l’annulation du jugement ayant rejeté le recours de plein contentieux tendant à l’engagement de la responsabilité de la commune et de la SPL pour la préemption

A tout préalable, la Cour rappelle que la circonstance qu’un requérant se serait désisté d’un recours en annulation à l’encontre d’une décision de préemption, lequel correspond à un simple désistement d’instance, n’empêche pas ledit requérant d’exercer un recours indemnitaire à l’encontre de l’auteur de la décision de préemption devant le juge administratif de plein contentieux. Au fond, la Cour rappelle que la circonstance que la décision de préemption était fondée sur un projet d’aménagement pour lequel la ZAC n’était pas encore créée à la date de la décision de préemption, mais a été actée trois mois plus tard, n’est pas de nature à remettre en cause la réalité du projet d’aménagement qui s’apprécie à la date de la décision de préemption.

Ensuite, la Cour considère que la décision de préemption n’avait pas pour objet de mettre fin à l’activité économique du centre commercial de la Madeleine mais de le transférer au Nord de l’avenue Jean Mermoz dans le cadre d’un projet de réaménagement de la ZAC, et remplacer le centre commercial de la Madeleine par des logements. A cet égard, la Cour estime qu’un tel objectif répond aux finalités de l’article L.300-1 du Code de l’urbanisme.

En outre, la Cour relève également que la circonstance que l’avis des Domaines était de 80 % inférieur au prix de la promesse de vente – et était manifestement sous-évalué – est, par elle-même, sans incidence sur la légalité de la décision de préemption et ne révèle pas l’absence d’intérêt général du projet.

Enfin, selon la Cour, l’objectif de la préemption n’était pas d’acquérir le bien mais d’empêcher la réalisation de la promesse de vente afin que l’hypermarché soit implanté dans le futur centre commercial souhaité par la commune a des conditions financières plus avantageuses. En particulier, la Cour rappelle ici le fait que la commune et la SPL ont disposé de deux évaluations des services des domaines particulièrement avantageuses selon la méthode de comparaison, méthode qui est pourtant rarement appliquée dans ce type de vente. Le prix de la préemption suivant l’avis des domaines correspondait en effet à 1/5ème du prix de la promesse de vente. Aussi, la Cour a relevé que la commune avait déjà acté avec Carrefour l’installation d’un hypermarché dans son nouveau centre commercial, de sorte que le transfert du centre commercial paraissait inéluctable.

Par conséquent, la Cour a jugé que la société Klécar était fondée à soutenir que la décision de préemption n’avait pas pour objet d’acquérir le bien mais de rompre la promesse de vente qu’elle avait conclue avec une autre société pour la vente de ses locaux commerciaux, de manière à pouvoir acquérir ultérieurement son bien à moindre coût et, de façon générale, à tirer vers le bas les prix de toutes les acquisitions à venir dans cette zone de la Madeleine.  La décision de préemption est donc entachée d’un détournement de pouvoir de nature à engager la responsabilité à la fois de la SPL et de la commune. La responsabilité solidaire de la SPL et de la commune pouvait donc être engagée.

III. Sur l’annulation du jugement ayant rejeté la requête en responsabilité pour faute de l’Etat du fait de la méthode d’évaluation retenue par le service des domaines

Pour rappel, le prix de la décision de préemption a été pris sur la base d’une estimation du service des domaines à 5,3 millions d’euros, conformément à la méthode d’évaluation par comparaison. Or, la Cour a relevé que cette méthode d’évaluation n’était pas pertinente en l’espèce car une telle vente est en réalité évaluée par application de la méthode de la valorisation par capitalisation du revenu. A ce titre, la Cour rappelle que les services des domaines avaient évalué le bien en 2018 selon la méthode par capitalisation de revenu pour aboutir à une évaluation de 15,3 millions d’euros, soit près de trois fois le prix découlant des avis de 2012 et 2014 fondés sur la méthode par comparaison, sans que la différence ne puisse s’expliquer par la seule date d’évaluation.

Au surplus, la Cour a relevé que les biens ayant servi de termes de comparaison n’étaient généralement pas appropriés car ne se situaient pour la plupart pas dans des galeries commerciales. Partant, la Cour a considéré qu’en s’abstenant d’évaluer les biens de la société Klécar selon la méthode de la valorisation par capitalisation du revenu ou, du moins, en s’abstenant de croiser l’évaluation réalisée selon la méthode par comparaison avec celle de la valorisation par capitalisation du revenu, le service des domaines avait commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

La Cour a retenu l’Etat, d’une part, la SPL et la commune, d’autre part, comme étant responsables à 50 % chacun du préjudice subi par la société Klécar. Quant à l’évaluation des préjudices de la société Klécar, la Cour administrative d’appel de Versailles a prononcé un sursis à statuer le temps que le juge de l’expropriation prononce le transfert de propriété et fixe le prix résultant de l’exercice du droit de délaissement.