Droit pénal et de la presse
le 14/09/2023

Cour européenne des droits de l’Homme et droit à l’oubli

CEDH, 4 juillet 2023, Hurbain c/ Belgique

Le 4 juillet 2023 a été rendu un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) sur le sujet, ô combien d’actualité, du « droit à l’oubli » – notion sur laquelle la Cour de justice de l’Union européenne (à ne pas confondre avec la présente Cour européenne des droits de l’Homme) s’est également elle-même largement prononcée depuis 2014 (CJUE 13 mai 2014, Google Spain c/ Agencia Espanola de Protection de Datos, C-131/12) sur un volet distinct mais complémentaire de la désindexation de contenu licite auprès d’un moteur de recherche.

Rappelons qu’à travers ce droit, « ce n’est pas la licéité de l’article lors de sa première parution qui est mise en cause en l’espèce mais sa mise à disposition sur l’internet et la possibilité d’accès à cet article longtemps après les faits » (CEDH, 22 juin 2021, requête n° 57292/16, §90).

En l’espèce, le directeur de publication d’un quotidien belge – pas un moteur de recherche – avait été condamné par les juridictions belges à anonymiser les archives en ligne d’un article référencement le nom d’un conducteur responsable d’un accident mortel de la route survenu en 1994. Le conducteur visé arguait que l’article apparaissait lorsque son nom était entré dans un moteur de recherche en ligne, ce qui portait atteinte à sa réputation et à sa situation professionnelle. Les juridictions internes avaient fait droit à sa demande. Dès lors, le directeur la CEDH déposait une requête au visa de l’article 10 de la convention, relatif à la liberté d’expression et ses limites.

La Cour rappelle d’abord que le droit à l’oubli est une composante du droit à la vie privée protégé par l’article 8 de la CEDH (§188) et le définit ainsi : « le droit à l’oubli repose sur l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de cette personne. En cherchant à faire disparaître ces informations, les intéressés veulent éviter de se faire reprocher indéfiniment leurs actes ou déclarations publiques antérieures et cela dans des contextes variables, tels que, par exemple, l’embauche ou les relations d’affaires » (§191).

La Cour a ensuite considéré que la condamnation du directeur de publication constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression – conclusion logique d’autant que la Constitution belge protège la liberté d’expression.

Elle devait alors répondre à la seconde question, celle de savoir si cette ingérence était « rendue nécessaire dans une société démocratique » au regard de la mise en balances des deux corpus juridiques habituels et d’égale valeur, à savoir les droits d’autrui (vie privée, réputation) et le droit à la liberté d’expression ; en l’espèce, elle considérait que l’anonymisation du nom était une ingérence rendue nécessaire ; et à cet effet, la Cour nous indique contrôler le cheminement juridique des juges internes sur la base des critères suivants :

  • la nature de l’information ;
  • le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ;
  • l’intérêt contemporain de l’information ;
  • la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ;
  • les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ;
  • le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques ;
  • l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse.

L’arrêt est certes rendu dans le contexte légal du droit belge ; mais la portée de la décision – le cheminement juridique que doivent retenir les juges internes – reste bien évidemment transposable à notre droit interne – c’est l’intérêt même du droit européen.

Par ailleurs, l’arrêt est certes rendu en matière « d’archives électroniques d’une publication plutôt que sa version initiale » (§202). Mais la CEDH confirme qu’elle s’est « appuyée sur les critères classiques examinés dans des affaires relatives à des publications initiales et résumés dans l’arrêt Axel Springer AG (précité, §§ 89-95) : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée au requérant ».

D’ailleurs, la Cour nous confirme également que « les mêmes critères avaient été pris en compte par la Cour par le passé dans des affaires ayant trait à des demandes d’altération du contenu d’une archive de presse numérique (Fuchsmann, précité, § 34, et M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 96) » ; ce que la Cour avait du reste rappelé dans une affaire similaire : « de l’avis de la Cour, les critères qui doivent être pris en compte quand est concernée la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée sont en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour dans le cadre d’une publication initiale. Certains d’entre eux peuvent toutefois revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce et au passage du temps » (CEDH, 22 juin 2021, requête n° 57292/16, §104).

Au final, la démarche de proportionnalité est quasiment similaire (avec des variantes toutefois), qu’il s’agisse d’article initial ou d’archive numérique, que cette requête du droit à l’oubli soit présentée à l’éditeur de contenu ou aux moteurs de recherche (cf. CJUE 13 mai 2014, Google Spain c/ Agencia Espanola de Protection de Datos, C-131/12, §81, 93 et 97).

Dans ce cadre, un socle commun de critères se dégage :

  • La nature de l’information en question (dont sa contribution au débat d’intérêt général) ;
  • Sa sensibilité ou son impact sur la vie privée de la personne ;
  • La notoriété de la personne requérante au droit à l’oubli ou son rôle joué dans la vie publique.

Et… surtout… le temps écoulé – indice premier et fondamental permettant d’écarter le critère opposé de la pertinence à maintenir en ligne une information ancienne et privée de contemporanéité.