Dans quelle mesure un acheteur peut-il, à l’issue d’un concours de maîtrise d’œuvre, attribuer le marché à un lauréat différent de celui qui avait été désigné par le jury de concours ?
C’est à cette question que vient répondre le Conseil d’Etat, par sa décision en date du 30 juillet 2024, mentionnée aux tables du recueil Lebon, rendue dans le cadre d’un contentieux en contestation de validité d’un marché de maîtrise d’œuvre pour la réhabilitation d’une ancienne caserne militaire et sa reconversion pour accueillir une médiathèque et des archives intercommunales. Dans cette affaire, le groupement d’entreprises classé en première position par le jury avait été écarté par l’acheteur, en l’occurrence la communauté d’agglomération Valence Romans Agglo, au profit du groupement qui avait été classé par ce même jury en deuxième position. Le groupement évincé a donc saisi la juridiction administrative d’un recours tendant, d’une part, à contester la validité du marché ainsi attribué et, d’autre part, à être indemnisé du préjudice subi du fait de son éviction.
Bien que débouté de ses demandes en première instance, le groupement requérant a obtenu partiellement gain de cause en appel. En effet, la Cour administrative d’appel de Lyon a, par son arrêt n° 20LY00105 du 24 novembre 2022, posé le principe selon lequel l’acheteur ne pouvait s’écarter de l’avis du jury qu’à condition d’être en mesure de justifier que les motifs qu’il privilégie « doivent manifestement prévaloir sur le classement établi » par le jury ; ensuite, elle a jugé qu’en l’espèce, une telle justification n’avait pas été apportée et que l’inversion de classement opérée par la communauté d’agglomération par rapport à l’avis du jury était donc irrégulière. La Cour administrative d’appel en a conclu que les membres du groupement requérant avaient le droit d’être indemnisés du préjudice résultant de leur éviction, tout en rejetant leur demande tendant à l’annulation ou la résiliation du marché attribué, dès lors que celui-ci avait déjà été entièrement exécuté.
Saisi d’un pourvoi par la communauté d’agglomération, le Conseil d’Etat commence par rappeler le contenu des dispositions relatives au jury de concours en vigueur à l’époque (article 8 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 et article 88 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016) puis en déduit le principe suivant :
« Il résulte de ces dispositions que l’acheteur n’est pas tenu de suivre l’avis émis par le jury du concours et qu’il peut, notamment, porter son choix sur un candidat ayant participé au concours autre que celui classé premier par le jury. ».
Par suite, le Conseil d’Etat considère que la Cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en obligeant l’acheteur qui souhaite s’écarter de l’avis du jury à justifier que l’offre qu’il retient est manifestement meilleure que celle proposée par celui-ci, dès lors qu’une telle obligation ne résulte ni des dispositions précitées ni d’aucun autre principe général. En d’autres termes, là où la Cour administrative d’appel avait, par une approche « finaliste », considéré que l’esprit de la réglementation prescrivait implicitement à l’acheteur de suivre l’avis du jury de concours, sauf à démontrer que cet avis était manifestement erroné, le Conseil d’Etat retient une approche plus « littérale » selon laquelle une telle prescription ne pouvait être imposée à l’acheteur dès lors qu’elle ne figurait pas dans le décret et ne pouvait se déduire d’aucun autre principe textuel ou jurisprudentiel.
Pour autant, ainsi que le rappelle la décision, le choix de l’acheteur demeure soumis au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Et, en l’occurrence, le Conseil d’Etat, statuant au fond après avoir annulé l’arrêt, constate que la communauté d’agglomération n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en rejetant l’offre du groupement requérant au motif que le prix de celle-ci dépassait substantiellement l’enveloppe prévisionnelle fixée et nécessiterait de lourdes adaptations fonctionnelles ; par ailleurs, il écarte comme infondé le moyen selon lequel l’offre retenue aurait été irrégulière en raison d’une sous-évaluation du coût des travaux ; en conséquence, il rejette les demandes indemnitaires du groupement requérant.