Contrats publics
le 14/11/2024

Compte bancaire frauduleux : le débiteur public ne peut pas invoquer la théorie civiliste du « créancier apparent » dans le cadre de l’exécution d’un contrat administratif

CE, 21 octobre 2024, n° 487929

Par une décision en date du 21 octobre 2024[1], le Conseil d’Etat a eu l’occasion de répondre à une question inédite s’agissant du paiement des sommes dues en exécution d’un contrat administratif, réalisé sur un compte bancaire frauduleux.

Dans cette affaire, l’établissement public du Grand Port Maritime de Bordeaux avait conclu un marché de fourniture et de mise en service d’une grue à tour sur portique, et avait procédé aux différents règlements prévus par le cahier des clauses administratives du marché. Toutefois, il s’est avéré que ces versements (d’un montant total de plus d’un million d’euros !) avaient été réalisés sur un compte bancaire frauduleux. Le titulaire du marché n’ayant, de ce fait, pas été payé pour la réalisation de ses prestations, celui-ci a adressé une réclamation au pouvoir adjudicateur.

Le Grand Port Maritime de Bordeaux estimant que les paiements qu’il avait déjà réalisés étaient libératoires, la société a saisi le Tribunal administratif de Bordeaux qui, par un jugement du 29 mars 2021, a condamné le Grand port maritime à payer à la société la somme de 1.095.048 euros, assortie des intérêts moratoires établis selon une majoration de huit points du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, ainsi que la somme de 120 euros au titre de l’indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement.

Estimant que la théorie du « créancier apparent » figurant à l’article 1342-3 du Code civil – et selon laquelle « le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable » – était applicable, le Grand port maritime de Bordeaux a interjeté appel afin qu’il soit considéré que l’escroc était un créancier apparent, et qu’en conséquence, les paiements qu’il avait déjà faits de bonne foi étaient valables et libératoires. Toutefois, par un arrêt en date du 4 juillet 2023, la Cour administrative d’appel de Bordeaux n’a pas suivi ce raisonnement et a considéré que les dispositions de l’article 1342-3 du Code civil n’étaient pas applicables en cas d’usurpation d’identité frauduleuse et, qu’en toute hypothèse, un escroc n’était pas un créancier apparent.

Saisi d’un pourvoi par l’établissement public, le Conseil d’Etat pose le principe selon lequel la théorie du créancier apparent n’est pas applicable aux contrats administratifs, et que la personne publique est tenue de procéder au paiement des sommes dues quand bien même son cocontractant aurait commis des manquements ayant rendu possible l’escroquerie :

« En deuxième lieu, il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d’un contrat administratif en application des stipulations contractuelles, ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d’une fraude tenant à l’usurpation de l’identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces derniers soient renouvelés entre les mains du véritable créancier. La personne publique ne peut ainsi utilement se prévaloir, pour contester le droit à paiement de son cocontractant sur un fondement contractuel, ni des dispositions de l’article 1342-3 du Code civil relatives au créancier apparent, qui ne sont pas applicables aux contrats administratifs, ni des manquements qu’aurait commis son cocontractant en communiquant des informations ayant rendu possible la manœuvre frauduleuse ».

En effet, dans ses conclusions, le Rapporteur public Nicolas Labrune justifiait cette position par des considérations relatives aux spécificités de la dépense publique, et relevait plus particulièrement que le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique imposait à la personne publique effectuant un paiement de vérifier la régularité de ce paiement, et qu’elle ne pouvait donc procéder à un paiement sur la base des seules apparences. Il relevait, en outre, que ce décret ne renvoyait pas aux dispositions de l’article 1342-3 du Code civil.

La personne publique qui, en raison d’une usurpation d’identité, a réglé les sommes dues au titre d’un contrat de la commande publique sur un compte bancaire frauduleux, est donc tenue de renouveler les versements au profit du véritable créancier.

Toutefois, dans la décision commentée, le Conseil d’Etat ajoute que :

« En revanche, la personne publique, si elle s’y croit fondée, peut rechercher, outre la responsabilité de l’auteur de la fraude, celle de son cocontractant, en raison des fautes que celui-ci aurait commises en contribuant à la commission de la fraude, afin d’être indemnisée de tout ou partie du préjudice qu’elle a subi en versant les sommes litigieuses à une autre personne que son créancier. Le juge peut, s’il est saisi de telles conclusions par la personne publique, procéder à la compensation partielle ou totale des créances respectives de celles-ci et de son cocontractant ».

Dès lors, dans l’hypothèse où le cocontractant aurait commis des manquements rendant possible l’escroquerie, la personne publique devra bien veiller à présenter des conclusions en indemnité dirigées contre son cocontractant, afin que le Juge procède, s’il a lieu, à la compensation des créances respectives de la personne publique et de son cocontractant.

 

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[1] CE, 21 octobre 2024, Grand Port Maritime de Bordeaux, req. n° 487929