Projets immobiliers publics privés
le 13/04/2023

C’est une vraie boucherie : sur la croisette, quel juge pour trancher la modification du périmètre du domaine privé (et ses conséquences pécuniaires) ?

Tribunal des conflits, 13 mars 2023, n° 4260

« Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Cette bouchée de Roi juridique nous vient de l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790, toujours en vigueur. Son lien avec la société à responsabilité limitée Boucherie Cannoise, en 2023 ?

La Ville du festival délibère pour acquérir son fonds de commerce, puis se rétracte. La moutarde – & cinéma – monte au nez de la cédante, qui n’avait pas fait tout ça que pour des prunes. Elle demande 659.025,48 euros en réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi au Tribunal administratif de Nice.

La ville de Cannes fait valoir qu’il appartient au juge judiciaire de trancher le litige. Impossible de ménager la chèvre et le chou : le Tribunal des Conflits est saisi. Devant quel juge danser la carioca ?

Par une décision rendue le 13 mars 2023, deux enseignements nous sont livrés. D’une part, l’acte par lequel une personne publique (délibération, décision, etc.) modifie le périmètre ou la consistance de son domaine privé ne se rapporte pas à la gestion de ce domaine : sa contestation ressortit à la compétence du juge administratif.

D’autre part, il en va de même du refus de prendre un tel acte ou de son retrait, ainsi que du litige par lequel est recherchée la responsabilité de cette personne publique.

« Être comme pain et beurre » : le domaine privé relève en principe du juge judiciaire.

Formulé clairement depuis 2010, la dévolution aux juridictions judiciaires des litiges en lien la gestion du domaine privé est acquise. Ainsi :

« La contestation par une personne privée de l’acte, délibération ou décision du maire, par laquelle une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu’en soit la forme, dont l’objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n’affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire ; qu’il en va de même de la contestation concernant des actes s’inscrivant dans un rapport de voisinage » [1].

Il en va également de même d’une situation contractuelle (conclusion, négociation et résiliation) ainsi que des actes de gestion courante[2].

Voici quelques exemples concrets. Les litiges relatifs à :

  • la décision de ne pas renouveler un bail[3];
  • la délibération accordant l’autorisation d’accéder à une propriété par une parcelle communale[4], ou encore le refus d’autoriser l’ouverture d’un passage entre une parcelle dont un exploitant agricole est propriétaire et une parcelle relevant du domaine privé communal[5];
  • le titre exécutoire relatif à une alimentation en eau d’une maison réalisée par un captage souterrain[6];
  • la chute d’un enfant dans une carrière désaffectée située dans une forêt domaniale[7].

sont confiés aux juges judiciaires.

Mais le juge administratif n’est jamais loin.

« Savoir mettre de l’eau dans son vin » : le domaine privé peut parfois relever du juge administratif.

A contrario, et comme l’illustre (et le rappelle) notre exemple cannois, les actes de disposition, c’est-à-dire ceux affectant le périmètre et la consistance du domaine privé (vente, donation, démembrement, etc.), relèvent du juge administratif[8].

Ici, et pour mémoire, la Ville de Cannes devait acquérir un fonds de commerce et ainsi augmenter l’actif de son patrimoine, avant de se rétracter.

Plus généralement, le juge des conflits confie donc au juge administratif le soin de protéger le domaine privé[9].

D’ailleurs, dans une espèce pas si éloignée de notre situation cannoise et dès 1982, le Conseil d’Etat a jugé illégale une délibération par laquelle un Conseil municipal décidait de ne plus procéder à l’aliénation d’un terrain, après avoir accepté le principe de la vente sans condition[10].

En revanche, et de manière plus inédite, le Tribunal des Conflits dans la décision commentée précise :

« Il en va de même […] du litige par lequel est recherchée la responsabilité de cette personne publique à raison d’un tel acte, du refus de le prendre ou de son retrait ».

Une telle ligne n’est pas sans lien avec l’orientation juridictionnelle selon laquelle le comportement fautif de l’administration, lorsqu’il cause un dommage à l’occasion de la gestion du domaine privé, relève de la compétence du juge administratif[11].

Autrement dit, les conséquences pécuniaires tirées de la faute commise lors de la mise en œuvre d’actes de disposition (rétractation, rupture des négociations, maladresse, etc.) passent par la case « Tribunal administratif ».

Cette précision est bienvenue[12] et après avoir clarifié tout ceci, il ne peut plus rien nous arriver d’affreux maintenant.

Thomas MANHES,

avocat associé SEBAN ARMORIQUE

 

[1] T. confl., 22 nov. 2010, SARL Brasserie Théâtre c/ Commune de Reims : n° 3764 : relève par conséquent de la compétence du juge judiciaire l’acte par lequel le maire d’une commune refuse à une société exploitant la brasserie d’un théâtre le renouvellement du titre d’occupation de locaux dépendant de l’immeuble abritant le théâtre municipal consenti par une convention ne comportant aucune clause exorbitante et non détachable de la gestion du domaine privé.

[2] T. confl. 18 juin 2001, Lelaidier c/ Ville de Strasbourg : n° 3241 : ici, la gestion du domaine forestier à seule fin de procéder à la vente de bois abattu et façonné révèle une activité de gestion de son domaine privé.

[3] T. confl., 17 avr. 2000, Pourquier : n° 3178 ; T. confl., 22 nov. 2010, SARL Brasserie Théâtre c/ commune de Reims : n° 3764, préc.

[4] CAA Marseille, 1er déc. 2015 : n° 14MA00739.

[5] CE, 6 mai 1996, Formery : n° 151818.

[6] CAA Nancy, 1re ch., 18 févr. 2016 : n° 15NC00883 (un procès pour faire ses choux gras – montant du litige : 50 euros).

[7] Le légendaire CE, sect., 28 nov. 1975, Abamonte c/ ONF : n°90772, Lebon.

[8] Pour la solution contraire, ayant évidemment fait l’objet d’un revirement depuis : T. confl., 7 déc. 1970, n° 01961, Lebon.

[9] Certains contentieux sont d’ailleurs dévolus au juge administratif par l’effet d’un texte : la cession des biens immobiliers de l’Etat (art. L. 3231-1 du Code général de la propriété des personnes publiques), ou encore les litiges nés des contributions spéciales pour les dégradations apportées aux chemins ruraux (art. L. 161-8 du Code rural et de la pêche maritime), par exemple.

[10] CE, 8 janv. 1982, Hostetter : n°21510, Lebon T. ; a contrario, CE, 8e – 3e ch. réunies, 25 juin 2018 : n° 402078, pour une commune revenant sur la vente d’une parcelle, cette dernière n’ayant toutefois pas encore été déclassée et relevait toujours du domaine public.

[11] T. confl., 9 déc. 2019, n° C4170 : « sauf dispositions législatives contraires, la responsabilité qui peut incomber à l’État ou aux autres personnes morales de droit public en raison des dommages imputés à leurs services publics administratifs est soumise à un régime de droit public et relève en conséquence de la juridiction administrative ».

[12] Elle laissera néanmoins derrière elle quelques décisions douteuses, à l’instar d’un arrêt récent de la Cour d’appel de Grenoble confiant au juge judicaire le soin d’étudier les conclusions reconventionnelles de l’acheteur tendant « à obtenir l’indemnisation des préjudices dont elles soutiennent être victimes du fait précisément de l’action en rescision pour lésion initiée par cette commune » (CA Grenoble, 25 oct. 2022, commune de Noyarey : n°22/01182.