Contrats publics
le 16/03/2023

Cartel, ombrelle et préjudice

CAA Paris, 17 février 2023, n° 14PA02419

Il est désormais de jurisprudence constante qu’une personne publique victime de pratiques anticoncurrentielles peut saisir le Juge administratif en vue de la réparation du préjudice subi du fait de cette entente.

Un récent arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Paris, le 17 février 2023, apporte certaines précisions relativement à la méthode d’évaluation du préjudice subi par un acheteur public victime d’une entente anticoncurrentielle sur les prix (CAA Paris, 17 février 2023, req. n° 14PA02419).

Au cas de l’espèce, il revenait plus particulièrement au juge administratif de se prononcer sur le montant de l’indemnisation de la SNCF, qui avait introduit un recours indemnitaire en 2013 en vue d’obtenir la réparation du surcoût supporté sur l’achat de ses équipements professionnels à base de carbone et de graphite, qu’elle estimait imputable aux sociétés membres d’un cartel qui avaient été condamnées en 2004 par la Commission des communautés européennes pour s’être entendues sur les prix de vente de ce type de produits, entre octobre 1988 et décembre 1999 (décision 2004/420/CE).

Si le Tribunal administratif de Paris a d’abord rejeté sa demande (TA Paris, 1er avril 2014, req. n° 1308641, 1301400), la Cour administrative d’appel de Paris a ensuite annulé ce jugement par un arrêt avant dire droit en date du 13 juin 2019 et, avant de statuer sur l’évaluation du préjudice subi, a ordonné la réalisation d’une expertise afin d’évaluer les surcoûts subis par la SNCF au cours de la période de responsabilité, sur la base d’une estimation par extrapolation des données disponibles concernant ses achats de balais et de bandes d’usure en carbone et graphite pour les pantographes de ses trains, réalisés auprès des sociétés appartenant au cartel, de leurs filiales, et d’autres fournisseurs, en comparant les coûts supportés sur ces deux catégories de produits, et ceux qui auraient dus l’être en l’absence d’entente.

Par une décision en date du 12 octobre 2020, le Conseil d’Etat admettait l’action indemnitaire introduite par la SNCF, et considérait qu’il y avait lieu de retenir la responsabilité solidaire des membres de l’entente, y compris en raison de la hausse des prix pratiqués par l’un de ses cocontractants, qui n’avait pas participé à l’entente (CE, 12 octobre 2020, req. n° 432981, 433423, 433477, 433563, 433564). Les affaires ont été renvoyées à la Cour administrative d’appel de Paris.

L’arrêt commenté présente donc deux intérêts :

  • Il met en application le principe selon lequel l’acheteur peut demander la réparation du préjudice subi en raison de « la théorie de l’effet ombrelle », c’est-à-dire lorsqu’il a subi une hausse des prix pratiqués par l’un de ses cocontractants, qui n’a pas participé à l’entente anticoncurrentielle, mais qui a été obligé d’augmenter ses prix pour s’aligner sur ceux pratiqués par les membres du cartel ;
  • Il donne également d’utiles précisions quant à la méthode d’évaluation du préjudice subi par l’acheteur.

D’une part, la Cour rappelle que toute personne ayant subi un préjudice causé par une entente anticoncurrentielle a le droit d’en obtenir la réparation, et précise que cette réparation consiste à placer la partie lésée dans une situation où elle se serait trouvée si l’infraction ne s’était pas produite, et que l’estimation des taux de surprix repose sur la comparaison des prix effectivement payés par la victime, et des prix contrefactuels qu’elle aurait payé en l’absence de cartel, « tant auprès de sociétés ayant participé à l’entente que d’entreprises tierces ».

D’autre part, la Cour rappelle que seuls les achats en lien avec le fait générateur fautif survenu au cours de la période d’existence du cartel sont affectés par les pratiques anticoncurrentielles, et considère donc qu’il y a lieu de retenir la somme des achats effectués en application des contrats conclus entre octobre 1988 et décembre 1999 (période retenue par la décision de la commission) ainsi que ceux effectués en 2000 et 2001, en exécution des contrats-cadres conclus pendant la période de cartel.

Il en ressort que les membres d’une entente anticoncurrentielle peuvent être tenus de réparer un préjudice qui s’étend, temporellement, au-delà de la période durant laquelle cette entente existait.

A cet égard, l’arrêt précise que « cette méthode ne prolonge pas la période de responsabilité définie par la Commission, puisqu’elle n’est que la conséquence des modalités de passation des marchés à bons de commandes et du caractère pluriannuel des contrats signés pour les achats de la SNCF ».

Enfin, la Cour se penche sur la question des achats effectués auprès d’entreprises « non-cartellistes » ayant bénéficié des effets d’ombrelles sur leurs prix.  Elle déduit alors de l’assiette du préjudice le montant des commandes passées avec une société sur une période où il n’était pas établi qu’elle avait bénéficié de l’ombrelle du cartel pour pouvoir augmenter ses prix, et lui intègre au contraire tous les achats effectué par la SNCF auprès d’une autre société qui était « certes non membre du cartel, mais qui, en sa qualité de fournisseur, était durant toute la période sous le contrôle du cartel, [et] a pratiqué des prix fixés, délibérément ou non, à un niveau supérieur à celui résultant de conditions normales de concurrence ».

En somme, cette décision met donc une nouvelle fois en lumière le souci du juge administratif de protéger les personnes publiques victimes de telles pratiques, et l’extension de la responsabilité des membres d’une entente aux effets d’ombrelle sur les prix. Plus globalement, cet accueil bienveillant de l’action indemnitaire de la personne publique atteste de la volonté du juge administratif de préserver l’ordre public concurrentiel, et d’ériger le contentieux administratif comme levier de dissuasion des comportements anticoncurrentiels.