Droit de la construction et assurances
le 22/05/2025
Marie PICARD
Louis LE PALLEC

L’engagement de la responsabilité de l’Expert judiciaire, tentative de la dernière chance pour le maître d’ouvrage débouté de son action en garantie décennale ?

CA, 19 mars 2025, n° 23-17.696

Si la jurisprudence civiliste reconnait l’existence d’une action ouverte à l’encontre de l’Expert judiciaire fondée sur les règles de droit commun de la responsabilité civile, elle ne donne encore que peu d’exemples des conditions dans lesquelles la responsabilité de l’Expert judiciaire est recherchée mais encore admise.

Cet arrêt vient donner une illustration intéressante de la qualification de la faute de l’expert à raison des insuffisances de ses opérations et de la perte de chance consécutive du maître d’ouvrage de rechercher utilement la responsabilité des constructeurs sur le fondement de la garantie décennale. La Cour de cassation vient par ailleurs confirmer les modalités de computation du délai de prescription de cette action.

Les faits étaient les suivants : Une maison avait été édifiée en 1990, avant d’être vendue en 1997. L’acquéreur, constatant l’apparition de désordres se matérialisant par des fissurations de la dalle principale des défauts d’étanchéité, sollicite une expertise en référé en 2000. L’expert désigné dépose son rapport en 2003, sur la base duquel le propriétaire assigne les constructeurs notamment sur le fondement de la garantie décennale, demande qui sera successivement rejetée en première instance, en appel et en cassation en 2013.

Pour ce faire, les juges du fond ont notamment considéré que les conclusions de l’expert, formulées de façon non étayée et hypothétique, ne permettaient pas de caractériser l’existence d’une atteinte à la solidité de l’ouvrage, dans le délai décennal.

Précisons que la demanderesse, qui s’était opposée pendant les opérations d’expertise à la réalisation de sondages destructifs, avait cependant fait établir, vraisemblablement pour les besoins de la démonstration du caractère décennal des désordres en cours d’instance, des procès-verbaux de constats par commissaires de justice postérieurs au rapport, lesquels mettaient en évidence que les désordres affectant le bien présentaient un caractère évolutif et affectaient la stabilité de l’ouvrage, mais avait encore demandé un complément d’expertise judiciaire avant dire-droit.

La Cour de cassation saisie du pourvoi confirme le raisonnement des juges du fond qui avait estimé que la preuve des éléments nécessaires à l’engagement de la responsabilité des constructeurs n’était pas rapportée par la demanderesse, la Cour d’appel ayant pris soin de souligner notamment les biais du rapport d’expertise « Attendu qu’ayant relevé que l’expert, qui avait affirmé que les désordres avaient pour cause commune possible un mouvement de la dalle de fondations et une non-conformité de cette même dalle, n’avait procédé à aucun sondage, la Cour d’appel qui, appréciant souverainement les éléments de preuve qui lui étaient soumis, a pu retenir que la construction d’une dalle radier par la société Arbotech apparaissait conforme aux prescriptions du cabinet CFEG, […] en a justement déduit que les demandes de Mme X… ne pouvaient être accueillies ; »[1].

En désespoir de cause, le propriétaire décide d’assigner en 2017, l’Expert judiciaire au titre de la perte de chance d’obtenir la condamnation des constructeurs à l’indemniser des désordres. Si en première instance les juges écartent ces demandes, considérant que l’action à l’encontre de l’expert est prescrite, la Cour d’appel considère quant à elle que non seulement l’action n’est pas prescrite, mais également que la demanderesse justifiait de l’existence d’une probabilité qu’il soit fait droit à ses demandes dirigées contre les constructeurs, éventualité disparue du fait des imprécisions et conclusions hypothétiques des opérations d’expertise.

La Cour de cassation confirme ici le raisonnement de la Cour d’appel qui s’était attachée à relever que l’action en garantie décennale avait été rejetée pour partie en considération des insuffisances du rapport de l’expert : « Dès lors que la Cour d’appel a constaté que la juridiction saisie de l’action en garantie décennale avait rejeté la demande de Mme [L] en l’absence de preuve d’un dommage portant atteinte à la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination dans le délai de dix ans et retenu que cette situation résultait pour partie du caractère hypothétique et imprécis des conclusions de l’expert, non étayées par des investigations sur la cause des désordres, elle a pu en déduire, sans être tenue d’ordonner une nouvelle expertise, que celui-ci avait commis une faute ayant fait perdre à Mme [L] une chance d’obtenir gain de cause en justice, souverainement évaluée à 40 % »

La solution apparaît certes sévère dès lors d’une part que les faits laissent apparaître que l’acquéreur avait refusé la réalisation de sondages destructifs, élément cependant pris en considération dans le calcul de la perte de chance d’obtenir gain de cause imputable à l’Expert et, d’autre part, qu’il n’a pas été fait droit au complément d’expertise sollicité par la demanderesse dans le cadre des instances tendant à la condamnation des constructeurs.

Elle est cependant bienvenue pour sensibiliser les experts judiciaires sur les attendus des chefs de mission relativement classiques qui leur sont confiés en la matière par les juridictions et la nécessité d’y répondre de manière claire et précise dans leurs rapports, de manière indépendante et impartiale.

Et ce d’autant que la responsabilité de ces derniers est susceptible d’être engagée bien après le dépôt de leur rapport.

Ainsi, la Cour de cassation, et c’est là le second intérêt de la décision, vient ici préciser le point de départ de la prescription quinquennale, qui conformément à l’article 2224 du Code civil, doit être fixé au jour « où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Faisant application de la solution retenue par la chambre mixte le 19 juillet 2024 s’agissant de la computation du délai de prescription de l’action en responsabilité civile dirigée contre un notaire[2], la première chambre civile juge ainsi que : « En application de l’article 2224 du Code civil, lorsque l’action principale en responsabilité tend à l’indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d’un droit contesté au profit d’un tiers, seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l’intéressé en mesure d’exercer l’action en réparation du préjudice qui en résulte. Il s’en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription ».

Ainsi, le point de départ du délai de prescription de l’action dirigée contre l’Expert judiciaire à raison de sa faute ayant entraîné une perte de chance pour la victime d’être indemnisée de son préjudice par les constructeurs doit être fixée à la date à laquelle une décision irrévocable est intervenue, en l’espèce, la décision rejetant le pourvoi.

Nul doute que cet arrêt incitera les experts judiciaires à faire preuve du plus grand professionnalisme dans la réalisation des investigations nécessaires à l’accomplissement de leur mission, mais encore dans la rédaction de leur rapport.

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[1] Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 3 avril 2013, 11-13.917

[2] Ch. mixte., 19 juillet 2024, pourvoi n° 20-23.527