Une actualité jurisprudentielle récente (Tribunal commercial de Paris, 16e ch., 23 septembre 2022, n° J2021000542 ; CA Paris, 30 janvier 2025, n° 22/17478 ; Cass. Com., 12 février. 2025, n° 23-11.410, FS-B[1]) vient préciser les conditions et modalités selon lesquelles les actionnaires d’une société par actions telle qu’une société anonyme ou une société par actions simplifiée peuvent décider la distribution de ses réserves ou de sommes inscrites à son report à nouveau.
L’occasion pour nous de faire le point sur les principes juridiques régissant les réserves des sociétés commerciales mais aussi d’aborder certaines spécificités des sociétés anonymes d’habitations à loyer modéré[2].
I – Les réserves et leur distribution
A / Les réserves
Les sommes portées en réserves correspondent aux bénéfices comptables constatés par une société que chaque assemblée générale ordinaire annuelle (AGOA) décide de conserver soit en application d’une disposition légale, soit en application d’une disposition de ses statuts, soit par décision de l’assemblée générale. La mise en réserves permet à la société de renforcer ses fonds propres pour financer ses investissements à venir.
On distingue ainsi :
- La réserve légale ;
- Les autres réserves prévues par la loi ou les règlements ;
- Les réserves statutaires, dont la constitution est prévue dans les statuts ;
- Les réserves indisponibles, qui ne peuvent être en conséquence distribuées ou utilisées à d’autres fins que celles décidées par l’assemblée générale les ayant constituées ;
- Les réserves libres, constituées volontairement par l’assemblée générale.
On notera que les primes d’émission et de fusion constatées lors d’opérations d’augmentation de capital ou de fusion ont également le caractère de réserves et suivent le même régime juridique.
Ces sommes sont donc, sur décision de l’assemblée générale ou de la collectivité des associés, affectées aux capitaux propres de la société dans des comptes dédiés à cet effet.
Rappelons, pour les non-initiés à la comptabilité d’engagement, que l’affectation de tout ou partie du bénéfice d’une société en réserves constitue une simple écriture comptable et qu’elle n’entraine pas l’obligation corrélative pour la société de réserver les fonds en numéraire correspondants sur un compte bancaire spécifique.
Les réserves, comme le capital social, ont comme contrepartie les biens et droits figurant à son actif, parmi lesquels figurent notamment, mais pas uniquement, la trésorerie disponible de la société.
Une fois celles-ci dotées, les réserves peuvent connaitre au cours de leur vie sociale plusieurs destins :
D’abord, lorsqu’un exercice sera déficitaire, les pertes constatées pourront être imputées sur ces réserves qui s’en trouveront alors diminuées. Ainsi, les pertes peuvent être imputées sur les réserves, y compris la réserve légale, dont l’obligation de reconstitution renaitra à l’occasion de futurs résultats bénéficiaires.
L’assemblée générale de la société peut également choisir d’incorporer des réserves au capital social, et ce, pour autant qu’aucune disposition légale, réglementaire ou statutaire ne s’y oppose.
Tel est le cas des sociétés d’habitations à loyer modéré pour lesquelles l’article L. 422-5 du Code de la construction et de l’habitation (CCH) interdit toute incorporation de réserves, sauf dérogation accordée par le ministre chargé du logement.
L’augmentation de capital par incorporation de réserves, qui pourra être réalisée soit par voie de relèvement de la valeur nominale de chaque action soit par attribution d’actions nouvelles aux actionnaires, relève de la compétence de l’assemblée générale extraordinaire qui statue toutefois aux conditions de quorum et de majorité des assemblées générales ordinaires, ainsi que le prévoit l’article L. 225-130 du Code de commerce.
Mais les réserves peuvent être, là encore sauf interdiction légale ou statutaire, distribuées aux associés de la société. C’est sur les conditions et notamment la temporalité de cette distribution qu’une controverse jurisprudentielle vient de naitre.
B/ La distribution des réserves
Les réserves peuvent présenter un caractère distribuable, à l’exception toutefois de la réserve légale et des réserves rendues indisponibles par la loi ou les statuts.
A la lecture des articles L. 232-11 et 12 du Code de commerce, aucune disposition légale ne semblait expressément autoriser ou interdire une distribution de réserves intervenant en dehors de l’assemblée générale ordinaire d’approbation des comptes annuels.
De manière relativement constante, jusqu’à présent, la doctrine et la jurisprudence considéraient que cette faculté de distribution des réserves permettait à toute assemblée générale d’y procéder et il n’était pas inhabituel de procéder à de telles distributions en dehors des assemblées générales ordinaires annuelles, en convoquant une assemblée générale ordinaire réunie extraordinairement.
Cependant, certaines incertitudes ont été introduites par la jurisprudence au cours des trois dernières années :
- Dans un jugement du 23 septembre 2022, le Tribunal de commerce de Paris a jugé qu’aucune distribution de réserves ne pouvait être décidée en dehors de l’assemblée générale d’approbation des comptes annuels.
En l’espèce, les faits portaient sur une distribution décidée par une assemblée générale ordinaire convoquée avant l’approbation des comptes, s’élevant à un montant de 94,5 millions d’euros, dont 63 millions d’euros imputés sur les réserves et 31,5 millions d’euros sur le report à nouveau créditeur.
Au regard de la règle du troisième alinéa de l’article L. 232-11 du Code de commerce selon laquelle aucune distribution ne peut être faite aux actionnaires dans l’hypothèse où les capitaux propres sont ou deviendraient inférieurs au montant du capital augmenté des réserves, le Tribunal de commerce a reconnu que les prévisions effectuées étaient conformes aux montants approuvés deux mois plus tard par l’assemblée générale d’approbation des comptes annuels, de sorte que cette distribution ne venait pas impacter « la solidité financière de la société ».
Toutefois, le dividende de 94,5 millions d’euros ayant été décidé par une assemblée générale ordinaire réunie avant celle d’approbation des comptes annuels, cette distribution avait été décidée plus de neuf mois après l’approbation des comptes du dernier exercice clos, et cela en l’absence de tout bilan certifié (comme l’impose le 2ème alinéa de l’article L. 232-12 du Code de commerce qui traite des conditions dans lesquelles peut être versé un acompte sur dividendes). La distribution ainsi réalisée a été considérée comme un moyen de contourner les dispositions légales relatives au délai de mise en paiement des dividendes dans les neuf mois de la clôture de l’exercice[3].
Le Tribunal de commerce a qualifié cette distribution de dividendes fictifs, considérant qu’il ne pouvait « sérieusement être soutenu que l’alinéa 2 de l’article L. 232-11 du Code de commerce permettrait, en l’absence de dispositions contraires, un autre mode de distribution, que celui, alternatif, qui résulte de l’article L. 232-12 et que les sociétés auraient, dans le silence des textes, la possibilité de procéder librement à des distributions de sommes prélevées sur leurs réserves. »
- Trois ans plus tard, ce jugement est infirmé par la Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 30 janvier 2025, qui affirme que toute assemblée générale peut librement décider de distribuer des réserves dès l’instant que les comptes annuels de la société ont été préalablement approuvés par l’assemblée générale ordinaire annuelle tenue antérieurement à la distribution.
Dans son analyse, la Cour d’appel revient sur le délai de neuf mois de mise en paiement des dividendes, considérant que les réserves distribuées ne découlent pas du dernier exercice non approuvé, mais des exercices qui le précèdent, dont les comptes ont été régulièrement approuvés. La règle des neufs mois ne s’applique pas aux distributions de réserves[4].
La Cour d’appel rejoint le courant doctrinal majoritaire en concluant « qu’en l’absence de disposition légale ou réglementaire contraire, rien n’interdit de décider une distribution exceptionnelle de dividendes prélevés sur les comptes de report à nouveau et réserves libres en dehors de l’assemblée générale ordinaire annuelle ».
Cette décision n’ayant toutefois pas pour l’instant fait l’objet d’un pourvoi en cassation, il conviendra donc de rester vigilant sur ce point.
II – Le report à nouveau et sa distribution
A/ Le compte de report à nouveau, un compte d’attente
Le compte de report à nouveau est un compte d’attente auquel l’assemblée générale peut affecter :
- Tout ou partie des pertes qu’elle ne pourrait pas ou ne voudrait pas imputer sur les réserves de la société, le compte de report à nouveau pouvant donc présenter un solde déficitaire ;
- Le bénéfice comptable subsistant après dotation des réserves obligatoires et facultatives et après prélèvement des sommes destinées à être distribuées à titre de dividende.
C’est un compte dans lequel sont donc laissées ces sommes en instance d’affectation, sur décision de l’assemblée générale et dont le solde devra être utilisé lors du prochain calcul du bénéfice distribuable, conformément aux dispositions de l’article L. 232-11 du Code de commerce
S’agissant plus particulièrement des sociétés d’habitations à loyer modéré, on rappellera que la clause-type 5 des statuts-types des sociétés anonymes d’habitations à loyer modéré impose que le surplus constaté après affectations obligatoires aux réserves et prélèvement du dividende plafonné soit affecté à une « réserve spéciale destinée à assurer le développement de l’activité de la société et à parer aux éventualités ». De sorte que l’assemblée générale d’une société anonyme d’habitations à loyer modéré ne peut affecter le bénéfice restant après imputation aux réserves légales et distributions qu’à un compte de réserves.
B/ La distribution des sommes portées en report à nouveau ne peut être décidée que par une assemblée générale ordinaire annuelle
L’analyse juridique d’une distribution de réserves est à distinguer de celle des sommes portées en report à nouveau, notamment en raison de leur nature comptable. En effet, si les réserves présentent un caractère durable, le report à nouveau dépend directement du résultat bénéficiaire ou déficitaire du dernier exercice clos.
- Ainsi, pour autoriser une assemblée générale ordinaire autre que celle d’approbation des comptes à procéder à une distribution des sommes portées en report à nouveau, la Cour d’appel de Paris avait retenu dans sa décision précitée du 30 janvier 2025 que ce report à nouveau s’analysait comme « une composante du bénéfice distribuable ».
En admettant que le report à nouveau bénéficiaire s’apparente à une réserve, la Cour d’appel autorisait sa distribution « en dehors de l’assemblée générale ordinaire annuelle », faute de disposition l’interdisant.
- Toutefois, la Cour de cassation, dans un arrêt du 12 février 2025, a rendu une solution parfaitement contraire en retenant que la distribution d’un dividende prélevé sur le report à nouveau ne peut pas être décidée par une autre assemblée générale que celle appelée à statuer sur les comptes du dernier exercice clos.
La Cour de cassation considère en effet « qu’il résulte de la combinaison de ces textes [N.B. : les articles L. 232-11 et L. 232-12 du Code de commerce], lesquels sont impératifs, que le report bénéficiaire d’un exercice « est inclus dans le bénéfice distribuable de l’exercice suivant et que, par voie de conséquence, seule l’assemblée approuvant les comptes de cet exercice pourra décider son affectation et, le cas échéant, sa distribution ». Il s’ensuit qu’encourt la nullité la délibération d’une assemblée générale autre que celle approuvant les comptes de l’exercice et décidant la distribution d’un dividende prélevé sur le report à nouveau bénéficiaire d’un exercice précédent. »
En conclusion, on retiendra que la distribution de dividendes prélevé à partir du report à nouveau n’est possible qu’à l’occasion des assemblées générales ordinaires d’approbation des comptes.
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[1] https://www.courdecassation.fr/decision/67ac552f91acc6fabdb2cf1b
[2] On précisera utilement que les sociétés coopératives connaissent une interdiction de principe de distribution de leurs réserves à leurs actionnaires.
[3] C.com., art. L. 232-13
[4] H. Le Nabasque, Les sociétés recouvrent le droit de distribuer leurs réserves à tout moment, mais pas leur report à nouveau, Bull. Joly Sociétés, Mars 2025