Contrats publics
le 12/12/2024

Achats de moins de 40.000 € HT : qui peut le plus peut le moins ?

TA de Strasbourg, 16 mai 2024, n° 2108389

L’affaire était pourtant entendue : lorsque l’estimation des besoins des acheteurs était inférieure au seuil de 40.000 € HT prévu par l’article R. 2122-8 du Code de la commande publique (CCP), les collectivités recouraient à la méthode dite des « trois devis » : trois prestataires étaient directement sollicités et, le plus souvent, le moins disant était choisi.

Mais cette habitude a été récemment et directement questionnée à la suite d’une décision rendue par le Tribunal administratif de Strasbourg. Dans une décision en date du 16 mai 2024 (Société Ingevo, req. n° 2108389), le Tribunal a en effet considéré que lorsqu’un acheteur sollicite trois devis auprès de certains opérateurs, tout en rédigeant un règlement de consultation prévoyant l’application des dispositions du Code de la commande publique (CCP) pour l’analyse des offres, il se soumet en fait à une procédure adaptée au sens du Code, pour laquelle le recours au critère unique du prix était irrégulier compte tenu de l’objet du marché.

De nombreux commentateurs en ont conclu que le fait de demander plusieurs devis n’était pas (plus) possible car nécessairement constitutif d’une procédure adaptée au sens du Code de la commande publique (c’est-à-dire avec publicité et mise en concurrence minimales). En-deçà d’un montant de 40.000 € HT, l’acheteur serait en quelque sorte « contraint » de ne solliciter qu’un seul prestataire.

Nous pensons pourtant que cette analyse, aussi intéressante et fondée soit-elle, doit être nuancée.

D’abord, il nous semble que l’esprit de l’absence de publicité et de mise en concurrence préalables est de laisser une marge de liberté à l’acheteur, tout en entourant cette liberté d’un minimum de principes. On voit mal en quoi il serait contraint de ne consulter qu’un seul opérateur économique !

Ensuite, l’analyse du Tribunal administratif de Strasbourg parait contestable : elle repose sur le fait que la Commune aurait entendu mettre en œuvre une procédure de publicité (ce que n’est pas la procédure des 3 devis dès lors qu’il n’y a pas de publication !) et une procédure de mise en concurrence préalables, « notamment en se soumettant aux règles de jugement des offres prévues par le Code de la commande publique ».

Or, en recourant à plusieurs devis, il y a certes une mise en concurrence, mais au sens commun du terme, et cette mise en concurrence minimale répond le mieux, non seulement à l’impérieuse nécessité de respecter les grands principes de la commande publique dès le 1er euro, mais aussi à la lettre même de l’article R. 2122-8 du CCP qui précise qu’en dessous du seuil de 40.000 €, « l’acheteur veille à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin ».

Dès lors, comment choisir une offre, qui plus est pertinente, faire une bonne utilisation des deniers publics et ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur si l’on est autorisé ne consulter qu’un seul un opérateur ? A suivre le raisonnement, la pratique du sourcing prévue par l’article R. 2111-1 du code serait en réalité obligatoire avant la conclusion d’un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables puisqu’elle seule permettrait alors de conclure un marché directement avec un opérateur, tout en ayant veillé à choisir une offre pertinente ! La solution est séduisante mais ce n’est pas celle posée par les textes qui n’imposent nullement cet enchainement, et ce d’autant plus que les dispositions précitées précisent que si les résultats du sourcing peuvent être utilisés par l’acheteur, leur utilisation ne doit pas avoir pour effet de fausser la concurrence ou de méconnaître les principes essentiels de liberté d’accès à la commande publique, de transparence des procédures, et d’égalité de traitement des candidats.

Enfin, le risque est limité puisque compte tenu des montants en jeu, l’annulation ou la résiliation du marché est peu probable (la poursuite du marché a par exemple été décidée au cas d’espèce du Tribunal administratif de Strasbourg) et l’indemnisation quasi impossible puisque si l’attributaire est celui ayant proposé le meilleur prix, le requérant avait donc peu de chance d’obtenir le marché (à qualité technique peu ou prou équivalente, là encore ce fut la position retenue par le Tribunal administratif de Strasbourg). A l’inverse, la position selon laquelle les achats de faible montant nécessiteraient de solliciter seulement un opérateur nous semble faire courir un risque bien plus important, sur les plans pénaux, des contrôles des CRC ou du Juge administratif si cela conduit à des attributions récurrentes et si les principes de la commande publique ne sont pas respectés.

En réalité, il nous semble que l’acheteur peut recourir à un opérateur en particulier (quoi que cette manière de faire pourrait aussi être critiquée) mais également recourir à plusieurs devis. Dans ce cas, il doit s’inscrire dans un formalisme limité : pas de règlement de la consultation, pas de cahier des charges, mais une simple lettre de consultation qui ne fait pas référence aux autres dispositions du Code hormis celles de l’article R. 2122-8 du CCP. Il peut être indiqué aux opérateurs sollicités qu’afin de choisir une offre pertinente, plusieurs opérateurs seront sollicités sur le fondement du prix, mais qu’il ne s’agit pas d’une procédure adaptée et d’une mise en concurrence au sens du Code. Eventuellement, l’on peut préciser que cette lettre de consultation constitue un sourcing, avant conclusion d’un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables, mais cela ne nous semble pas être une obligation, plutôt une sécurité supplémentaire.

Qui peut le plus, peut sans doute le moins donc, et il serait dommage, à l’heure où la commande publique est critiquée dans son coût et son formalisme, de faire un excès de zèle juridique…