Contrats publics
le 12/12/2024
Alexandre VANDEPOORTER
Leila SAYEGH

Les cessions avec charges requalifiables en contrat de la commande publique : marchés ou concessions ?

L’objet du sujet est maintenant bien connu : la cession avec charges désigne un outil de valorisation des propriétés publiques qui est, à l’évidence, chaque jour un peu plus sollicité en pratique, notamment dans les zones urbaines où les fonciers et autres droits à construire se font rares. Le dispositif présente un intérêt évident parce qu’il permet à un propriétaire public de faire « d’une pierre deux coups ». En procédant à la vente d’un terrain ou d’un ensemble bâti dont il n’a plus l’usage, et en imposant à l’acquéreur, promoteur ou autre investisseur, de réaliser un programme immobilier préalablement fixé, la personne publique va non seulement recevoir immédiatement le fruit de la vente (une somme d’argent) qu’elle pourra investir, mais elle va également – et peut-être surtout – être assurée que la propriété dont elle se défait ainsi va tout de même accueillir un projet utile à la Cité.

Ces cessions peuvent prendre des formes diverses. Qu’on pense par exemple au contrat par la voie duquel une commune cède une parcelle à un opérateur, à charge pour lui de réaliser un ensemble immobilier qui devra toutefois être nécessairement affecté, pout tout ou partie, à du logement (social). Il faut penser sinon à l’opération par laquelle une région cède un hôtel particulier qu’elle ne souhaite plus occuper parce que trop peu fonctionnel, mais que le nouveau propriétaire s’engage à réaménager en espace culturel de qualité. La portée de la charge peut être plus nette encore. Qu’on imagine autrement – et en plus grand – le montage par lequel une ville vend un terrain à un promoteur immobilier, avec une obligation pour lui de réaliser une série d’équipements : certains seront exploités dans son intérêt propre ou cédés à des tiers (un cinéma, des bureaux, un hôtel, des logements, un centre commercial…) mais pourront tout de même indirectement servir l’intérêt général parce qu’ils dynamiseront la vie d’un quartier et son développement économique ; tandis que d’autres (des espaces verts, une salle des fêtes, une crèche, un parc public de stationnement…) seront immédiatement remis à la commune, par la voie d’une « simple » dation en paiement ou d’une vente (en l’état futur d’achèvement), puis directement affectés à une mission d’intérêt général ou à un service public.

L’enjeu du sujet peut surprendre. Dans une très large mesure, les cessions avec charges sont tout bonnement étrangères au droit de la commande publique. Et elles ne sont pas autrement soumises à des obligations de publicité et de mise en concurrence préalables, puisque, à l’exception de l’État, les personnes publiques peuvent librement céder leurs biens immobiliers, sans procéder à des mesures de mise en concurrence préalables[1]. Il est vrai qu’aujourd’hui, en pratique, les collectivités territoriales ou autres établissements publics se soumettent le plus souvent volontairement à une procédure de mise en concurrence, via des appels à projets ou autres appels à manifestation d’intérêt. Et on sait que le propriétaire public est alors tenu de respecter les prescriptions qu’il s’est lui-même fixées, et ce dans le respect des principes d’égalité de traitement entre les candidats et de transparence[2]. Mais cette mise en concurrence n’est donc pas une obligation : elle répond simplement à la volonté de mieux valoriser son bien, en suscitant des appétits concurrents pour obtenir le plus et le mieux possible. On sait toutefois que cette liberté de principe n’est pas sans limite non plus : dans l’absolu, certaines cessions avec charges peuvent déjà être analysées comme une commande publique et/ou risquent sinon à l’avenir de l’être, au fur et à mesure que l’attractivité du champ de la commande publique gagne du terrain.

C’est ici que se place l’enjeu du sujet : si la cession avec charges peut être parfois – et sera sans doute à l’avenir plus facilement – analysée comme un contrat de la commande publique, il reste à savoir si elle l’est alors au titre d’un marché ou d’une concession. Pour beaucoup, la cession avec charges est nécessairement un marché de travaux (I), mais cette façon de voir mérite toutefois d’être sérieusement discutée, parce que, malgré les apparences, la concession est peut-être bien, fondamentalement plus fidèle à ce que recouvre réellement un contrat de cette nature (II).

 

1 – Un marché de travaux ?

I.1. – Il est aujourd’hui entendu qu’une cession immobilière avec obligation pour l’acquéreur de réaliser des équipements préalablement déterminés peut être requalifiée en marché de travaux, alors même que les équipements concernés ne sont pas ensuite remis à la personne publique. On sait en effet que la Cour de justice de l’Union européenne considère que la notion de marché de travaux au sens de la directive « impose que les travaux faisant l’objet du marché soient exécutés dans l’intérêt économique direct du pouvoir adjudicateur, sans que, toutefois, il soit nécessaire que la prestation prenne la forme de l’acquisition d’un objet matériel ou physique »[3].

La vente d’une propriété publique pourrait donc être un marché de travaux si elle répond à un intérêt économique direct pour le propriétaire, c’est-à-dire si elle répond à une utilité publique certaine. La notion a évidemment suscité bien des commentaires, tant sa portée demeure large et peut paraître trop attractive[4]. Pour cette raison, il faut tenir pour acquis que, pour faire une commande de travaux, l’intérêt économique direct ne suffit pas : il doit clairement (autrement) se traduire par la circonstance que l’acheteur public a (en conséquence) exercé une « influence déterminante sur la conception et la nature »[5] des équipements que l’acquéreur s’est engagé à construire.

Même sous cette acceptation plus fermée, le concept d’intérêt économique direct a toutefois trouvé un écho pour le moins des plus mitigés devant les juridictions nationales françaises : le plus souvent, le juge judiciaire[6] comme le juge administratif[7] refusent d’identifier un quelconque intérêt économique de nature à le conduire à qualifier une cession avec charges en marché de travaux. Tout récemment encore, par un jugement du 22 octobre 2024, le Tribunal administratif de Limoges a rappelé qu’un contrat « qui porte sur une vente de biens appartenant à une personne publique ne peut être regardé comme un marché public de travaux ». Bref, à quelques exceptions près[8], une requalification en marché de travaux d’une cession avec charges a systématiquement été écartée. On peut s’en étonner, tant il est parfois difficile de ne pas conclure que l’ensemble immobilier que tel ou tel promoteur a construit a été façonné en considération du « cahier des charges » que la collectivité territoriale avait préalablement attaché à la vente.

Il est clair qu’il faut exclure du droit de la commande publique les montages immobiliers dont l’objet principal demeure une simple opération immobilière, à l’occasion de laquelle la personne publique n’a pas autrement souhaité satisfaire un besoin, sinon que de solliciter de façon optimale le potentiel économique de son domaine. L’opération immobilière échappera au droit de la commande publique, si l’opération a essentiellement pour objet la réalisation d’un programme purement « privé », dont la personne publique n’a absolument pas pris l’initiative et/ou pour la réalisation duquel elle n’apporte, en tout état de cause, aucune réelle contrepartie financière[9] ; ou bien encore si les obligations de travaux qu’elle renferme demeurent modestes et les orientations que la personne publique a fixées par trop générales[10]. Mais le sujet restera ouvert lorsque la cession avec charges est un outil que le propriétaire public sollicite opportunément pour faire réaliser des équipements qu’il juge nécessaires, non pas pour son usage propre, mais pour servir un objectif politique qu’il s’est fixé, et sur la conception desquels il entend en conséquence exercer une influence déterminante[11]. Dans ce cas, la cession domaniale renferme peut-être bien une commande.

L’enjeu est toutefois ailleurs : c’est sur le terrain du « prix » que la qualification en marché est surtout des plus discutables.

 

I.2. La qualification en marché suppose en effet que la commande de travaux soit assortie d’une contrepartie onéreuse : il faut que l’acquéreur soit d’une façon ou d’une autre « rémunéré » au titre de la commande. Il est vrai que le critère onéreux est entendu largement lorsqu’il est appliqué aux marchés publics de travaux : il couvre la « contre prestation offerte à l’entrepreneur en raison de la réalisation des travaux visés par le pouvoir adjudicateur »[12], laquelle peut prendre la forme d’un prix ou d’un abandon de recettes[13]. Pour cette raison, certains n’hésitent pas conclure qu’une contrepartie onéreuse existe lorsque la vente d’un bien public avec charges est consentie à un prix inférieur au prix du marché. Il faudrait comprendre que la différence qui existe entre le prix de vente de la dépendance publique et le « vrai prix du marché » du bien cédé traduit un abandon de recettes qui vient rémunérer les charges qui pèsent sur l’acquéreur.

Cette façon de voir suscite toutefois la réserve, parce que la portée de ce rabais sur le prix de vente renvoie toujours à une somme d’argent qui est quelque peu « dérisoire » par rapport au coût global des travaux qui seront effectivement réalisés par l’acquéreur/promoteur. C’est en réalité surtout au titre de la commercialisation des ouvrages ou autre équipements construits que le promoteur va se rémunérer, et ce en supportant nécessairement un risque économique.

Pour cette raison, une qualification en marché de travaux est discutable. Et, parce qu’il existe pourtant bien parfois une commande publique dans certaines cessions avec charges, c’est alors plus probablement vers la concession qu’il faut se tourner.

2. – Une concession ?

Une concession se définit comme un « contrat par lequel une ou plusieurs autorités concédantes soumises au présent code confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix »[14].

Si une qualification en concession de travaux doit nécessairement être exclue (II.1), il n’est en revanche pas absurde d’envisager, à tout le moins dans certaines situations, une qualification en concession de service (II.2)

II.1. – La cession avec charges apparaît facialement incompatible avec toute idée de concession de travaux, puisque le principe même d’une concession de travaux implique que l’autorité concédante soit propriétaire de l’ouvrage dont l’exploitation est concédée. On voit mal, en effet, comment une personne publique pourrait concéder le droit de réaliser des travaux sur un foncier dont elle ne sera plus propriétaire au moment desdits travaux, puisque, précisément, elle l’aura – par définition – préalablement cédé. Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de le dire[15]. C’est du reste ce que considère une grande partie de la doctrine.[16]

C’est donc plutôt vers la concession de services qu’il convient de se tourner.

II.2. – Il peut paraître surprenant de voir dans une vente domaniale une concession. Mais l’exercice n’est pas absurde. Il s’agit bien parfois en effet de confier à un opérateur une mission globale qui satisfait un besoin d’une personne publique et qui renferme une série de « prestations », dont l’essentiel tient du service : le contrat par la voie duquel une collectivité territoriale, un aménageur public ou autre établissement public confie à un promoteur la charge de lui acheter telle ou telle dépendance, et donc de procéder à un « portage foncier », puis de la viabiliser, de concevoir et construire des ouvrages préalablement déterminés (logements, bureaux…) et enfin de les commercialiser est bien un contrat qui confie à un opérateur une mission globale de service qui satisfait un besoin de la collectivité, et ce à ses risques et périls.

En droit français, la concession d’aménagement en est l’illustration parfaite[17].

Les concessions d’aménagement au sens du Code de l’urbanisme, dans lesquelles le concessionnaire assume un risque économique, sont en effet fondamentalement une forme de concession de service d’un type particulier[18]. Et un tribunal administratif a d’ailleurs récemment jugé, à propos d’une opération relativement modeste, mais qui comprenait néanmoins des équipements publics qui faisaient retour à la collectivité, que le contrat de cession d’une parcelle communale à un opérateur devait être regardé comme une concession d’aménagement.[19] Cette décision est sans doute discutable au regard de l’espèce considérée, mais elle illustre en revanche le sujet : si un contrat de vente domaniale renferme manifestement une commande, on comprend qu’elle doive intégrer le champ de la commande publique, mais alors peut-être pas celui des marchés de travaux, puisque l’essentiel est ailleurs. Du point de vue du propriétaire public, en effet, la cession avec charges n’a pas tant pour objet principal la construction d’un ouvrage qui devrait être « payé », mais bien plus d’obtenir d’un opérateur qu’il mette sur le marché des équipements utiles à la vie de la Cité et/ou qu’il façonne le tissu urbain ou redynamise tel ou tel quartier. En droit français, on pense alors immédiatement à la concession d’aménagement, d’autant que les juridictions administratives retiennent aujourd’hui une acception très large de cette notion, et acceptent de qualifier d’opérations d’aménagement des opérations pourtant parfois très modestes.[20] [21]

Mais la réflexion peut être plus ouverte et plus « européenne » : lorsque la cession d’un bien public n’est plus une fin en soi, mais uniquement le support nécessaire pour obtenir d’un opérateur qu’il prenne en charge, à ses risques et périls, une opération immobilière qui satisfait précisément les besoins de la Cité, la cession avec charges pourrait être analysée comme une concession de service, d’aménagement ou pas.

Ces quelques lignes doivent être lues au conditionnel parce qu’assurément exposées au doute et en appétit de clarifications à venir. Et elles sont largement prospectives parce qu’aujourd’hui, il faut le rappeler de nouveau, les juridictions françaises tiennent manifestement et solidement les cessions avec charges à l’écart du droit de la commande publique. Mais si, à l’avenir, l’attractivité du droit de la commande publique devait emporter plus facilement les opérations immobilières publiques d’envergure, c’est sans doute plus sûrement, non pas dans le champ des marchés, mais dans celui de la concession qu’il faudrait les placer.

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[1] CE, 16 avril 2019, Sociétés Procedim et Sinfimmo, req. n° 420876. Pour un exemple plus récent : TA Versailles, 26 janvier 2024, req. n° 2109860.

[2] CE, 15 octobre 1982, Société d’affichage Giraudy, req. n° 21609.

[3] CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller GmbH, C‑451/08.

[4] Conclusions P. Mengozzi, CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller, C‑451/08, pts 50 à 54.

[5] Article L. 1111-2 du code de la commande publique.

[6] V. par exemple : Cour de cassation, 3e Civ., 26 octobre 2023, RG n° 22-19.444.

[7] V. par exemple : CAA Marseille, 17 mai 2021, req. n° 19MA03527 ; CAA Nancy, 15 avril 2021, req. n° 19NC02073.

[8] TA Toulon, 16 novembre 2018, SA Proletazur, req. n° 1501281.

[9] CAA Nancy, 11 octobre 2007, Association Aubette Demain, req. n° 06NCX00733.

[10] CAA, Bordeaux, 18 juillet 2016, Société Lory, req. n° 15BX00192 ; CAA, Lyon, 4 juillet 2013, Société Apsys, req. n° 12LY01556.

[11] Fatôme E., Terneyre Ph., « À propos des règles de passation des contrats publics à objet à la fois immobilier et de travaux », Actualité Juridique du Droit Administratif, 2009, p. 1868

[12]  CJCE 18 janvier 2007, Jean Auroux/Commune de Roanne, C-220/05.

[13] CJCE, 12 juillet 2001, Ordre des architectes de la province de Milan, C-399/98.

[14] Article L. 1121-1 du code de la commande publique.

[15] V. en ce sens : CE, 4 mars 2023, Sté SOCRI Gestion, req. n° 437232 ; Conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil sous CE, 4 mars 2021, Sté SOCRI Gestion, req. n° 437232. ; S. Nicinski, « Concession, concession d’aménagement ou marché public ? », Revue Contrats publics, MoniteurJuris, n° 27, Janvier 2022.

[16] Conclusions sur la décision de la CAA de Marseille, 25 février 2010, Commune de Rognes, req. n° 07MA03620, publiées à l’AJDA le 21 juin 2010, p. 1200 ; J-F. Lafaix et R. Leonetti, «  À la recherche du droit d’exploitation dans les contrats immobiliers », AJDA 2021, p. 1986 ; L. Richer, « L’appel à projets Fluctuat nec mergitur », AJDA 2019, p. 1433.

[17] Article R. 300-4 du code de l’urbanisme.

[18] J-F. Lafaix et R. Leonetti, « À la recherche du droit d’exploitation dans les contrats immobiliers », AJDA 2021, p. 1986.

[19] TA Cergy-Pontoise, 9 février 2023, req. n° 2003860.

[20] CE, 19 décembre 2019, req. n° 420227.

[21] CAA Paris, 24 mars 2022, req. n° 21PA03913.