CE, 16 octobre 2024, n° 475093
Voisin immédiat : trop loin, trop bruyant, pas assez près, trop tard ? Il est parfois délicat pour les services instructeurs ainsi que les pétitionnaires d’autorisations d’urbanisme de déterminer un risque contentieux au prisme de l’intérêt à agir des riverains d’un projet.
Par deux décisions, le Conseil d’Etat est venu apporter des précisions utiles sur l’appréciation de cet intérêt à agir des tiers (hors association) contre les autorisations d’urbanisme.
Rappelons d’abord que l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme prévoit que l’intérêt à agir d’un tiers (autre que les personnes publiques ou certaines associations) contre une autorisation d’urbanisme est subordonné à la démonstration que le projet autorisé est de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’il détient ou occupe régulièrement ou pour lequel il est titulaire d’un bail, d’une promesse de vente ou d’un contrat préliminaire.
L’article L. 600-1-3 du même code ajoute que l’intérêt à agir du requérant s’apprécie à la date d’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire, sauf circonstances particulières. Ces dispositions dérogent ainsi au principe selon lequel l’intérêt à agir s’apprécie à la date d’édiction de l’acte contesté.
Construisant au fil du temps la notion du voisin immédiat, le Conseil d’État définit le voisin immédiat comme une personne qui, en raison de sa situation particulière, a en principe un intérêt à agir lorsqu’elle présente au juge des éléments concernant la nature, l’importance ou la localisation d’un projet (voir en ce sens : CE, 13 avril 2016, Bartolomei, n° 389798, commenté ici[1]).
I. Nuisances sonores & parcelles en voisinage immédiat
C’est justement cette notion de voisin immédiat que le Conseil d’Etat s’est appliqué à parfaire dans la première décision évoquée (8 octobre 2024, n° 493773).
L’on sait que, sans être voisin immédiat, le tiers qui réside à plus de 700 mètres d’un projet de station de conversion électrique justifie d’un intérêt à agir en raison des nuisances sonores qu’il subira (CE, 10 juin 2015, n° 386121), solution d’ailleurs transposée s’agissant de nuisances sonores générées par une salle de réception située à plus de 130 mètres et séparée de la parcelle du requérant par un espace boisé (CAA Versailles, 19 janvier 2017, n° 15VE02091).
Par ailleurs, une habitation située à près de 500 mètres d’un projet de construction d’un poulailler pouvant accueillir jusqu’à 25 000 volailles et dont les parcelles d’assiette respectives sont contiguës sur 50 mètres a pu être reconnue comme faisant partie du voisinage immédiat du poulailler, par les nuisances sonores et olfactives auxquelles elle est exposée (CAA Nantes, 17 mars 2023, n° 21NT01083).
Dans l’affaire ici étudiée, une société d’exploitation agricole requérante et son gérant contestaient les permis de construire accordés pour la transformation d’une grange en lieu de réception destiné à accueillir des évènements festifs pouvant accueillir jusqu’à 200 personnes et d’autres bâtiments en lieu d’hébergement.
Saisi en référé, le Tribunal administratif d’Orléans avait d’abord refusé de leur reconnaître la qualité de voisins immédiats, le domicile du gérant et le siège social de la société étant situés à près de 400 mètres des projets, dont ils étaient séparés par un boisement.
Au vu de cette distance et de la séparation des parcelles par un espace boisé, le juge des référés avait donc refusé d’admettre leur intérêt à agir au titre des nuisances sonores – applaudissements, voix et cris de joie en provenance de la propriété, audibles » très distinctement » depuis le jardin de la maison des requérants -, générées par les rassemblements festifs organisés dans la salle de réception, notamment de nature à perturber les animaux présents sur les parcelles qu’ils exploitent.
C’est cette analyse que censure le Conseil d’Etat.
En effet, la Haute juridiction note « que certaines des parcelles appartenant aux requérants sont immédiatement contiguës de parcelles appartenant à la société bénéficiaire du permis de construire et du permis modificatif litigieux et que l’existence d’une cuvette naturelle renforce le vis-à-vis entre les parcelles occupées par [les requérants] et celles qui font l’objet des projets autorisés par les décisions litigieuses, et notamment l’exposition des premières aux nuisances résultant des secondes, en dépit des boisements qui les séparent. »
Par conséquent, la société requérante et son gérant se voient reconnaître un intérêt à agir. L’ordonnance du Juge des référés du Tribunal administratif d’Orléans est annulée.
En l’absence de vis-à-vis évident, le Conseil d’Etat offre la confirmation que la qualité de voisin immédiat ne résulte pas seulement d’une appréciation objective d’une distance entre deux points, mais relèvent aussi de considérations plus subjectives et sensorielles.
Ces considérations constituent ainsi distinctement des atteintes aux conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance que subissent, ici, les parcelles non bâties exploitées dans le cadre d’une activité professionnelle.
II. Locataire évincé d’un immeuble voué à être démoli
Dans la seconde affaire ici commentée (16 octobre 2024, n° 475093), le Conseil d’Etat a eu à connaître une configuration assez particulière.
Une société contestait le permis de construire délivré à une autre société en vue d’édifier un immeuble en lieu et place de l’immeuble qu’elle occupait en vertu d’un contrat de bail.
Pour reconnaître un intérêt à agir à cette société, la Cour administrative d’appel de Lyon avait estimé que « la mise en œuvre du permis de construire en litige s’inscrit dans un projet d’ensemble qui nécessitera la démolition de l’immeuble précité, que [la requérante] occupe encore à la date de l’arrêté litigieux au titre d’un bail en cours de validité » et avait refusé de tenir compte du permis de démolir distinct devenu définitif obtenu par la pétitionnaire car il était « postérieur à la date d’affichage de la demande de permis de construire en litige prise en compte par l’article L. 600-1-3 du Code de l’urbanisme pour apprécier l’intérêt à agir ».
Or, le Conseil d’Etat refuse ici d’appréhender l’intérêt à agir de la requérante au vu du projet dans son ensemble et retient que le permis de construire « par lui-même, n’était pas de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance par la société du bien occupé ». Autrement dit, le locataire sur le point d’être évincé n’a pas, par hypothèse, la qualité de voisin immédiat et ne peut donc revendiquer un intérêt à agir.
Il s’écarte ainsi de la motivation bienveillante de la Cour fondée sur l’article L. 600-1-3 du Code de l’urbanisme[2] pour refuser par principe au locataire d’un immeuble ayant vocation à être détruit tout intérêt à agir contre le permis de construire l’immeuble qui le remplacera.
Après avoir annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon, le Conseil d’Etat rejette donc la requête de la société pour défaut d’intérêt à agir.
Cette solution fait écho à une affaire plus ancienne dans laquelle le Conseil d’Etat avait dénié à une société un intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire délivré sur un terrain dont elle avait été définitivement expropriée (CE, 4 novembre 1992, n° 81837).
La société requérante aurait donc vraisemblablement été uniquement recevable à contester le permis de démolir, seule autorisation de nature à affecter directement ses conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance du bien occupé.
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[1] https://www.seban-associes.avocat.fr/publications/urbanisme-la-preuve-de-l-interet-a-agir-contre-un-permis-de-construire/
[2] « Il ressort des pièces du dossier que la société Genedis est locataire de l’immeuble situé sur le terrain d’assiette du projet en vertu d’un contrat de bail commercial en date du 12 mars 2015 conclu pour une durée de dix ans avec la société immobilière Abraham Bloch, devant se terminer le 31 décembre 2024 et portant sur un terrain situé composé des parcelles cadastrées section BM nos. Le tènement immobilier loué comprend un bâtiment de 7 465 m² sur deux étages qu’elle occupe, un parking couvert d’environ 1 380 m² et un terrain attenant aménagé en enrobé à usage de parking, le tout contenant environ 170 places. La mise en œuvre du permis de construire en litige s’inscrit dans un projet d’ensemble qui nécessitera la démolition de l’immeuble précité, qu’elle occupe encore à la date de l’arrêté litigieux au titre d’un bail en cours de validité, et cette autorisation sera ainsi de nature à léser directement ses conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance du bien qu’elle occupe, alors même que la démolition du bâtiment a été autorisée par un arrêté distinct du 4 décembre 2018 devenu définitif mais postérieur à la date d’affichage de la demande de permis de construire en litige prise en compte par l’article L. 600-1-3 du Code de l’urbanisme pour apprécier l’intérêt à agir. Par suite, la société SIAB n’est pas fondée à soutenir que la requête présentée par la société Genedis à l’encontre du permis en litige délivré le 10 mai 2019 serait irrecevable en l’absence d’intérêt à agir de cette dernière société. » (CAA Lyon, 1re ch. – formation à 3, 18 avr. 2023, n° 21LY02999, annulé).