Lorsque le juge administratif est amené à calculer le montant du manque à gagner auquel a droit le candidat qui a été irrégulièrement évincé d’une procédure de passation d’un contrat public alors qu’il disposait d’une chance sérieuse de le remporter, doit-il tenir compte de la circonstance que le contrat litigieux initialement signé a, par la suite, été résilié ?
Le Conseil d’État répond par la positive à cette question, dans une décision rendue le 24 avril 2024 et dont l’importance justifie la publication au recueil Lebon. Cette décision a été rendue dans le cadre d’un contentieux sur la passation par la commune de la Chapelle d’Abondance d’une délégation de service public pour l’exploitation des remontées mécaniques et des pistes de ski alpin situées sur son territoire. La société Chapelle d’Abondance Loisirs Développement (CALD), candidate évincée, n’avait obtenu en première instance que l’indemnisation des frais de présentation de son offre.
En appel, elle s’était vu accorder l’indemnisation de l’ensemble de son manque à gagner. Et, à cette occasion, la Cour administrative d’appel de Lyon avait jugé, en ce qui concernait le montant de ce manque à gagner, que « la circonstance que la délégation de service public initialement signée ait été par la suite résiliée est sans incidence sur le droit du candidat évincé à indemnisation sur la durée prévue par son offre ».
Saisi d’un pourvoi par la commune contre cet arrêt, le Conseil d’Etat commence par rappeler sa jurisprudence en matière d’indemnisation du candidat irrégulièrement évincé d’une procédure de passation : lorsqu’une entreprise candidate à l’attribution d’un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce dernier, il appartient au juge de vérifier d’abord si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché ; que, dans l’affirmative, l’entreprise n’a droit à aucune indemnité ; que, dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre ; qu’il convient ensuite de rechercher si l’entreprise avait des chances sérieuses d’emporter le marché ; que, dans un tel cas, l’entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre qui n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique (CE, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires EPTO Guadeloupe, req. n° 249630). En outre, le juge est tenu de vérifier qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité commise par l’acheteur et le préjudice dont le candidat demande l’indemnisation (CE, 10 février 2017, Société Bancel, req. n° 393720).
Ensuite, le Conseil d’État complète ce cadre jurisprudentiel, en précisant qu’il incombe au juge, pour apprécier dans quelle mesure le préjudice du candidat irrégulièrement évincé présente un caractère certain, de tenir compte notamment, s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation, de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci. Poursuivant dans cette logique de limiter l’indemnisation au préjudice présentant un caractère suffisamment certain, le Conseil d’État pose le principe suivant :
« Dans le cas où le contrat a été résilié par la personne publique, il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un préjudice directement causé par l’irrégularité et en évaluer le montant, de tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, afin de déterminer quels auraient été les droits à indemnisation du concurrent évincé si le contrat avait été conclu avec lui et si sa résiliation avait été prononcée pour les mêmes motifs que celle du contrat irrégulièrement conclu ».
Puis, faisant application de ce principe nouvellement dégagé au cas d’espèce, le Conseil d’État annule l’arrêt attaqué pour erreur de droit, considérant que les juges du fond n’auraient pas dû juger que, par principe, la résiliation du contrat litigieux était sans incidence sur le droit à l’indemnisation du manque à gagner du concurrent évincé mais, au contraire, tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation.
L’affaire est donc renvoyée devant la Cour administrative d’appel de Lyon, ce qui sera l’occasion d’avoir des précisions complémentaires sur les conséquences concrètes de la résiliation du contrat sur le droit indemnitaire du candidat irrégulièrement évincé.