Vie des acteurs publics
le 23/05/2024
Agathe DELESCLUSE
Juliette HURET

La Cour de cassation s’oppose au délai raisonnable d’un an consacré par la jurisprudence Czabaj du Conseil d’Etat

Cass. Assemblée Plénière, 8 mars 2024, Société Cora c/ Commune de Sarrebourg, n° 21-12.560

Cass. Assemblée Plénière, 8 mars 2024, Société City c/ Communauté de l’agglomération havraise, n° 21-21.230

Par deux arrêts rendus le 8 mars 2024 (pourvois n° 21-12.560 et 21-21.230), la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, s’est prononcée sur le délai de recours applicable devant le juge judiciaire en matière de contestation d’un titre de recettes exécutoire émis par une collectivité territoriale ou un établissement public local, en l’absence de notification régulière des voies et délais de recours contre cet acte. Pour rappel, d’une part, un titre exécutoire est un acte juridique permettant de recourir à l’exécution forcée, en général, du paiement d’une somme d’argent, ce qui est le cas d’un titre de recettes.

D’autre part, l’article L. 1617-5 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) fixe un délai de recours de deux mois à l’encontre d’un tel acte émis par une collectivité territoriale ou un établissement public local. En principe, en vertu de l’article R. 421-5 du Code de justice administrative (CJA) :

« Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision ».

Dans sa décision Czabaj en date du 13 juillet 2016 (n° 387763), le Conseil d’Etat a jugé, en se fondant sur le principe de sécurité juridique, qu’en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision administrative individuelle notifiée à son destinataire, ou lorsqu’il est établi, à défaut d’une telle notification, que son destinataire en a eu connaissance, celui-ci ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable d’un an à compter de la date à laquelle elle lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance.

Le juge administratif avait ensuite étendu cette solution aux titres exécutoires émis par les collectivités locales (CE, 9 mars 2018, n° 401386).

Dans les deux affaires commentées ici, la Cour de cassation était saisie de la question de la transposition de la jurisprudence Czabaj à l’ordre judiciaire, concernant le délai de contestation d’un titre exécutoire émis par une collectivité territoriale ou un établissement public local et ne mentionnant pas, ou de manière erronée, les voies et délais de recours.

Dans la première affaire (n° 21-12.560), une commune avait réclamé à une société le paiement d’une taxe locale par trois titres exécutoires, sans que ceux-ci ne précisent la juridiction devant laquelle ces titres pouvaient être contestés. La société avait sollicité devant le juge judiciaire l’annulation de ces titres exécutoires, mais les juges du fond avaient rejeté sa demande, la considérant tardive, car intervenue plus d’un an après que les titres avaient été portés à sa connaissance.

Dans la deuxième affaire (n° 21-21.230), une communauté d’agglomération avait réclamé à une société le paiement d’une facture d’eau par deux titres exécutoires. La société en avait sollicité l’annulation et la décharge devant le juge judiciaire. En première instance, ses demandes avaient été déclarées irrecevables en raison de leur tardiveté, car intervenues au-delà d’un délai d’un an, tandis que la cour d’appel avait annulé le jugement en déclarant les demandes de la société recevables.

En se fondant sur l’article L. 1617-5 du CGCT et sur l’article R. 421-5 précité du CJA, la Cour de cassation avait déjà jugé en 2015 que le délai de deux mois pour contester un titre exécutoire émis par une collectivité territoriale ou un établissement public local devant la juridiction compétente (civile ou administrative) n’était opposable au débiteur qu’à la condition d’avoir été mentionné dans la notification du titre avec la voie de recours (Cass. Civ., 8 janvier 2015, n° 13-27.678).

Par les deux arrêts commentés du 8 mars 2024, elle a refusé de transposer la jurisprudence Czabaj à l’ordre judiciaire. Les titres exécutoires, en l’absence de mention des voies et délais de recours, pourront donc continuer à être contestés devant le juge civil au-delà du délai raisonnable d’un an. Pour justifier sa position, différente de celle du Conseil d’Etat, la Cour de cassation précise que cette divergence jurisprudentielle s’explique par l’application de principes et de règles juridiques différents à chacun des deux ordres de juridiction. La Cour de cassation estime que l’existence de règles de prescription applicables à l’ordre judiciaire, lesquelles ont pour effet de limiter le délai de recours, suffit en principe à répondre à l’exigence de sécurité juridique alors que, devant le juge administratif, les actes pourraient, eux, être indéfiniment contestés par la voie du recours pour excès de pouvoir.

A cet égard, on relèvera qu’en matière indemnitaire, le Conseil d’Etat a jugé, dans le même sens que la Cour de cassation, que la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues notamment par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968. Elle précise ensuite que la règle issue de l’article 680 du Code de procédure civile, selon laquelle le délai de recours ne court pas si les modalités de recours ne sont pas indiquées « de manière très apparente », constitue un principe général devant les juridictions judiciaires. Ce qui la conduit à estimer que, quelle que soit la nature de l’acte et celle des voies et délais de recours, ce principe risquerait d’être remis en cause par la transposition de la solution dégagée par le Conseil d’Etat. En ne transposant pas cette solution, la Cour de cassation termine par expliquer qu’elle entend assurer un juste équilibre entre le droit du créancier public de recouvrer les sommes qui lui sont dues, et le droit du débiteur d’accéder au juge.

Ainsi, par conséquent, selon le juge compétent pour connaître du recours contre un titre de recettes émis par une collectivité territoriale ou un établissement public local, en l’absence de mention des voies et délais de recours (ou si la mention est irrégulière), l’acte pourra être contesté dans un délai raisonnable d’un an, ou dans la limite des règles de prescription applicables devant le juge judiciaire.

Pour être complet, relevons que le Conseil d’Etat avait, par ailleurs, précisé dans sa décision Czabaj que la solution ainsi dégagée était applicable de manière immédiate aux instances en cours, quelle que soit la date des faits qui lui avaient donné naissance. Cette précision s’est vue censurée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans un arrêt en date du 9 novembre 2023 (CEDH, 9 novembre 2023, Legros c/ France, n° 72173/17). La Cour a en effet considéré que l’application immédiate de cette solution aux instances en cours violait l’article 6 § 1 de la Convention en ce qu’elle avait pour effet de restreindre le droit d’accès des requérants à un tribunal.