Aide aux victimes
le 22/05/2025

Vers l’autonomie du préjudice juvénile en matière de préjudice corporel ?

Publiée le 28 octobre 2005, la nomenclature Dintilhac énumère vingt postes de préjudices pouvant découler d’un dommage corporel et mériter ainsi indemnisation.

Cette liste n’étant pas limitative, la doctrine plaide depuis plusieurs années pour la prise en compte autonome d’un préjudice juvénile destiné à réparer les privations d’un enfant victime qui ne peut plus participer aux jeux et aux joies de vivre propres à son âge.

Une application du préjudice juvénile a été obtenue récemment auprès du Tribunal Judiciaire de Béthune le 19 mars 2025 sous le n° 25/00116, puisqu’un expert devra, aux termes de la mission qui lui a été confiée, établir ce poste de préjudice.

Faut-il pour autant conclure à l’apparition d’un préjudice juvénile autonome ?

1. Sur la définition du préjudice juvénile

La notion de préjudice juvénile n’est pas définie en droit mais elle recouvre une réalité prégnante lorsque l’on rencontre de jeune victime de préjudice corporel.

En effet, l’enfant n’est pas une victime comme les autres puisque la période de l’enfance a une valeur intrinsèque et singulière dans la construction d’une vie d’adulte. Une enfance non vécue est définitivement perdue et les fondations qui devaient être posées pour l’avenir absentes.

C’est pourquoi, la doctrine plaide avec constance pour la prise en considération de ce préjudice propre à l’enfant qu’il soit victime directe ou indirecte.

La communauté scientifique et médicale abonde également en ce sens. Ainsi du docteur Bruno Scottez, expert psychiatre à la Cour d’appel de Douai, qui explique qu’il lui parait « important d’introduire un dommage juvénile dans une nomenclature adaptée à l’enfant, pour l’évaluation :

  • des symptômes psychiques de l’enfant ;
  • de son niveau de fonctionnement, de ses compétences dans le domaine social, émotionnel, cognitif, psychomoteur, langagier ;
  • de sa situation somatique et de ses incidences ;
  • de la qualité de la relation avec ses donneurs de soins/parents.»[1]

A cet égard, le préjudice juvénile a déjà fait plusieurs apparitions dans la jurisprudence.

Dès 1959, la Cour d’appel de Paris a considéré que « l’enfant subit un préjudice particulier qui peut être qualifié de préjudice juvénile ; qu’il existe en effet un dommage propre à l’enfance ou à la jeunesse, un damnum juventitus, la réparation dans ce cas étant différente de celle due à l’adulte ou tout au moins à l’individu pourvu d’une profession, en particulier en ce qui concerne l’indemnité temporaire totale ou temporaire partielle qui n’est pas indemnisable au profit de l’enfant, lequel n’a pas d’activité rémunératrice ou l’est différemment de l’adulte (préjudice scolaire), qu’il est bien certain que le fondement de la réparation d’un préjudice né et actuel mais d’incidences multiples a un caractère moins strictement pécuniaire et plus général, plus abstrait quand la victime est un enfant que quand il s’agit d’un adulte » (CA Paris, 19 mars 1959).

Plus récemment, en 2015, la Cour d’appel de Dijon a exposé que la victime, âgée de 20 ans au jour de l’accident, du fait des blessures engendrées par ce dernier, été « privé de tous les agréments de sa jeunesse, ce qui constituait un préjudice d’une gravité exceptionnelle non réparé au titre du déficit fonctionnel permanent ou des souffrances endurées » (CA Dijon, 26 novembre 2015, n° 14/00393).

2. Sur la reconnaissance d’un préjudice autonome ?

De façon plus novatrice, le 19 mars 2025, le Juge des référés du Tribunal judiciaire de Béthune a donné commission au médecin chargé de l’expertise de l’enfant victime d’évaluer le préjudice juvénile en les termes suivants : « Dire si la victime, du fait du dommage corporel subi, a été privée des agréments de sa jeunesse non réparés au titre du déficit fonctionnel permanent ».

Faut-il y voir la reconnaissance de l’autonomie du préjudice juvénile ?

En l’état de la jurisprudence actuelle, il est permis d’en douter. Ainsi, dans un arrêt du 18 mai 2017, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation est venue affirmer que « le préjudice lié aux privations des agréments de la jeunesse étant inclus, avant consolidation, tant dans le poste de préjudice temporaire des souffrances endurées que dans le poste de préjudice du déficit fonctionnel temporaire […] et, après consolidation, dans le poste du déficit fonctionnel permanent » (Cass. Civ. 2ème, 18 mai 2017, n° 16-11.190).

Néanmoins, cela ne signifie pas que le préjudice juvénile n’existe pas ou ne puisse pas être reconnu et apprécié par les juges. La Cour de cassation lui refuse son autonomie mais il vient ici majorer le déficit fonctionnel temporaire puis permanant.

A ce titre, plusieurs arrêts ont déjà explicitement pris en compte et indemnisé le préjudice juvénile même s’ils l’ont formellement rattaché à d’autres postes de la nomenclature Dintilhac.

Ainsi d’un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 10 juin 2008 : « la somme de 20.000 € constitue une juste indemnisation des souffrances que cette jeune fille a subi à la suite des multiples interventions et soins pendant plusieurs années étant précisé que ce poste tient compte du retentissement moral de ces souffrances sur sa jeune existence et des perturbations dont elle fait état dans le poste qu’elle qualifie de préjudice juvénile » (CA Aix-en-Provence, 10 juin 2008, n° 07/01263).

Ainsi encore d’un arrêt de la Cour d’appel de Douai du 6 décembre 2018 : « Attendu, sur le « préjudice juvénile » invoqué par Mme S., dommage que la partie demanderesse assimile à un « préjudice moral accru subi par l’enfant atteint d’un handicap », qu’il faut constater que cette notion recouvre à la fois les souffrances endurées par la victime avant la consolidation de son état ainsi que son déficit fonctionnel temporaire, aspect du préjudice qui a déjà été pris en compte du chef de ces deux postes de préjudice corporel » (CA Douai, 6 décembre 2018, n° 18/487).

Pour l’heure, il y a donc lieu de croire que le préjudice juvénile n’a pas vocation à devenir un préjudice autonome, à moins d’un changement de jurisprudence, mais à être pris en compte à part entière et de façon complète par les juges dans leur appréciation des préjudices extrapatrimoniaux de l’enfant victime d’un dommage corporel.

C’était d’ailleurs la position qu’avait adopté la Professeure émérite Yvonne Lambert-Faivre dans un article publié dans Les Cahiers de droit en 1998. Elle expliquait, en effet, être opposée à l’autonomie du préjudice juvénile. Mais elle affirmait que « si l’indemnisation du déficit fonctionnel séquellaire de la victime était correctement modulée en fonction de l’âge, et si le préjudice d’agrément traduisait « toute la perte de qualité de la vie », la victime ayant subi un préjudice dit juvénile serait correctement indemnisée dans ce cadre. »[2]

En tout état de cause, autonome ou non, le préjudice juvénile mérite sans aucun doute réparation à sa juste valeur au moins au titre des souffrances endurées et du déficit fonctionnel temporaire ou permanent.

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[1] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S000344872300029X

[2] https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/1998-v39-n2-3-cd3815/043503ar.pdf