le 16/12/2021

Une nouvelle attribution pour le juge de l’excès de pouvoir : l’abrogation d’un acte réglementaire devenu illégal

CE Section, 19 novembre 2021, Association des avocats ELENA France et autres, n° 43714

Par une décision de Section, le Conseil d’Etat a ouvert au juge de l’excès pouvoir la possibilité de prononcer l’abrogation, c’est-à-dire la disparition juridique pour l’avenir, d’un acte administratif réglementaire.

Pour rappel, on distingue traditionnellement, en contentieux administratif, le recours pour excès de pouvoir(REP) du plein contentieux. Alors que dans le cadre du premier, le juge, qui se place à la date de la décision attaquée, n’a d’autre choix que d’annuler l’acte administratif attaqué ou rejeter le recours, il peut, dans le cadre du second, prononcer la réformation de l’acte en cause, après s’être prononcé au regard de la situation à la date à laquelle il statue.

La solution rendue le 19 novembre dernier constitue donc une évolution marquante du REP.

Il a plus précisément été jugé que :

« 2. Lorsqu’il est saisi de conclusions tendant à l’annulation d’un acte réglementaire, le juge de l’excès de pouvoir apprécie la légalité de cet acte à la date de son édiction. S’il le juge illégal, il en prononce l’annulation.

    1. Ainsi saisi de conclusions à fin d’annulation recevables, le juge peut également l’être, à titre subsidiaire, de conclusions tendant à ce qu’il prononce l’abrogation du même acte au motif d’une illégalité résultant d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, afin que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu’un acte règlementaire est susceptible de porter à l’ordre juridique. Il statue alors prioritairement sur les conclusions à fin d’annulation.
    2. Dans l’hypothèse où il ne ferait pas droit aux conclusions à fin d’annulation et où l’acte n’aurait pas été abrogé par l’autorité compétente depuis l’introduction de la requête, il appartient au juge, dès lors que l’acte continue de produire des effets, de se prononcer sur les conclusions subsidiaires. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.
    3. S’il constate, au vu des échanges entre les parties, un changement de circonstances tel que l’acte est devenu illégal, le juge en prononce l’abrogation. Il peut, eu égard à l’objet de l’acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu’aux intérêts en présence, prévoir dans sa décision que l’abrogation ne prend effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine ».

Il ressort ainsi de cette décision que la demande d’abrogation ne peut concerner que les actes réglementaires et être faite qu’à titre subsidiaire par rapport à des conclusions aux fins d’annulation, dont la recevabilité conditionnera, au demeurant, celles aux fins d’abrogation.

Ces conclusions subsidiaires pourront, ainsi que cela était le cas dans l’affaire jugée par le Conseil d’Etat, être présentées en cours d’instance, dès lors qu’un changement dans les circonstances de droit ou de fait sera intervenu.

Le juge administratif devra, en premier lieu, examiner les conclusions aux fins d’annulation en se plaçant à la date de la décision attaquée puis, le cas échéant, celles aux fins d’abrogation, si l’acte attaqué n’a pas été abrogé par l’administration elle-même dans l’intervalle. Dans ce cas, il se prononcera au vu des règles et circonstances existant à la date de sa décision.

S’il constate qu’une illégalité est survenue depuis l’édiction de l’acte, il devra en prononcer l’abrogation, voire une abrogation différée dans le temps si cela est justifié eu égard à l’objet de l’acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu’aux intérêts en présence, dans la lignée de la jurisprudence AC ! (CE, 11 mai 2004, n° 255886).

Notons encore qu’il ne s’agit pas d’un pouvoir propre du juge, qui ne peut y procéder d’office, de sorte que les parties et leurs conseils devront en prendre l’initiative.

Cette décision témoigne de l’adaptabilité du juge administratif qui fait évoluer son office afin de garantir le respect du principe de légalité, lequel constitue, selon les termes de Madame Sophie Roussel, rapporteure publique sur cette affaire, une « exigence continue », mais aussi de préserver l’effet utile de l’intervention du juge.

Madame Roussel soutenait ainsi, dans ses conclusions :

« Il arrive pourtant, quoique les délais de jugement se soient, à l’échelle de l’ensemble de la juridiction administrative, considérablement raccourcis, que des circonstances de fait ou de droit nouvelles altèrent la légalité de l’acte en litige avant même qu’il ait été statué sur les conclusions d’annulation. Le juge de l’excès de pouvoir est-il condamné, dans une telle configuration, à garder des œillères sur le présent et à rester imperméable à l’écoulement du temps, quand la légalité de l’acte sur lequel doit ne prononcer, elle, ne l’est pas et que les requérants qui l’ont saisi s’en plaignent ?

[…]

Il faut, au risque d’une justice administrative perçue comme étant coupée du contexte dans lequel elle rend ses décisions, privilégier une approche fonctionnelle du recours pour excès de pouvoir sur une conception figée de l’orthodoxie conceptuelle ».