le 18/01/2018

La suspension conservatoire des agents contractuels de la fonction publique territoriale

Loi n° 83-634 du 13 janvier 1983

L’article 30 du statut général (loi n°83-634 du 13 janvier 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires) est bien connu : il permet d’écarter du service temporairement, sur une période maximale de quatre mois voire plus si il y a déclenchement de l’action publique, des fonctionnaires à l’encontre desquels l’autorité territoriale considère qu’il existe une présomption vraisemblable de faute grave.

La rémunération du fonctionnaire suspendu est particulièrement encadrée par la loi : il conserve, durant les quatre premiers mois, son traitement indiciaire ainsi que l’indemnité de résidence, le supplément familial de traitement et les prestations familiales obligatoires bien que concrètement il n’exerce pas ses fonctions. Normalement, au terme de ces quatre mois le fonctionnaire est soit réintégré et affecté sur un emploi de son grade, auquel cas il perçoit l’intégralité de sa rémunération, soit une décision pénale l’empêche de reprendre ses fonctions (contrôle judiciaire ou incarcération) et l’employeur peut alors appliquer une retenue allant jusqu’à la moitié du traitement indiciaire.

C’est pour tenter de mettre un terme à certaines utilisations abusives de cette mesure (et notamment la durée excessive des suspensions) que le régime de la suspension conservatoire – à ne pas confondre avec la sanction de l’exclusion temporaire de fonctions prévue à l’article 89 de la loi n°84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale – a été récemment modifié par la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, afin de redéfinir notamment les conditions de réintégration, en renforçant à cet égard les droits des agents.

Mais l’article 30 étant initialement lapidaire, le Juge administratif, régulièrement saisi de la légalité de ces décisions, est venu préciser ses conditions d’application, en considérant que le caractère conservatoire de la suspension s’opposait à l’obligation préalable de consultation du dossier, ou encore à la nécessité de motivation (Conseil d’Etat, 29 janvier 1988, req. 58152).

De la même manière, la jurisprudence administrative est abondante s’agissant par exemple des interactions entre la maladie et la suspension : après avoir jugé que le congé de maladie interrompait la suspension (Conseil d’Etat, 26 juillet 2011, req.343837), le Conseil d’Etat a récemment considéré que la mesure de suspension prise alors que le fonctionnaire est placé en congé de maladie ordinaire n’entre en vigueur qu’à compter de la date où celui-ci se termine, en dehors même de toute précision dans la décision (Conseil d’Etat, 31 mars 2017, req. 388109). En revanche, dans cette seconde hypothèse, la durée de la suspension (limitée à quatre mois en dehors de poursuites pénales) est décomptée à compter de la signature de la suspension, réduisant ainsi quasiment à néant les effets d’une telle décision.

En d’autres termes, le régime de la suspension des fonctionnaires est largement encadré par les textes et par la jurisprudence.

Tel n’est pas le cas, loin s’en faut, de celui des contractuels.

Avant toute chose, et bien que cela soit largement méconnu, il doit être rappelé que l’article 30 ne s’applique pas aux contractuels.

C’est en effet ce qui ressort expressément de l’article 32 de la loi précitée du 13 juillet 1983, qui dispose : « II. – Sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires, sont applicables aux agents contractuels le chapitre II, l’article 22, l’article 22 ter, l’article 22 quater, l’article 23 bis à l’exception de ses II et III, l’article 24 et le présent chapitre IV, à l’exception de l’article 30 ».

Cela s’explique par le fait qu’il est de jurisprudence constante, et fort ancienne, qu’« il appartient à l’autorité qualifiée, lorsqu’elle estime que l’intérêt du service l’exige, d’écarter provisoirement de l’exercice de son emploi et jusqu’à ce qu’il ait été prononcé sur son cas, le fonctionnaire qui se trouve sous le coup de poursuites pénales ou disciplinaires » (Conseil d’Etat, 19 octobre 1938, Commune de Blida, rec.774 et Conseil d’Etat, 23 novembre 1938 Andrieu, rec.872).

C’est ainsi qu’il est établi qu’une mesure de suspension peut toujours être prononcée, dans l’intérêt du service, par l’autorité investie du pouvoir disciplinaire et ce même en l’absence de texte ou même à l’encontre d’un agent d’une autre personne publique (Conseil d’Etat, 11 décembre 1968, Calloud,  T. 889 et 989 et Conseil d’Etat, 25 juin 1982, Odeye,  Dr adm 1982 n° 300).

En réalité, et la nature ayant horreur du vide, la jurisprudence a aligné la plupart des règles encadrant la procédure (absence de consultation préalable du dossier, pas de motivation obligatoire) sur celles applicables aux fonctionnaires, quand cela était cohérent avec l’état du droit.

Mais pour certaines questions précises, le régime de l’article 30 ne pouvait être calqué, ce qui aboutit in fine à un régime réellement différent.

La première conséquence de cette exclusion de l’article 30 porte sur la procédure menée pour prononcer la suspension du contractuel.

En premier lieu, sur la compétence pour signer un tel acte, on peut sans difficulté affirmer qu’à l’instar de toute décision individuelle relative aux agents de la collectivité, l’autorité territoriale ou toute personne à laquelle elle aura régulièrement donné délégation est compétente pour édicter un tel acte.

En second lieu, sur les formalités entourant cet acte, ces dernières n’étant fixées par aucun texte il est probable que les règles applicables aux fonctionnaires (absence de consultation du dossier et de motivation) le soient également pour les contractuels. En tout état de cause, aucune disposition législative ni règlementaire, pas plus que jurisprudentielle, ne vient imposer le respect d’un quelconque contradictoire qui serait, sur le fond, contradictoire avec l’impératif d’urgence qui s’attache à une telle décision.

La question pourrait se poser de l’obligation pour l’employeur territorial d’informer la commission consultative paritaire (CCP), l’article 136 de la loi du 26 janvier 1984 disposant que « Les commissions consultatives paritaires connaissent des décisions individuelles prises à l’égard des agents contractuels et de toute question d’ordre individuel concernant leur situation professionnelle ».

Mais par ailleurs, le même texte indique que « Les dispositions relatives à la composition, aux modalités d’élection et de désignation des membres, à l’organisation, aux compétences et aux règles de fonctionnement des commissions consultatives paritaires sont définies par décret en Conseil d’Etat ».

En outre, le décret 88-145 du 15 février 1988 relatif aux agents contractuels des collectivités territoriales précise expressément lorsque la CCP est saisie pour avis ou simplement informée de décisions, et ainsi que nous avons pu déjà avoir l’occasion de le dire, rien n’est prévu concernant la suspension dans ce décret.

Enfin, une telle information n’est prévue ni pour les fonctionnaires, ni pour les agents contractuels de l’Etat.

Dès lors, en cet état des textes, il semble que la CCP n’aura pas à être informée de la suspension d’un contractuel.

En dernier lieu, une décision récente du Juge des référés du Tribunal administratif de Montreuil (TA Montreuil, Ordonnance du Juge des référés suspension, 3 novembre 2017 NOUR, req.1709269) est venu semer le trouble sur la question de la nécessité d’une procédure disciplinaire préalable à la suspension du contractuel.

En effet, et ainsi que cela a été vu, le considérant de principe du Conseil d’Etat semble imposer que l’agent contractuel soit préalablement sous le coup d’une procédure pénale ou disciplinaire pour que l’autorité territoriale puisse le suspendre : « il appartient à l’autorité qualifiée, lorsqu’elle estime que l’intérêt du service l’exige, d’écarter provisoirement de l’exercice de son emploi et jusqu’à ce qu’il ait été prononcé sur son cas, le fonctionnaire qui se trouve sous le coup de poursuites pénales ou disciplinaires ».

C’est ainsi que le Juge des référés a pu considérer que l’absence de toute procédure disciplinaire à la date de la décision attaquée, était de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision.

En d’autres termes, la procédure disciplinaire devrait être déjà engagée quand l’autorité territoriale va suspendre l’agent contractuel.

Pourtant, dans une affaire récente, les conclusions du Rapporteur public, Madame Gaëlle Dumortier, étaient particulièrement éclairantes :

 « M. Maixent discute également le délai d’engagement de la procédure  disciplinaire. Il ne saurait utilement se prévaloir des dispositions de l’article 30 de la loi du 13   juillet 1983 selon lesquelles l’autorité disciplinaire qui prend une décision de suspension  « saisit, sans délai, le conseil de discipline », puisqu’elles sont inapplicables. La rédaction de l’article 30 de la loi de 1983 ne vous a d’ailleurs pas empêchés de juger que, même dans son champ d’application, l’action disciplinaire n’était pas enfermée dans un délai déterminé et qu’elle pouvait être exercée même après l’expiration des quatre mois (12 février 1988 Mme Alezrah, n° 72309, p. 63). Quant à celles de l’article L. 951-4, elles ne disent mot sur la nécessité d’engager une procédure disciplinaire dans un délai déterminé, même s’il est en principe inhérent au caractère conservatoire de la suspension qu’une procédure disciplinaire soit engagée en parallèle ».

Dans cette affaire, précisément, le Conseil d’Etat a jugé :

 « que la suspension d’un professeur des universités sur la base de ces dispositions est une mesure à caractère conservatoire, prise dans le souci de préserver l’intérêt du service public universitaire ; qu’elle peut être prononcée lorsque les faits imputés à l’intéressé présentent un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité ; qu’en l’absence de poursuites pénales, son maintien en vigueur ou sa prorogation sont subordonnés à l’engagement de poursuites disciplinaires dans un délai raisonnable après son édiction ;

Considérant qu’ainsi qu’il a été dit au point 2, une mesure de suspension ne peut être prorogée si des poursuites disciplinaires n’ont pas été engagées dans un délai raisonnable après son édiction ; qu’il ressort des pièces du dossier qu’à la date de la nouvelle mesure de suspension, soit quatre mois après l’édiction de la première mesure, le président de l’université n’avait pas engagé de poursuites disciplinaires à l’encontre de M. Maixent ; que la circonstance, invoquée par l’université, que la section disciplinaire du conseil d’administration n’avait toujours pas été désignée à la suite des élections universitaires intervenues en avril 2012 ne peut justifier ce délai anormalement long pris par le président de l’université pour engager des poursuites disciplinaires » (CE, 10 décembre 2014, M. Maixent, n° 363202).

Ainsi, il semble résulter de la jurisprudence du Conseil d’Etat que l’engagement des poursuites disciplinaires n’a pas à précéder la prise de la mesure de suspension, mais doit simplement intervenir dans une proximité temporelle avec cette dernière.

Le raisonnement du Conseil d’Etat à cet égard apparaît logique : la mesure de suspension étant justifiée par la vraisemblance de la commission d’actes graves, cette vraisemblance doit être confirmée par l’engagement de poursuites disciplinaires, mais l’urgence d’écarter l’agent de ses fonctions prévaut nécessairement et c’est donc uniquement dans un délai raisonnable après la suspension que les poursuites doivent être engagées.

Le Conseil d’Etat ayant été saisi de l’appel de l’ordonnance de référé du Tribunal administratif de Montreuil du 3 novembre dernier, la réponse à cette question devrait prochainement intervenir.

La seconde conséquence de l’exclusion de l’article 30 porte sur la rémunération du contractuel suspendu.

Il a ainsi été rapidement jugé que les agents non titulaires pouvaient, en raison d’une mesure de suspension, être privés de toute rémunération (Conseil d’Etat, 12 novembre 1954, Dupuy, Rec. p. 592), ce qui s’explique aisément par le fait que c’est bien l’article 30 qui permet une dérogation à l’article 20 de la même loi, lequel, pour mémoire, impose que le fonctionnaire ne soit rémunéré qu’après service fait. Naturellement, l’article 20 est, lui, applicable aux contractuels.

Dès lors qu’aucune norme législative ni qu’aucune jurisprudence ne permet de rémunérer un contractuel suspendu alors que par définition il n’y a pas de service fait, aucune rémunération ne peut lui être versée.

Si le Conseil d’Etat n’a pas eu l’occasion de poser clairement le principe de l’absence de rémunération du contractuel suspendu, il ressort cependant d’un arrêt d’assemblée (Conseil d’Etat, 29 avril 1994, Colombani, req. 105401), qu’un employeur doit rembourser à l’agent la rémunération qui ne lui a pas été versée durant la suspension, sans qu’aucune critique n’apparaisse sur ce fait.

Il semble dès lors établi que, pour le moins, le contractuel ne dispose d’aucun droit acquis au versement d’une quelconque rémunération lorsqu’il fait l’objet d’une mesure de suspension.

La troisième conséquence est relative à la durée de la suspension : le régime mis en place par l’article 30 avec un délai de quatre mois au terme duquel le fonctionnaire est nécessairement réintégré sauf décision pénale, n’est pas applicable.

C’est ainsi que dans l’arrêt précité, Monsieur COLOMBANI a pu être suspendu pendant près de deux ans, sans que cela ne puisse être remis en cause.

En effet, le critère de la suspension étant que l’agent soit sous le coup de poursuite pénales ou disciplinaires, ces dernières – notamment pénales – peuvent avoir une durée bien supérieure à quatre mois, et aucun texte ne prévoit la nécessité de réintégrer l’agent contractuel s’il n’est pas incarcéré.

On pourrait donc imaginer qu’un contractuel, placé sous statut de témoin assisté, ne soit pas réintégré pendant toute l’instruction pénale, ce qui ne serait pas le cas d’un fonctionnaire en dehors de l’hypothèse d’un contrôle judiciaire l’empêchant d’exercer ses fonctions.

On notera également que de ce fait, il ne saurait être question de « prolongation » de la suspension : elle n’a juste pas vocation à prendre fin tant que les poursuites pénales ou disciplinaires demeurent.

En conclusion, si le régime de la suspension des agents contractuels de la fonction publique territoriale présente des similitudes avec celui des fonctionnaires, pour autant il est beaucoup plus sévère. On peut cependant regretter que le législateur n’ait pas profité de la loi déontologie et de ses décrets d’application pour prévoir des dispositions propres à la suspension des agents contractuels, en adaptant, par exemple, le régime propre aux agents contractuels de l’Etat.

 Lorène CARRERE – Avocat Associée