- Droit de l'urbanisme
le 13/06/2024
Damien SIMON
Marie LAFOND

Principe du (non) contradictoire : le juge peut fonder sa décision sur les données publiques librement accessibles depuis le site Géoportail, sans les communiquer aux parties

CE, 30 avril 2024, n° 465124

Dans une décision rendue le 30 avril 2024, le Conseil d’Etat a considéré qu’il était loisible au juge, pour conforter son appréciation des pièces du dossier, de fonder sa décision sur les données publiques librement accessibles depuis le site internet geoportail.gouv.fr, sans avoir préalablement à les communiquer aux parties. Et ce, sans qu’il ne soit porté atteinte au principe du caractère contradictoire de la procédure.

Dans cette affaire, un administré de la commune de Saint-Hyppolyte-du-Fort (Gard) s’est vu refuser l’octroi d’un permis de construire pour une maison d’habitation. Le recours en annulation qu’il a formé contre l’arrêté lui refusant ce permis a été rejeté, en première instance, puis en appel. Pour fonder son rejet et estimer que le terrain d’assiette du projet se situait dans un vaste massif boisé naturel, la Cour administrative d’appel s’est appuyée, notamment, sur les données issues du site Géoportail « accessible tant au juge qu’aux parties » (pour reprendre la formule des juges d’appel).

En cassation, il est revenu au Conseil d’Etat de déterminer si le juge du fond, en droit de l’urbanisme, méconnait le principe du contradictoire en se fondant sur des informations ou données de fait recueillies exclusivement et directement par lui sur internet. En l’occurrence des éléments recueillis depuis le site Géoportail, bien connu des adeptes de la matière. On le sait, le principe du contradictoire, repris à l’article L. 5 du Code de justice administrative, s’impose même sans texte à toute juridiction administrative (C.E, 20 juin 1913, n°41854), et prévoit qu’ « aucun document ne saurait être régulièrement soumis au juge sans que les parties aient été mises à même d’en prendre connaissance » (C.E, 13 décembre 1968, n° 71624, 71625 et 71626).

Le caractère contradictoire de la procédure fait donc en principe obstacle à ce que le juge se fonde sur des pièces produites au cours de l’instance et qui n’auraient pas été préalablement communiquées à chacune des parties. Mais quid lorsque le juge estime que les éléments du dossier lui sont insuffisants pour trancher le litige ? Dans un tel cas, et de jurisprudence constante, il appartient au juge, dans l’exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction sur les points en litige (C.E, 6 novembre 2002, n° 194296). Mais toujours en permettant aux parties d’en discuter ensuite.

Deux exceptions ont toutefois été admises.

La première, relative aux délégations de signature régulièrement publiées. Dans la mesure où ces actes, règlementaires, font l’objet d’une publication, et dès lors, sont accessibles aux parties comme au juge (C.E, 26 septembre 2001, n° 206386). Au-delà du champ des délégations, il est en réalité jugé qu’il est de l’office du juge de rechercher lui-même le texte réglementaire applicable, même s’il n’est pas produit par les parties (CE, 22 octobre 2010, n° 319569).

La seconde, propre au contentieux des étrangers, lorsque la Cour nationale du droit d’asile utilise, sans les verser au dossier, les éléments d’information générale librement accessibles au public dont elle doit alors indiquer l’origine dans sa décision (C.E, 22 octobre 2022, n° 328265).

Le Rapporteur public, dans ses conclusions sur l’arrêt commenté, n’entendait pas aller plus loin : « en l’espèce, la cour a eu recours à des données publiques, d’origine publique, sur un site   accessible au public. Les données étaient faciles d’accès. Certes. Mais nous ne voyons pas bien en quoi un site internet, certes accessible à tous, justifierait une exception à la règle de soumission préalable au contradictoire. Et finalement assez rares sont les exceptions que vous avez consacrées. […] En l’occurrence les informations recueillies sur le site « Géoportail » sont des éléments de pur fait, qui ne sauraient bénéficier de la tolérance des délégations de signature ».

Une position qui n’a pas été suivie par le Conseil d’Etat. Lequel a donc consacré une nouvelle dérogation au principe du contradictoire de la procédure : l’exception Géoportail. A la condition toutefois, pour le juge, de n’utiliser les données recueillies que pour « conforter son appréciation des pièces du dossier ». Il ne sera donc pas possible pour le Tribunal de faire appel à la source Géoportail de manière (totalement) autonome.

Quoi qu’il en soit, la vigilance est désormais de mise : il n’est plus possible pour les parties d’espérer taire des données, librement accessibles sur Géoportail, au motif qu’elles desserviraient leurs intérêts. Et garder à l’esprit qu’il suffira au juge d’un clic pour les trouver (et leur opposer). En redessinant ainsi les contours des pouvoirs d’instruction du juge, le Conseil d’Etat laisse échapper – un peu plus – le procès des mains des parties.