Energie
le 06/04/2022
Astrid DELESQUEAstrid DELESQUE

Pratique discriminatoire d’un distributeur d’électricité à l’égard de fournisseurs

Cass. Com., 16 mars 2022, n° 20-16.257

Par une décision en date du 16 mars 2022, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a fait application du principe de primauté du droit de l’Union en refusant d’appliquer les dispositions de l’article L. 452-3-1 II du Code de l’énergie qui prévoient la rémunération de certains fournisseurs assurant des services au gestionnaire du réseau de distribution d’électricité et la refusent à d’autres. Sans une justification objective de cette pratique par le gestionnaire du réseau de distribution, est constatée une discrimination au regard du coût à supporter pour l’utilisation de ce réseau.

En l’espèce, six fournisseurs d’électricité avaient conclu avec Enedis, gestionnaire de réseau de distribution, un contrat de prestation de service de gestion de clientèle (CPS) pour la rémunération des frais de gestion de clientèle. La société Joul, fournisseur d’électricité, avait conclu avec Enedis une convention d’accès au réseau de distribution qui ne prévoyait pas de contrepartie financière aux prestations de gestion de clientèle mises à la charge de la première pour le compte de la seconde. Elle a demandé, le 7 septembre 2016, à conclure un contrat de prestation de service de gestion de clientèle (CPS) pour la rémunération de ces prestations.

La société Joul n’ayant pas obtenu satisfaction, elle a saisi le Comité de règlement des différends et des sanctions de la Commission de régulation de l’énergie (le Cordis) qui, par une décision n° 08-38-17 du 13 juillet 2018, a constaté une infraction au principe de non-discrimination. La société Enedis a fait appel de cette décision et la Cour d’appel de Paris a accueilli ses demandes en rejetant le moyen de la société Joul tendant à faire juger que la société Enedis avait méconnu son obligation de traitement non discriminatoire des fournisseurs.

La société Joul s’est pourvue en cassation et a invoqué sur ce point le moyen suivant :

« qu’en privant les fournisseurs d’électricité de la possibilité de faire constater l’existence d’une pratique discriminatoire résultant du fait que certains d’entre eux ont été contraints de supporter des coûts au titre de prestations effectuées pour le compte du gestionnaire de réseau, et ce sans qu’aucune mesure de réparation telle qu’une compensation financière puisse leur être octroyée, l’article L. 452-3-1 du code de l’énergie est contraire à la directive 2009/72/CE concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, laquelle impose aux autorités de régulation de mettre un terme aux situations discriminatoires ; qu’en ne laissant pas inappliquées ces dispositions de droit national, la cour d’appel a violé la directive 2009/72/CE, l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux, ensemble de principe de primauté du droit de l’Union européenne ».

La Chambre commerciale de la Cour de cassation, par un arrêt rendu le 16 mars 2022, casse donc, et annule, l’arrêt rendu par la Cour d’appel et laisse inappliquées les dispositions litigieuses du Code de l’énergie.

Sur celles-ci, la loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement crée au sein du Code de l’énergie l’article L. 341-4-3 qui prévoit que les prestations de gestion de clientèle réalisées par les fournisseurs d’électricité pour le compte des gestionnaires de réseaux de distribution dans le cadre de l’exécution des contrats portant sur l’accès aux réseaux et la fourniture d’électricité puissent donner lieu à une rémunération. L’article L. 452-3-1 II du Code de l’énergie prévoit quant à lui : « sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, sont validées les conventions relatives à l’accès aux réseaux conclues entre les gestionnaires de réseaux […] et les fournisseurs d’électricité, en tant qu’elles seraient contestées par le moyen tiré de ce qu’elles imposent aux fournisseurs la gestion de  clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux ou laissent à la charge des fournisseurs tout ou partie des coûts supportés par eux pour la gestion de clientèle effectuée pour le compte des gestionnaires de réseaux antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi. Cette validation n’est pas susceptible de donner lieu à réparation ».

La Chambre commerciale confirme la décision susvisée du Cordis en rappelant l’interprétation donnée par la Cour de justice de l’Union européenne des directives concernant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité. 

A titre liminaire, elle procède au rappel du principe de primauté du droit de l’Union et de la jurisprudence de la Cour de justice selon laquelle le juge national est chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire et d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure (CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’Etat/société anonyme Simmenthal, 106/77).

Puis, s’agissant des dispositions des directives mentionnées applicables au litige :

D’une part, l’article 32, §1 de la directive n° 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, interprété conformément à la jurisprudence de la CJUE, fait interdiction aux Etats membres d’organiser l’accès au réseau de distribution d’une manière discriminatoire y compris sur le plan du coût à supporter pour l’utilisation du réseau de distribution (CJUE, 29 septembre 2016, Essent, C-492/14).

Se fondant sur ces dispositions, la chambre commerciale s’oppose à la pratique constatée qui crée une discrimination au regard du coût à supporter pour l’utilisation du réseau de distribution.

D’autre part, l’article 37, § 10 de la directive susmentionnée habilite les autorités de régulation à demander aux gestionnaires de réseau de transport et de distribution de modifier au besoin les conditions, y compris notamment les tarifs, pour faire en sorte que celles-ci soient proportionnées et appliquées de manière non discriminatoire.

Sur le fondement de ces dispositions, la chambre commerciale de la Cour de cassation constate qu’en l’absence de motif apporté par la société Enedis « justifiant une telle différence de traitement entre les fournisseurs d’électricité, autre que celui invoqué devant la cour d’appel tiré de la date à laquelle ces fournisseurs avait formulé une demande de CPS, sans pertinence avec la discrimination invoquée, il doit être retenu, ainsi que l’a décidé le Cordis […], qu’en refusant de faire droit à la demande de la société Joul tendant à bénéficier d’un contrat permettant le versement d’une compensation pour les services de gestion de clientèle accomplis au bénéfice de la société Enedis, celle-ci a méconnu son obligation de traitement non discriminatoire énoncée par l’article L. 322-8, 4° du code de l’énergie, de sorte que le recours formé par le société Enedis contre cette décision doit être rejeté ».

Plus largement, l’interdiction de toute action en réparation, prévue à l’article L. 452-3-1, II, du Code de l’énergie précité, ne peut être appliquée par le juge national, car contraire au droit de l’Union européenne.