le 11/02/2021

Modalités d’interruption du délai de garantie décennale en référé expertise : de l’utilité de la demande de mise en cause des assureurs es qualité, quand bien même leur présence aux opérations a d’ores et déjà été ordonnée

CE, 4 février 2021, n° 441593

Dans un récent arrêt du 4 février 2021, le Conseil d’Etat apporte des précisions importantes sur les modalités d’interruption du délai de la garantie décennale à l’égard des assureurs des constructeurs dans le cadre des référés expertise.

Dans cette affaire, une Communauté de communes avait sollicité la désignation d’un expert judiciaire aux fins de déterminer l’origine, l’étendue et l’imputabilité des désordres survenus sur la toiture terrasse de la médiathèque intercommunale, au contradictoire notamment de son assureur dommages ouvrage, la SMABTP.

Saisi par la SMABTP dans le délai de deux mois suivant la première réunion d’expertise d’une demande tendant à la mise en cause des assureurs des constructeurs, le juge des référés du Tribunal administratif de Besançon a néanmoins rejeté la demande.

La Cour administrative d’appel avait quant à elle également considéré qu’il y avait lieu de rejeter la demande de mise en cause des assureurs des constructeurs dès lors que la demande introduite par la Communauté de Communes avait interrompu la prescription à l’égard des constructeurs, effet interruptif dont profitait son assureur dommages-ouvrage.

Le Conseil d’Etat, saisi du pourvoi dirigé contre la décision de la Cour, rappelle sa jurisprudence désormais constante aux termes de laquelle la citation en justice, au fond ou en référé, ne vaut interruption de prescription « qu’à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait » (voir en ce sens CE, 20 novembre 2020, n° 482678).

La Haute Juridiction saisit toutefois ici l’occasion de compléter sa jurisprudence en précisant les implications de cette solution à l’égard des assureurs.

Ainsi, et c’est là nous semble-t-il le premier apport de cet arrêt, le Conseil d’Etat pose le principe, d’ores et déjà acquis devant le juge civil, selon lequel l’assureur dommages-ouvrage bénéficie de l’effet interruptif de prescription de la demande du maître d’ouvrage assuré dès lors qu’il est susceptible d’être subrogé dans ses droits en application de l’article L. 121-12 du Code des assurances.

Le Conseil d’Etat précise ensuite, et la solution s’infère ici de la solution dégagée dans sa décision du 20 novembre 2020 précitée, que l’effet interruptif de prescription ne saurait jouer à l’égard de l’assureur d’un constructeur que sous réserve qu’il ait été lui-même visé par la demande en justice : « lorsqu’une demande est dirigée contre un constructeur, la prescription n’est pas interrompue à l’égard de son assureur s’il n’a pas été également cité en justice ».

Il n’est cependant pas rare que les constructeurs, intervenants à une même opération, aient souscrit des assurances de garantie décennale auprès des mêmes organismes. Il serait dès lors tentant de considérer que dès lors qu’une compagnie d’assurance a été mise en cause, l’interruption du délai de prescription à son égard vaut pour l’ensemble de ses assurés concernés par les désordres.

Or, le deuxième apport de cet arrêt réside précisément dans la définition par la Haute Juridiction des conditions dans lesquelles le délai de prescription peut être regardé comme valablement interrompu à l’égard de l’assureur d’un constructeur.

Ainsi le Conseil d’Etat juge que « lorsqu’une demande est dirigée contre un assureur au titre de la garantie décennale souscrite par un constructeur, la prescription n’est interrompue qu’à la condition que cette demande précise en quelle qualité il est mis en cause », imposant par suite au demandeur de viser « l’identité du constructeur qu’il assure ».

Le troisième apport de la décision commentée réside enfin dans l’appréciation de l’utilité de la demande de mise en cause d’une partie d’ores et déjà appelée à la procédure d’expertise.

Le Conseil d’Etat saisit à cet égard l’occasion de préciser que « n’a pas d’effet interruptif de la prescription au profit d’une partie la circonstance que les opérations d’expertise ont déjà été étendues à cet assureur par le juge, d’office ou à la demande d’une autre partie ».

L’on sait par ailleurs que la demande formée par l’une des parties à la procédure d’expertise dans les deux mois suivant la première réunion d’expertise et tendant à étendre la mission de l’expert à de nouvelles parties, est subordonnée à la démonstration de son caractère utile, lequel doit être apprécié «  d’une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d’autres moyens et, d’autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l’intérêt que la mesure présente dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher ». (voir par exemple CE, 14 février 2017, n° 401514).

En l’espèce, la Haute juridiction, faisant application des principes ci-dessus énoncés, censure pour erreur de droit l’ordonnance du juge d’appel qui avait rejeté les demandes formées par l’assureur dommages ouvrage de la Communauté de Communes tendant à la mise en cause, à son profit, des assureurs des constructeurs concernés, qui, quoique d’ores et déjà présents aux opérations d’expertise, n’avaient cependant pas été appelés par le maître d’ouvrage en cette qualité.

Le Conseil d’Etat considère en effet ici que « les conclusions de la SMABTP […] conservent une utilité, dans la perspective d’un litige éventuel, dès lors que la commune n’avait pas demandé la mise en cause de la société Axa France Iard en sa qualité d’assureur de ces trois constructeurs, si bien que, ainsi qu’il a été dit au point 4, la prescription n’était pas interrompue au bénéfice de la SMABTP, la circonstance que la société Axa France Iard avait été spontanément mise en cause à l’expertise par le tribunal étant sans incidence ».

Il en résulte que l’utilité de la demande tendant à l’extension de la mission de l’expert à de nouvelles parties peut, quand bien même les parties seraient d’ores et déjà présentes aux opérations d’expertise, être motivée par l’intérêt qu’elle présente pour la partie qui présente cette demande au regard de l’effet interruptif de prescription de la garantie décennale.

Si cette décision nous semble devoir inviter les maîtres d’ouvrages demandeur à la mesure d’expertise, à systématiquement mettre en cause, non seulement les constructeurs susceptibles d’être concernés mais encore les compagnies d’assurance « ès qualités » d’assureur en garantie décennale d’un constructeur nommément désigné, elle nous semble encore devoir appeler le maître d’ouvrage à régulariser, dans le cadre des expertises judiciaires d’ores et déjà en cours, l’interruption des délais à l’égard des assureurs dont la présence aux opérations ne résulterait pas d’une demande qu’il aurait lui-même formulée, et ce en particulier lorsque le délai de garantie décennale est sur le point d’expirer.