Contrats publics
le 23/05/2024
Damien SIMON
Alix LEVRERO

Même victime d’une escroquerie, l’acheteur public doit payer son cocontractant

CAA de Douai, 26 mars 2024, n° 22DA01355

Tout acheteur public est tenu de procéder au paiement des sommes dues en exécution d’un marché public, même s’il est victime d’escroquerie, sans que la communication, par la société cocontractante, d’éléments permettant la fraude, ait une incidence sur l’obligation de paiement de la prestation. Une décision protectrice du titulaire du contrat.

L’Office Public de l’Habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat 76) a attribué à la société Brunet le lot n°1 « chaufferie » du marché public de travaux relatif à la création de la chaufferie collective et à la réfection des gaines de désenfumage. Après que les travaux ont été exécutés et réceptionnés, un individu se présentant comme le « comptable d’agence » a transmis à Habitat 76 de nouvelles coordonnées bancaires pour que l’Office Public puisse procéder au paiement. Habitat 76 s’est exécuté en ce sens ne s’apercevant qu’a posteriori de l’escroquerie.

« Qui paye mal paye deux fois ». Cet adage juridique nous rappelle que le paiement d’une dette à un tiers est nul et contraint ainsi le débiteur à procéder à un nouveau paiement entre les mains du véritable créancier. Mais aux termes des dispositions de l’article 1342-3 du Code civil, le paiement est libératoire lorsqu’il est fait de bonne foi entre les mains d’un créancier apparent.

Si la Cour administrative d’appel de Douai, on va le voir, a décidé de faire application de ces dernières dispositions, la question de la pénétration dans le droit des marchés publics de la notion civiliste du « créancier apparent » n’a pas encore été tranchée par le Conseil d’Etat et fait l’objet de décisions contraires de la part des juridictions du fond.

La Cour administrative d’appel de Bordeaux a par exemple récemment jugé que « le Grand port maritime de Bordeaux ne peut, en tout état de cause, se prévaloir des dispositions de l’article 1342-3 du code civil en vertu desquelles le paiement fait de bonne foi à un créancier apparemment est valable » (C.A.A. de Bordeaux, 4 juillet 2023, n°21BX02286). La formation de jugement bordelaise suivant en cela les conclusions de la Rapporteure Publique Isabelle Le Bris qui considérait que les dispositions de l’article 1342-3 du Code civil « ne sauraient prévaloir […] sur l’application des stipulations contractuelles » qui prévoient le paiement du prix en contrepartie d’une prestation. Une primauté de l’autonomie du droit administratif qui n’est pas sans rappeler la récente décision du Conseil d’Etat qui a jugé que l’article 1792-7 du Code civil n’est pas applicable à la garantie décennale à laquelle sont tenus les constructeurs au titre des marchés publics de travaux (C.E., 5 juin 2023, n°461341).

La Cour administrative d’appel de Douai, on l’a dit, admet pour sa part l’invocabilité des dispositions de l’article 1342-3 du Code civil. Mais c’est pour en faire une lecture stricte et refuser de reconnaître, dans le cas d’espèce, la présence d’un « créancier apparent ». La Cour déployant un faisceau d’indices à la défaveur d’Habitat 76 qui, selon elle, ne pouvait légitimement croire être en présence du véritable créancier.

La Cour relève ainsi que :

  • L’auteur présumé de l’escroquerie n’avait auparavant jamais été en contact avec Habitat 76, étant précisé que le numéro de téléphone affiché était tout aussi inconnu ;
  • Le courriel reçu par Habitat 76 laissait apparaitre l’adresse réellement utilisée par l’auteur présumé et comportait un nom de domaine qui n’était pas utilisé par l’entreprise ;
  • L’attestation relative à la modification des coordonnées bancaires de la société Brunet comportait une date de clôture du précédent compte bancaire différente de celle mentionnée dans le mail d’accompagnement ;
  • Si l’adresse de la domiciliation était identique à celle de l’établissement secondaire « Brunet Lacheray » elle n’était cependant pas celle du siège de la société Brunet.

Par conséquent, au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour a estimé que « compte tenu de ces incohérences, qui auraient dû donner lieu à des investigations et vérifications complémentaires, notamment auprès des responsables de la société Brunet habituellement en contact avec Habitat 76, ce dernier n’a pu légitimement croire se trouver en présence du véritable créancier ».

Cet arrêt en rappelle au strict devoir de vigilance qui pèse sur les personnes publiques lors du paiement des prestations. La Cour imposant un rôle particulièrement actif de la part du débiteur en cas de doute sur l’identité du créancier, puisque selon la juridiction Habitat 76 aurait dû, en l’espèce, investiguer et procéder à des vérifications complémentaires compte tenu des incohérences susmentionnées.

L’arrêt rappelle également que le titulaire du contrat a droit au paiement de l’intégralité des sommes qui lui sont dues en « application des stipulations contractuelles ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d’une fraude résidant dans l’usurpation de l’identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces paiements soient renouvelés entre les mains du véritable créancier ».

Ainsi, en l’espèce et en application de ce principe, bien que l’escroquerie ait été rendue possible par les agissements d’un salarié de la société requérante (en l’espèce, la société Brunet a communiqué des factures correspondant au paiement litigieux à une adresse électronique ne correspondant pas au nom de domaine habituel d’Habitat 76 et des attestations d’assurance de la société) cette circonstance ne saurait caractériser un manquement de la société requérante à ses obligations contractuelles de nature à minorer la somme due.

En revanche, il sera toujours envisageable pour l’acheteur public d’essayer de rechercher la responsabilité délictuelle du cocontractant « en raison des fautes qu’il aurait commises en contribuant à permettre l’infraction », afin d’être indemnisé de tout ou partie du préjudice subi résultant du versement des sommes litigieuses dans d’autres mains (C.A.A. de Nancy, 22 décembre 2022, n° 20NC02692 ; C.A.A. de Nancy, 13 novembre 2023, n° 23NC02825).