le 16/12/2021

Le conflit d’intérêts : vice d’une particulière gravité justifiant l’annulation d’un contrat

CE, 25 novembre 2021, Collectivité de Corse, n° 454466

Par un arrêt en date du 25 novembre 2021 rendu dans le cadre d’un recours en contestation de la validité d’un contrat, le Conseil d’Etat a prononcé, pour la première fois, l’annulation d’un accord-cadre du fait d’un conflit d’intérêts et donc d’un manquement de l’acheteur au principe d’impartialité.

S’agissant du contexte, rappelons que la collectivité de Corse a engagé une procédure d’appel d’offres ouvert en vue de la passation d’un accord-cadre à bons de commande portant sur la conception, la mise en œuvre, l’administration et la maintenance d’un réseau régional à très haut débit pour les établissements d’enseignement et de recherche de Corse.

Informée par la collectivité de Corse du rejet de son offre et de l’attribution de l’accord-cadre à la société NXO France, la société la société Corsica Networks a saisi le Tribunal administratif de Bastia afin de demander, d’une part, l’annulation du contrat conclu entre la collectivité de Corse et la société NXO France et, d’autre part, la condamnation de cette collectivité à réparer le préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de son éviction de la procédure. Précisons que la société requérante s’était essentiellement fondé sur l’existence d’un manquement au principe d’impartialité dû à un conflit d’intérêts.

Si le Tribunal administratif de Bastia a rejeté ses demandes par un jugement du 9 juin 2020, la Cour administrative d’appel de Marseille, saisie par la société requérante, a annulé ce jugement ainsi que le contrat avec effet différé à compter du 15 décembre 2021 et ordonné avant dire droit une expertise portant sur l’évaluation du manque à gagner subi par la société Corsica Networks.

Enfin, saisi d’un pourvoi de la collectivité de Corse, le Conseil d’Etat a confirmé l’annulation de l’accord-cadre.

A ce titre, rappelons que le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion de prononcer l’annulation d’une procédure de passation d’un marché public, dans le cadre d’un référé précontractuel, en se fondant sur l’existence d’un conflit d’intérêts et donc sur un manquement au principe d’impartialité (CE, 14 octobre 2015, Région Nord-Pas-de-Calais, req. n° 390968).

Plus récemment, le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, saisi d’un recours en contestation de la validité d’un marché public, avait prononcé la résiliation de ce marché pour un manquement à ce même principe.

En revanche, le Conseil d’Etat ne s’était pas encore prononcé sur la sanction pouvant être appliquée, dans le cadre d’un recours en contestation de la validité du contrat, à l’encontre d’une marché dont la procédure est entachée d’un conflit d’intérêts.

C’est donc chose faite puisque le Conseil d’Etat a, dans l’affaire ici en cause, confirmé l’annulation de l’accord-cadre.

Précisément, le Conseil d’Etat a tout d’abord rappelé que :

« Au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, qui implique l’absence de situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat. Aux termes du 5° du I de l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, applicable au marché litigieux, désormais codifié à l’article L. 2141-10 du code de la commande publique : « Constitue une situation de conflit d’intérêts toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché public ou est susceptible d’en influencer l’issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché public ». L’existence d’une situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure d’attribution du marché est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence susceptible d’entacher la validité du contrat ».

Puis, faisant application de ces règles au cas d’espèce, le Conseil d’Etat a retenu que :

« En premier lieu, il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que M. L…, désigné par le règlement de consultation du marché comme le « technicien en charge du dossier », chargé notamment de fournir des renseignements techniques aux candidats, a exercé des fonctions d’ingénieur-chef de projet en matière de nouvelles technologies de l’information et de la communication au sein de l’agence d’Ajaccio de la société NXO France. L’intéressé a occupé cet emploi immédiatement avant son recrutement par la collectivité de Corse et trois mois avant l’attribution du marché. Le procès-verbal d’ouverture des plis mentionne qu’il s’est vu remettre les plis  » en vue de leur analyse au regard des critères de sélection des candidatures et des offres « . Si M. L… n’était pas l’un des cadres dirigeants de la société NXO France, il occupait des fonctions de haut niveau au sein de la représentation locale de la société NXO France et ces fonctions avaient trait à un objet en relation directe avec le contenu du marché. Eu égard au niveau et à la nature des responsabilités confiées à M. L… au sein de la société NXO France puis des services de la collectivité de Corse et au caractère très récent de son appartenance à cette société et alors même qu’il n’a pas signé le rapport d’analyse des offres, la cour n’a ni inexactement qualifié les faits de l’espèce ni commis d’erreur de droit en jugeant que sa participation à la procédure de sélection des candidatures et des offres pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance d’intérêts le liant à la société NXO France et par voie de conséquence sur l’impartialité de la procédure suivie par la collectivité de Corse.

En second lieu, contrairement à ce que soutient la collectivité de Corse, la cour administrative d’appel, dont l’arrêt est suffisamment motivé, n’a ni inexactement qualifié les faits ni commis d’erreur de droit en jugeant, sans relever une intention de sa part de favoriser un candidat, qu’eu égard à sa nature, la méconnaissance de ce principe d’impartialité était par elle-même constitutive d’un vice d’une particulière gravité justifiant l’annulation du contrat à l’exclusion de toute autre mesure ».